De la souveraineté
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Les idéologues férus de « sciences humaines » cèdent parfois à d'excessives simplifications. De longtemps on vit ainsi s'opposer, en guerres plus ou moins argumentées, les partisans de l'individu et ceux du collectif, quand bien même les premiers finissaient, en troupeaux, dans un « individualisme de masse », particulièrement collectivisé, et que les seconds créaient des sociétés de l'anonymat où les hommes n'étaient pas moins esseulés et surveillés, - les uns et les autres passant à côté, ou plus exactement au-dessous, de la notion de souveraineté qui eût peut-être réconcilié, les meilleurs d'entre eux, par le haut.
En politique la souveraineté est aisée à définir : elle est de la nation en ses frontières propres ; en l'occurrence, pour nous, la nation française. La souveraineté politique vient, comme la France, de « haut et de loin », comme en témoigne d'édit royal établissant que « la terre de France affranchit celui qui la touche ».
La corrélation entre la liberté concrète des individus et du peuple auquel ils appartiennent, - la « franchise » et la nation unies par la souveraineté, - cette corrélation devient plus évidente à mesure qu’elle tend à disparaître, avec la France elle-même, tant dans son rapport avec sa culture, son tradere, ses mœurs, que dans son rapport avec le monde, de plus en plus soumis à des puissances étrangères, qui n'ont rien d'amical.
La globalisation uniformisatrice comme la subdivision en « identités » plaintives et vindicatives sont, l'une et l'autre, étrangères à la souveraineté. Les hommes de notre temps, semble-t-il, ne comprennent guère que leurs souverainetés particulières dépendent, plus qu'ils n'y songent, de la souveraineté de la nation à laquelle ils appartiennent. De leur si chère « individualité » que restera-t-il une fois qu'auront été dissipées ou abolies toutes les influences qui la forment, la langue, avec sa profondeur étymologique, la métaphysique de sa grammaire, les symboles, la relation immémoriale des hommes avec les paysages, les œuvres et les styles architecturaux, le « chœur des vivants et des morts » qu’évoquait Charles Péguy ?
Nul n'est souverain sur rien ou à partir de rien, et nul n'est libre que des lois qu'il se donne, des limites qui le définissent et en font, précisément, une personne et non cette simple unité interchangeable, telle que ce temps fiduciaire et technique le voudrait. De même qu'en sera-t-il des « identités », dès lors qu'aucune clef de voûte ne protège plus l'espace commun de l'effondrement, sinon quelque triste folklore d'usage touristique, ou pire encore, sous le signe du « multiculturalisme », la guerre civile, ostensible ou larvée, où ce sont encore les plus uniformisateurs et les plus fondamentalistes qui menacent le triompher, par le chantage moral ou la terreur ?
Ce qui rend au Moderne la notion de souveraineté si difficile à comprendre, c'est qu'il ne distingue plus la puissance du pouvoir, et que, ne les distinguant plus, il ne sait plus les unir à juste escient. Moins nous saurons honorer la puissance sise au cœur de la souveraineté et plus nous serons soumis au pouvoir, et plus encore la société deviendra l'ennemie de la civilisation, et plus encore les héritiers de la civilisation seront étrangers à leur propre pays défiguré, presque des parias. Or, ce monde qui disparaît avec eux disparaît pour tous, et ce qui disparaît, ce ne sont pas seulement des coutumes et des appartenances, mais des possibilités de l'entendement humain, un art de vivre, une sapience, un espace intérieur, un délié, une désinvolture et un bonheur sensible et intelligible, dont témoignent exactement les œuvres françaises.
Par quoi, si cette civilisation, avec ses limites et ses frontières, nous est ôtée, avec la nostalgie même de la souveraineté, sera-t-elle remplacée ? Nous ne le savons que trop : la monocorde monomanie de la pensée puritaine et calculante, celle qui fait table rase, afin de soumettre sans limites, - pensée non de la gratitude et de la mesure mais de la vengeance et de la démesure. Il suffit hélas de se connecter à quelque média que ce soit pour la voir au travail. Ses champions sont les comédiens de l'outrance, indignés de service, réclamant de nouvelles interdictions à mesure qu'ils abandonnent toute contrainte sur eux-mêmes.
La souveraineté est chose conquise par les prédécesseurs et donnée aux successeurs qui la perpétueront par gratitude, ou l'abandonneront au profit des plus illégitimes. Naguère encore, quoique voilée, plus ou moins indistincte, rendue fragile, blessée par deux conflits mondiaux, nous recevions la souveraineté française en partage. Ce donné, qui ne nous était ni étranger ni hostile, suscitait la gratitude, - ce plus beau d'entre tous les sentiments à envahir le cœur humain.
Toute souveraineté se fonde sur une Geste héroïque. Là où il n'y avait que chaos et servitude, elle instaure une mesure et une civilité. L'élan de remercier venait alors toute naturellement aux hommes. Les jardins et les cités, les heures dévouées à la nature apaisée et rendue féconde par l’ingéniosité humaine, tout cela nous était donné. La souveraineté était le nom de notre liberté, et il n'est rien de plus fragile qu'une liberté. C'est ainsi que le plus dangereux adversaire de notre liberté est notre ingratitude. Dans sa faille se précipitent les ennemis. Si l'on considère la plupart des idéologies modernes, qui toutes visent à un utilitarisme et un collectivisme inhumain, et si l'analyse de René Guénon les définissant comme une soumission au Règne de la Quantité demeure pertinente, une autre caractéristique leur semble commune : le refus du donné. Ce refus se tient au cœur de la soumission moderne. Qu'il y eut des peuples, des traditions, des fidélités, des hommes et des femmes, l'idéologue moderne s'en offusque. Pour le monde publicitaire, technocratique et ploutocratique, le principal inconvénient du donné, ce pourquoi il faut de déprécier, le haïr et si possible l'abolir, c'est qu'il ne s'achète pas. Cette faille, ce manque, cette frustration, ce mauvais romantisme qui consiste à toujours vouloir être autre ou ailleurs que nous ne sommes, sont, pour le vendeur, une nécessité vitale. La souveraine gratitude est son ennemie, elle qui déploie l'heure heureuse, la royale plénitude de l'être détachée des rets de l'insatisfaction, de la consommation et de la servitude.
On sous-estime généralement à quel point la réalité politique et la réalité intime se confondent. La souveraineté perdue et retrouvée est tout autant extérieure qu'intérieure. L'une est la cause de l'autre. Perdue, nous sommes livrés au temps de l'usure, à la division et à d'ineptes querelles. Un « chacun pour soi » éloigne à perte de vue l'horizon de beauté et de vérité qui nous unissait, et chacun, comme le Monsieur Hyde du récit de Stevenson, se trouve changé en sa propre figure monstrueuse. La bonhomie est changée en hargne, la confiance en ressentiment jusqu'à ce que les facultés mêmes de l'entendement soient atteintes, comme en témoigne le délitement profond de la grammaire et de la logique, et plus profondément encore, cette profondeur en soi qui laisse chanter et retentir la dignité des êtres et des choses.
Les hommes de la souveraineté perdue ou refusée désormais divaguent dans le malheur du temps auquel ils ajoutent par leur morosité et leurs griefs. A la légende des rois et des saints, au récit national, au culte des grands hommes, tels qu'ils figurent encore sur les frontons, que plus personne ne regarde, se sont substitué les narrations, à focalisations diverses, du malheur, de la honte et de la défaite. Le malheur sans fin se raconte en rond, et tourne comme l'âne attaché à son piquet, jusqu'à s'étrangler.
La souveraineté retrouvée n'en demeure pas moins, au cœur de quelques-uns, une espérance, et des précieux enseignements que nous recevions de notre enfance, par l’intercession de notre religion, demeure celui-ci : « Ne jamais pécher contre l'Espérance ». Nous ne sommes pas reliés à notre pays par quelque identité administrative mais par notre enfance et nos amours, et plus encore, par nos rimes et nos raisons. De la force qu’ils nous confèrent, tel « l'invincible été » qui persiste au cœur de l'hiver dont parlait Albert Camus, nous reconquerrons les droits de l'âme et la souveraineté de l'Esprit, là où, pour la première fois ils se manifestèrent pour nous, en France, par précellence, avec une solennité légère.
La plus grande ennemie de la souveraineté ou d'un homme, dont nous venons de voir qu’elles sont en relation intime, n'est pas le désordre, qui est toujours un ordre en devenir, mais l'ordre abstrait, l'ordre des « Robots » que, nous disait Bernanos, la mission providentielle de la France était de contrer. La souveraineté donne le la d'un ordre harmonique, hiérarchique, certes, mais aussi « ondoyant et divers », - vivant, comme peut l'être ce qui a une âme, c'est-à-dire une puissance supérieure aux pouvoirs, qui calculent, gèrent et planifient.
Si peu abstraite, c'est dans les circonstances les plus familières de l'existence que la présence ou l'absence de la souveraineté se manifestent, dans un espace et un temps concret, et par un homme, non pas universellement abstrait, ou réduit à une « identité », elle-même abstraite, telle que ce monde publicitaire n'en cesse d'inventer, mais incarné. Être incarné signifie que nous ne parlons pas de nulle part, et cette chair et ce corps, - auxquels certes on ne saurait nous réduire, mais qui sont, le temps d'ici-bas qui nous est imparti, notre seul moyen de perception -, n'existent que parce qu'ils sont en relation avec ce paysage où nous sommes, et les saisons, et la lumière qui les révèle et les voile tour à tour, dans une évidence et un mystère qui échappent à toute statistique, souverains. L'enracinement, à cet égard, est le fait humain le plus universel et le plus singulier, et suppose une disposition intérieure, qui est de l'ordre de la poésie. « Habiter en poète » disait Hölderlin. Il n'est point d'autres façon; et ceux qui sont conduits à s'y refuser, et peu importe leurs origines, vivront dans la caverne dont parlait Platon, dont Philippe Barthelet, remarquait dans ses Tulipes d'Orage, qu'elle s'est démultipliée, et délocalisée, et se nomme désormais « Cyber-café », - lequel est désormais partout, chaque tête penchée, pour n’être plus là, que ce soit en ville ou à la campagne, sur son écran portable, en toute circonstance, comme en prévision d’une décapitation.
Où et quand sommes-nous ? La précipitation dans le négoce, dans le monde et la morale virtuelle, parfaitement adaptée à l'homo economicus, nous le font oublier. L'enracinement n'est pas l'art de faire les hommes et les femmes semblables à des « souches », comme on l'en accuse parfois, mais l'art de se situer dans l'espace et le temps, dans un hic et nunc qui n'est pas interchangeable, et qu'une souveraineté surplombe et sauvegarde.
« Ici » et « maintenant » ne se perdent pas, alors, dans un temps aussitôt détruit que perçu ou dans un espace indifférencié, purement quantitatif, tel que le veulent les urbanistes de la « globalité », mais, très-exactement, des résonances ou des consonances : correspondances, au sens baudelairien. De longtemps, - depuis les Temples de Delphes et d'Epidaure jusqu'aux plus humbles chapelles romanes, l'art humain fut de consacrer l'espace en une architecture accordée aux lois de la musique afin que les hommes, s’en approchant, soient conduits au beau mystère de la profondeur du temps et à l'accord de leurs pensées avec les symboles qui les ordonnent, parfois à leur insu.
Ces bienfaits ont été arrachés aux Modernes, ou, plus exactement, ils s'en sont, par outrecuidance, par démesure, eux-mêmes privé. Les voici, il suffit de se rendre dans la périphérie de n'importe quelle ville française hélas, pour voir que toutes leurs constructions allient la laideur et la désorientation, livrées aux périls d'un insolite, d'une arythmie qui creuseront dans l'âme un néant tyrannique. Une horrible préférence s'en suivra pour ce qui n'est pas au détriment de ce qui est, et contre laquelle il sera bien difficile de lutter, tant qu'en nous-même une sûre souveraineté ne sera pas restaurée. Tant de choses furent désapprises, qu'il nous faut humblement réapprendre: l'attention à l'esprit des lieux, les « jours filés de soie » qu'évoquait Jean de la Fontaine ; le « pur idiome du Valois » dans lequel songeait Gérard de Nerval ; le « tous pour un » des Mousquetaires, Place Royale ; les scintillement de la rivière, ce Lignon de la langue française, qui traverse l’Astrée, et féconde les paysages; les couleurs diverses de la terre de France, ses peupliers d'argents ; l'allant heureux par-delà les déconvenues.
Cependant, la souveraineté n'est pas une forme passée, mais une forme formatrice, - un principe qui ne se réduit pas aux apparences qu'elle revêtit ou aux formes dans lesquelles elle se manifesta. La souveraineté perdue, qui brille par son absence, est déjà la souveraineté retrouvée.