L’art conceptuel en guerre contre la beauté
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L’art conceptuel en guerre contre la beauté : et si le combat se jouait au niveau des titans et des dieux ?
Dialogue posthume entre Ernst Jünger et Aude de Kerros.
Dès mon premier contact visuel avec les estampes gravées de Aude de Kerros, le souvenir d'une lecture marquante s'était immédiatement imposé à moi, Les Falaises de Marbre. Par la suite, d'autres points de contact se sont révélés non moins fructueux lorsque j'ai découvert l'étendue des conceptions de ces deux artistes à l'inexplicable vocation.
Des univers esthétiques étonnamment parallèles :
Pour Ernst Jünger, auteur de plus de cent ouvrages dont les Falaises, l'œuvre écrite est accidentelle ; ce qui compte c'est la authorschaft, l'office, le magistère, cette quête intérieure qui apparait aussi dans l'œuvre mirifique de Aude de Kerros. Dans les deux cas, l'œil semble chercher à voir le monde comme au premier jour, dans sa splendeur divine, sous l'éther doré qui baigne les images, dixit Jünger. La poésie prend alors la valeur d'une source qui jaillit du désert. Les estampes iconiques de Aude de Kerros semblent comme sorties de ce monde originel hors des voisinages courants, et certaines d'entre elles donnent l'image de falaises de marbre jaillissantes au milieu de paysages oniriques. Chez Jünger, les observations stéréoscopiques semblent chercher leur chemin dans l'imaginaire tout comme les images de Aude cherchent leur chemin dans la matière. Autre fait marquant, les silhouettes des estampes de Aude sont au même diapason que les personnages de Ernst Jünger ; il ne s’agit moins de personne que de figure, type humain diaphane et porteur de valeurs :
À gauche, une estampe qui pourrait illustrer à merveille la Marina, région où se situe l'Ermitage aux buissons blancs, lieu de souveraineté intérieure. Sur l'estampe, l'ilot de Saint-Jean donne une image du souverain de l'esprit. Jünger écrit : nous poursuivions notre travail sur le langage, car nous reconnaissions dans la parole l'épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des Tyrans.
À droite, une possible évocation de la Maurétanie. C'est dans cette région que le Grand Forestier veut établir le “règne des bêtes sauvages”, lieu de pouvoir opposé à la souveraineté intérieure.
Voici un passage des Falaises qui pourrait illustrer certaines icônes d'Aude de Kerros : « Ainsi se résorbe, à chaque pas que nous faisons sur la montagne, le dessin confus des horizons et lorsque nous sommes parvenus assez haut, nous ne sommes plus environnés, en quelque lieu que nous soyons, que par cet anneau qui nous fiance à l'éternité. »
Cette parenté d'esprit va-t-elle plus loin que de simples rapprochements d'ordre esthétiques ?
Sans doute. Jünger et Aude de Kerros sont tous deux des voyageurs au long cours, mais ils sont aussi des théoriciens au sens grec du terme, c'est-à-dire des contemplatifs. Le dernier ouvrage de Aude porte un titre très jungérien : L'art caché. On y ressent la tentation du retrait que Jünger a, pour sa part, conceptualisé par deux figures, le rebelle ou celui qui a recours à la forêt, et l'Anarque, deux étapes convergentes, mais distinctes par le degré de détachement. L'Anarque est la figure de l'ermite en retrait total des choses du monde et du combat des idées, c'est la figure du dernier Jünger, indifférent aux honneurs. La figure qui correspond mieux à l'esprit du livre de Aude serait plutôt celle du "rebelle", figure du retrait et de la distanciation horizontale permettant l'observation et la critique.
Quant à l'artiste conceptuel, roi de notre époque, il illustrerait plutôt la figure de l'Arbeiter. Traduite en français par Travailleur, l'Arbeiter n'a rien à voir avec le travailleur au sens prolétarien du terme. Il s'agit plutôt d'une figure prométhéenne ambiguë. Jünger lui-même a, pendant un temps, adhéré à cette figure. Il dit du travailleur qu'il est fasciné par « le tempo du poing, de la pensée et du cœur, la vie qui va jour et nuit, la science, l’amour, l’art, la foi, le culte, la guerre, car tout est Travail. » Il s'agit en fait d'un soldat par temps de paix, d'un mobilisé. Le Travailleur est porteur d'un projet qui le dépasse, comme le sont certains artistes enrôlés dans le système de cooptation médiatico-financier décrit en détail par l'auteur de l'Art caché.
Sociétal, messianiste et exclusiviste, le système de l'AC (art contemporain) apparait comme une entreprise subversive de l'art engagé (que l'on retrouve en littérature chez Sartre). Jünger a été le témoin vivant de la montée de cette figure de l'Arbeiter prométhéen à mesure que les nazis gagnaient du terrain en Allemagne, tandis que Aude de Kerros fait la critique du règne de l'artiste conceptuel et de sa collusion avec l'idéologie néolibérale. J'esquisse ici un parallèle qui mériterait un ouvrage à lui tout seul et des analyses très poussées, mais qui prend déjà un relief immédiat si l'on admet la coïncidence des contraires entre national-socialisme d'hier et international-libéralisme d'aujourd'hui : les deux régimes génèrent un type d'homme absolutiste, mais aussi deux esthétiques qui s'opposent et à la fois se ressemblent sur certains aspects par la coercition qu'il impose à la société. J'ajoute que ces deux esthétiques, opposées sur le papier, cherchent à prendre en otage la rue et l'espace public dans son ensemble si bien que le terme exposition, temporaire ou permanente, maintenu par l'usage devrait à mon avis laisser place à celui d'imposition ; les œuvres de l'AC s'imposent dans l'espace public sans qu'on leur demande, les valeurs sociétales qu'elles véhiculent, aussi.
Des métaphysiques à la fois parallèles et divergentes :
Les points de contact avec les deux artistes ne s'arrêtent pas là. Aude de Kerros insiste dans l'idée qu'il y a dans le phénomène de l'AC beaucoup plus qu'une logique mercantile, plus qu'un effet cybernétique du capitalisme. Dans l'Art caché, l'auteur identifie l'AC à une gnose, une substitution mystique. C'est une mystique de l'absence réelle. C'est peut-être sur ce point que les deux approches divergent. L'auteur de l'Art caché prête aux artistes de l'AC des réflexions gnostiques qu'ils n'ont peut-être pas tous. Selon elle, l'AC consiste en un refus de l'incarnation, de la beauté, pour mieux représenter le concept absolu. Elle développe longuement le problème du mal et l'impossibilité de la peinture. L'idée est que l'AC a évacué la beauté de son horizon, qu'il méprise la matière, alors que ce serait dans la conception de Jünger, plutôt un art de la démesure. Les espaces en quatre dimensions, des coulures, des espaces et des motifs disproportionnés dans lesquels le spectateur perd ses repères. C'est pour cela que les aplats en deux dimensions sont rares et peut-être pas par refus de l'incarnation.
Pour y voir plus clair, Il serait utile d'abandonner le discours théorique des idéologues de l'AC, toujours plus c que motivation réelle, pour se concentrer sur les matériaux employés par les artistes de l'AC : des coulures de peinture, du goudron, des matériaux de construction, de l'air comprimé dans certaines œuvres de Jeff Koons ; bref, tout autant de matières plus causion, selon moi, de ce que Jünger décrit dans ses propos sur les Titans. Les coulures de peintures expriment le rejet de la forme, de la limite, pour évoquer au contraire la pulsion, l'illimitation invasive (à la fois idéologique et formelle) propre à la période dominée par les Titans qui sont des forces élémentaires. Dans l'approche des frères Jünger les Titans imposent un règne, synonyme de déchaînement technicien. L'AC reflète tout simplement cette époque titanesque cherchant à faire exploser toutes les limites, de la cellule familiale à celle des nations. C'est précisément l'exaltation de l'hybris.
De la critique esthétique à la critique sociale :
Un temps, Ernst lui-même a cru voir dans la technique un moyen de s'émanciper du règne du Bourgeois libéral et de prendre ainsi une revanche sur la défaite délétère de 1918. C'est son frère Friedrich Georg, traducteur de l'Illiade en Allemand, qui lui a fait prendre conscience de son erreur de jugement, voire de sa cécité. Les Titans renforcent au contraire le règne indigent du bourgeois. Désormais, il s'agit pour les Jünger de dénoncer la collusion entre les Titans et l'être-bourgeois. Après avoir conscientisé son erreur, cette conversion, elle-même inspirée par Heidegger, conduit Ernst à renoncer à toute forme de prométhéisme et de nationalisme envers lesquels, pourtant, on l'associe ordinairement. La figure de l'Anarque prend alors le relais, sous forme de retrait vertical et lucide vis-à-vis de toute volonté de puissance. Il s'agit d'être souverain de la technique.
Les Titans, puissances naturelles de la mythologie grecque sont les ennemis des dieux, puissances symboliques de l'harmonie et du dévoilement. Tout est résumé en une phrase. Jünger ne rentre pas dans le débat de l'art contemporain, mais dans celui de la civilisation et de la société de son époque marquée par deux guerres mondiales. Il continue d'inspirer, après-guerre, nombre d'écrivains et d'artistes plasticiens comme Neo Rauch.
Il est par ailleurs allemand et perçoit les Titans aussi sous les traits des Géants de la mythologie, entités germaniques, puissances élémentaires telluriques qui pourraient très bien s'appliquer à la tour Eiffel, aux gratte-ciels démesurés de New York emblématique de leur règne sans partage dans les vastes métropoles. Le péplum américain de 2011, les Immortals, librement inspirés de la mythologie grecque, montre comment les Titans tout d'abord contenus dans le Tartare, en sont libérés pour livrer une guerre sans merci aux dieux :
Dans la conception des Jünger, la victoire des Titans, synonyme du déchainement de la technoscience marque une nouvelle aire, un Zwichen-Zeit, qui ne prendra fin qu'avec le retour des dieux. Non pas des anciens dieux, Grecs ou Germaniques, mais l'apparition épiphanique de nouveaux dieux.
Dans cette perspective, l'AC peut apparaître comme l'art de cet interrègne dominé par les Titans. C'est pourquoi il est opposé à l'harmonie, la mesure et le sens commun. C'est un art de la Létheia, de l'oubli et du voilement. Il est capital de comprendre que les contre-valeurs dont il fait la promotion, wokisme et autre Cancel Culture, sont aussi des valeurs du voilement et de la démesure. Elles cherchent à attaquer toutes les limites, les membranes de la vie qui sont les seuls espaces dans lesquels les dieux peuvent séjourner. L'esthétique de l'AC est donc moins refus de l'incarnation que disproportion, démesure, perte des repères communs, scandale et surtout un monde sans âme… l'esthétique même des Titans.
Dans un article antérieur, j'avais proposé d'interpréter la légende de Blanche Neige et de la méchante Reine Grimhilde (littéralement la "masquée"), en tant qu'allégorie de cet art prétendant, dans le miroir de la société du spectacle, être la plus belle. Autre allégorie qui nous montre comment l'AC cherche à tuer la beauté, l'innocence, la grâce qui est à l'origine de l'art véritable.
On comprend sans plus de démonstration de quel côté se placent les performeurs de l'AC tandis que les artistes de l'art caché sont réduits comme des Anarques de l'ermitage aux buissons blancs, à la semi-clandestinité. Comme eux, ils continuent de faire leur travail : cet art caché révélé dans le dernier ouvrage de Aude de Kerros.
Bref, que l'on prenne les récits mythologiques, les combats entre les titans et les dieux, au niveau de l'allégorie littéraire - comme le pensent les Modernes - ou au niveau d'un affrontement de forces bien actives dans le cosmos et la société, le débat sur l'art contemporain et conceptuel gagnerait à s'en inspirer.
Il y a dans l'œuvre-phare des frères Jünger de puissantes métaphores explicatives, mais aussi des approches théoriques de la nature et de la société basées sur l'expérience. Le cercle Wiederstand auquel appartenaient les Jüngers était notamment fréquenté par le graveur Paul Weber, par des littéraires, des éditeurs. La pensée métaphysique des Jünger peut être de nature à permettre de puissants éclairages sur les évolutions sociétales actuelles résultant de la prise de pouvoir par les Titans.
Elle est de nature à contrer, tel un bouclier de Persée, le rayon paralysant de l'AC. Les salles d'expositions de l'AC sont des labyrinthes où rode le Minotaure sociétal et nous remercions Aude de Kerros de nous tendre un fil d'Ariane pour nous aider à en sortir indemnes, ou presque.
Site de Aude de Kerros : https://audedekerros.fr/galerie/gravures/