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L’appel du coquelicot

L’appel du coquelicot

Par  

Lire Proust

Ma première approche de Marcel Proust fut une approche timide, pour ne pas dire superficielle, il y a plus de 25 ans. Dans mes souvenirs lointains, j’avais cette édition poussiéreuse et jaunie d’un Amour de Swann dans ma bibliothèque, extrait du tome 1 « Du Côté de chez Swann » par Gallimard pour les fainéants, à la recherche d’un vernis proustien.

Je crois avoir feuilleté ce livre, tenté d’y rentrer comme on se rend à une réunion de copropriété, sans enthousiasme, pour y être présent et pour s’en plaindre ensuite, pour faire plaisir à sa femme et parce que c’est obligatoire dans le cheminement intellectuel d’un adolescent, tout comme dans celui d’un propriétaire.

Je n’avais à l’époque donc jamais achevé Un amour de Swann, vite éreinté par l’effort que sa lecture m’imposait et la concentration totale nécessaire à ces phrases (qui apparaissent au premier abord d’ailleurs totalement égocentrées) me paraissait du temps perdu en somme.

Pourtant, je gardais en mémoire cette première approche, ces mots, ces phrases à la fois inaccessibles, un style empli « d’éléments retardants (parenthèses, ramifications, disjonctions, distinctions…) autant que d’effets d’anticipation, qui modèlent la phrase proustienne dans le sens de l’attente, tout en contribuant à recréer par petites touches le sentiment direct d’une réalité qui, complexe dans son approche subjective, ne se laisse pas appréhender dans la simplicité des apparences », pour reprendre Anne Mounic qui cite Leo Spitzer - à la fois inaccessibles donc disais-je - et en même temps aussi vertigineuses que « séduisantes » , dont la syntaxe lourde mais sensible formerait comme un appel, une petite voix lointaine qui vous invite à y revenir pour comprendre un jour la « finesse d’une perception kaléidoscopique, mêlant sensation, intellect, rêve, rêverie, soit le moi modulé selon les différentes possibilités de la conscience. »

Bref je n’avais rien compris.
Je n’étais pas prêt.

Car comme le dit si bien Proust lui-même, « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » Il faut qu’en chacun se façonnent sans doute l’oreille et l’écoute, les connexions culturelles, en même temps que la souffrance et l’expérience amoureuse nécessaires à sa compréhension, comme en une lente maturation d’une sorte de civilisation intérieure afin de pouvoir les traduire, et en jouir pleinement.

Durant les années qui suivaient cette tentative infructueuse, plusieurs petites étoiles filantes dans ma nuit intellectuelle, m’interpelèrent encore davantage, me rapprochant de lui par petites touches de couleurs sur un chemin de campagne. Je crois que je suis progressivement entré dans l’œuvre de Proust grâce à la peinture.

Je savais que quelque part dans cette somme littéraire, on y parlait de Vermeer, du petit pan de mur jaune de la vue de Delft devant qui un certain écrivain du nom de Bergote allait mourir d’extase, que le personnage d’Odette de Crécy/ Swann était décrite comme le portrait d’une des filles de Jethro de Botticelli de la chapelle Sixtine, je savais enfin que les peintres de Venise, Carpaccio en tête, avaient inspiré Proust dans la description de ses personnages, sans savoir trop quelle forme prenait cette inspiration et quelle voie romanesque cela pouvait ouvrir.

Alors, curieux de cela, je me suis mis à lire des extraits, puis des bouts de chapitre, en n’y comprenant rien toujours mais je sentis monter en moi cette fois ci un goût certain, plus précis, plus suave, de « revenez-y » comme l’effet d’un Saint-Nectaire ou de la confiture de groseilles sur une tartine beurrée de mon enfance pour plus tard, un jour… Je sus vite que je n’y couperai pas, que la Recherche m’attendait, par petites gorgées de thé, par petits bouts trempés de madeleine…. Madeleine d’ailleurs dont on m’avait également ordonné d’étudier d’une manière purement scolaire la géniale évocation sans que cela fasse encore écho en moi à une quelconque réminiscence de mon enfance.

Je n’étais tout simplement pas prêt pour ne serait-ce qu’apprécier la finesse sculpturale du tympan de cette cathédrale que je découvrirai plus tard.

D’autres signaux lumineux plus récents me firent revenir à la Recherche comme un phare le ferait pour un bateau du large dans la brume de la côte normande. J’en approchais maintenant.

Amateur de photographie, il m’arrive d’occuper mon temps libre à tenter de rapprocher l’image de la littérature, voire de ma propre écriture, en associant du pur point-de-vue de ma sensibilité la langue des mots à celle de la lumière, comme en un miroir qui tenterait une traduction de l’une par l’autre.

Mes recherches autour de la nature, autour des paysages, m’amenèrent assez naturellement vers des extraits de la Recherche, au sujet de la mer, des fleurs, du ciel, de la lune, des crépuscules, des églises et j’en passe, sujets que Proust, parmi d’autres, livre fréquemment en premier plan au lecteur dans une effusion évocatrice de sensations voyageuses qui traversent miraculeusement l’espace et le temps.

Elles sont très nombreuses. En voici une admirable :

« Je poursuivais jusque sur le talus qui derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bleuets restés paresseusement en arrière qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge au-dessus de sa bouée graisseuse et noire me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat , et s’écrie, avant de l’avoir encore vue « La Mer ! ». (p 217 Du Côté de chez Swann)

Le sens de mon propos (pour vous peut-être qui vous y intéressez et qui hésitez sans doute à partir en immersion totale dans la Recherche) qui n’évoque ici qu’une pure perception personnelle est que lire Proust se prépare et se murit : on doit se laisser séduire, doucement, ne pas forcer, y revenir souvent, échouer parfois, puis enfin prendre le large avec lui. Ce propos ne détient d’ailleurs aucune vérité pour les jeunes lecteurs qui s’y engagent à 20 ans et dont j’admire la maturité.

J’en termine sur cette longue séquence introspective. A l’été 2019, j’étais paré, sans trop savoir ni pourquoi ni comment d’ailleurs, comme une douce pesanteur. Je me suis engagé, comme attiré par ces coquelicots de la page 217, vers l’océan proustien grâce à l’ensemble de ces petites touches d’extraits, de peinture, de lueurs de phare qui traçaient un chemin vers son œuvre de plus 3000 pages (et autant de notes et appendices indispensables) et dont je devinais déjà les 6 mois de lecture étant donné mon temps disponible. J’étais parti pour un voyage exceptionnel, unique, exclusif dans la littérature, dans l’œuvre d’une vie entière de ce génie que je voulais saisir, essayer d’embrasser, avec humilité, avec du temps. Et quel voyage !

Si mon objectif est ici de vous donner envie de lire Proust, je ne vais pas vous dévoiler les dessous de sa magie qui se révèlent au fur et à mesure jusqu’aux apparitions éblouissantes du Temps Retrouvé. Car il y a une vraie magie dans la progression du livre, une admiration qui se fait croissante, une dépendance, puis une addiction, au style, aux personnages, à la personnalité complexe du narrateur.

On ne comprend d’ailleurs pas tout de suite dans le premier tome à quoi servent tous ces personnages qui apparaissent dans l’enfance, puis l’adolescence de ce narrateur autocentré, pourquoi Proust trouve utile à sa fiction les descriptions de l’univers de Combray (il y a, dans ces premiers plans cinématographiques du roman, du Nerval ou du Baudelaire, deux auteurs que Proust admirait et cela se sent), des promenades quotidiennes, pourquoi nous décrire si longuement cette luxueuse société, hors-sol, parfois ridicule, hors du temps qui tourne autour des Swann, Guermantes et Verdurin et qui semble si superficielle ? Qui est ce curieux baron de Charlus ? Qui est cette mystérieuse Madame de Saint Loup qui apparaît dans les premières pages ? Pourquoi insister tant sur certaines lectures (François le Champi et Georges Sand), certains événements au premier abord anodins, pourquoi ces noms de lieux et de pays et tous ces personnages mêlés dans le présent et dans le passé dans une architecture étouffante dans laquelle il n’y a aucune porte ouverte sur l’implicite, l’avenir et le mystère en dehors de ceux que s’invente lui-même le narrateur. Le lecteur se perd et se retrouve sans cesse, Proust ne le laisse pas respirer.

Mais il faut se laisser porter, avancer, s’ennuyer parfois (assez peu finalement) puis se relancer grâce à des passages éblouissants qui vous remettent en selle en vous parlant de l’intérieur.

Ces passages éblouissants, comme des tableaux, sont ces « blocs puissants de la Recherche » décrits par Julien Gracq, dont « la solidité intrinsèque du matériau est suffisante pour que la juxtaposition suffise à l’équilibre » de son édifice.

Il faut lui faire confiance. Et revenir à son objectif, totalement inconnu dans la narration, mais que l’on devine parfois par de petites fenêtres de sensibilité fulgurante que Proust positionne par surprise dans le labyrinthe du lecteur.

Car en réalité son œuvre poursuit un seul objectif que finalement il est sans doute utile de révéler au futur lecteur : l’écriture d’un livre, celui du livre d’une vie, le livre du temps qui passe dans l’univers du narrateur-écrivain qui se cherche.

Antoine Compagnon le révèle d’ailleurs dans sa préface du premier tome Du Coté de chez Swann et décrit parfaitement la Recherche en une seule phrase : « L’histoire d’une vocation d’écrivain, et le récit en est circulaire, il se fait depuis la fin de l’histoire où le héros devient écrivain et se met à écrire le livre que le lecteur vient de lire. » Je ne dévoilerai pas le processus et les événements qui conduisent au dénouement car ce sont parmi les plus belles et lumineuses pages du livre, dont les plus puissantes sont pour moi du quatrième au septième tome, comme préparées par les éclairs des 3 précédents.

Pour rebondir sur les mots de Compagnon qui parle de récit circulaire, Julien Gracq va encore plus loin et se demande si finalement la Recherche ne serait pas une œuvre immobile, dans laquelle le mouvement cher aux romanciers du XIXe serait totalement absent, ce qui le rend d’ailleurs si difficile à aborder (cf. Stendhal vs Proust p 99 dans « En lisant et en écrivant »). En effet, c’est le narrateur qui observe, qui décrit, qui ressent, qui exprime ce que ressentent les personnages, qui les fait parler…Souvent d’ailleurs, les personnages viennent au narrateur qui, malade, a dû rester immobile. Il est fréquent que le récit se déroule dans des chambres, des salons, des hôtels, des univers clos. Pourtant je pense, et c’est la magie du livre, que le mouvement est réel tout au long des sept tomes. Car l’action et le mouvement sont ailleurs, ils sont finalement intérieurs aux personnages, à leur psychologie qui ne cesse d’évoluer, et au héros qui se fait progressivement écrivain, et finalement intérieurs au lecteur qui voit devant lui, pour ne pas dire en lui, par réminiscences successives, par allers et retours entre présent et passé si évocateurs, se construire une œuvre dans le temps d’une vie. Incroyable modernité de son architecture soit dit en passant.

Il ne se passe donc rien dans la Recherche mais en fin de compte, il s’y passe tout.

Comme une succession des tableaux enchevêtrés et enchantés sur l’amour, la féminité, la beauté du corps, l’emprise, le mensonge, la possession, la jalousie, la mort, l’art (la littérature, la musique et la peinture), le sexe, la bourgeoisie, l’aristocratie, les dreyfusards et antidreyfusards, la guerre, Venise, la mer, l’adultère, la nature, les parfums, les classes sociales, l’argent, le pouvoir, le snobisme, la médiocrité, le mépris, la magnanimité, la politique, les affaires étrangères, la filiation, la famille, … et chaque sujet comme en « une démultiplications cellulaire par dédoublement de noyaux » ( cf. Julien Gracq encore, « Proust considéré comme terminus »- En lisant, En écrivant) se retrouve à différents moments de la narration, abordé avec une puissance d’expression inégalée !

Tous ces thèmes s’entrecroisent dans une valse ininterrompue de personnages, font corps avec le narrateur, et leur approche narrative évolue dans le temps du roman, selon les caractères, l’avancée dans l’âge, jusqu’à la vieillesse, suivant les étapes de la vie, les jalousies et les dépits amoureux, les illusions et les désillusions d’un début de XXe siècle … pour former, à la toute fin, le fil tant recherché de la révélation accomplie d’une œuvre d’art ? A vous de juger.

Proust écrit en 1920 au duc de Valentinois : « Certains êtres doués ne savent pas d’eux-mêmes comment se mettre en communication avec l’art qu’ils doivent faire. »

Cette question est sans doute celle d’une vie, peut-être de notre vie à chacun. Proust y répond magistralement dans son œuvre à la première personne et établit devant les yeux émerveillés du lecteur cette communication entre son essence intime et l’Art (dans toutes ses composantes picturales, musicales et littéraires) comme une mutuelle révélation.

Le génie de Proust ? Peut-être est-ce au fond d’avoir réuni, entre autres, Balzac, Saint-Simon, Wagner, Monet, Nerval et Baudelaire en une œuvre littéraire totalement nouvelle qui modifie intérieurement tout être sensible aux vibrations éternelles de ce qu’on appelle, en langage artistique, un chef-d’œuvre.


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