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Ernst Jünger contre le nihilisme

Ernst Jünger contre le nihilisme

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« L'œuvre d’art possède un immense pouvoir d'orientation ».

L’imaginaire est le seul espace qui ne soit pas mécanisable ; c’est par lui que la vie peut retrouver sens et souveraineté. Le « don de la vision souveraine » qui hante les pages du Journal et les romans allégoriques d'Ernst Jünger magnétise la beauté naturelle des êtres et les correspondances qui les relient entre eux. Jünger n’est pas non plus en reste avec certaines questions philosophiques qu’il distille comme des petits cailloux au gré de ses écrits. La question de la technique est notamment abordée. Pour Jünger, l’irisation d’une aile de Cicindèle, le balancement d’un arbre dans le vent ou la réverbération d’un rêve sont autant de « fragments de la mosaïque du monde ». (Cf. Les Affiches n° 101/102, déc. 2023.)

L’œil de Jünger est celui d’un aigle quand sa prose est un essaim d’abeilles qui maraude sans cesse dans les ultraviolets et les infrarouges qui environnent le visible. On comprend dès lors pourquoi certaines phrases de Jünger vous grimpent dessus comme des insectes, jusqu’à devenir des broches d’or de la pensée.

La question de la technique

Enchanté et enchanteur, l’écrivain, mais aussi le patriote, le soldat et le voyageur, sont d’une extrême lucidité. C’est ainsi que le techno-solutionnisme prométhéen du premier Jünger laisse place à une critique radicale. L’auteur des Falaises n’est pas un doux rêveur. Il comprend que, loin de servir l’Homme, la technique se sert en réalité de lui. D’un certain point de vue, l’homme moderne est arrivé après la bataille. « Des forces titanesques, sous un déguisement technicien, sont ici à l’œuvre. Où Zeus ne trône plus, les couronnes, les sceptres et les frontières n’ont plus de sens. » Du coup, le « marcheur des forêts » entre en résistance. Ce retrait du monde peut prendre des formes diverses, le voyage, l’imaginaire et les livres, ces « vaisseaux légers et sûrs en vue des errances ». « Nous nous absorbions de plus en plus profondément dans le mystère des fleurs et leurs calices nous apparaissaient plus grands, plus radieux que jamais »…

Un auteur et une hauteur insaisissable

Comme le rêve qu’il explore et la beauté qui le fascine, Jünger est un auteur souvent insaisissable : soldat exalté de la Première Guerre mondiale, il devient antinazi dès l’arrivée de « Hitler et de sa bande » au pouvoir. Au cours d’une mission dans le Caucase, il apprend l’existence des meurtres de masse de civils. Il écrit dans son journal : « Je n’éprouve alors plus que dégoût pour les uniformes et les décorations dont j’avais tant aimé l’éclat ». Par ailleurs, son amitié avec la nature et les mythes pourrait faire de lui un « païen », pourtant, aux heures les plus oppressantes de l’Occupation, il ne quitte pas la Bible des yeux ; sur le tard, il se convertira même au catholicisme. Mais ne deviens pas pour autant une grenouille de bénitier : « Mon église », c’est l’œuvre d’art et ses « suprêmes trouvailles » s’écrie-t-il dans son journal. En fait, le nihilisme (la tristesse de nos âmes faites pour la joie) porte la trace d’une guerre d’ordre métaphysique, celle que livrent les titans aux dieux et aux hommes. Sous le règne des Titans, le réel s’est « évanoui ». À l’endroit des titans et des cyclopes, il parle de « déguisement ». Ces derniers occupent aussi bien l’espace du sacré que le quotidien des hommes. 

Jünger et l’art : Grâce à Jünger, on prend notamment conscience du pouvoir technocratique des Titan à l’aune de l’Art conceptuel et de son entrisme dans les instances officielles du pouvoir. « L'œuvre d’art possède un immense pouvoir d'orientation », déclare Jünger dans Jardins et Routes. D’où l’idée de brouiller les pistes par l’imposition d’artefacts bidulaires et logotypiques, basées sur le slogan, la sidération ou la confusion cognitive. Tous prennent d’assaut nos places publiques et transforment certains de nos musées (« temples des muses ») en gymnases pour titans déchaînés. Les limites naturelles, les lois de l’harmonie et de la raison, sont à la fois profanées et inversées. Nous revient en mémoire l’avertissement de Jünger : « Là où même Aphrodite pâlit, on tombe à des mélanges sans foi ni raison. »


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