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Déclin, décadence, etc.

Déclin, décadence, etc.

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Nietzsche écrit dans "La Volonté de Puissance" - livre qu'on dit sujet à caution en raison de son inachèvement et de sa reprise ultérieure par la sœur du philosophe dans un but de "nazification", mais qui n'en contient pas moins des sommets de pensée nietzschéenne - dans la section intitulée "Pour une théorie de la décadence", au paragraphe 72 sur "L'idée de décadence", que "la défection, la décomposition, le déchet n'ont rien qui soit condamnable en soi-même: ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l'augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l'épanouissement et le progrès de la vie: nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène. Bien au contraire, la raison exige de lui laisser ses droits". En d'autres termes, on ne naît pas décadent, on le devient, et on le devient nécessairement, par la mécanique jamais mise en défaut, et que nul grain de sable ne saurait enrayer - n'en déplaise aux dirigeants de Google, qui n'est pas un moteur de recherche mais un "projet politique de lutte contre la mort" -, de la vieillesse et de la mort, à laquelle les civilisations, comme on le sait depuis Valéry, et sans doute avant lui, n'échappent pas non plus.

                                                                                    

Mais comme je considère qu'il n'y a de causes défendables que perdues, je tente de la combattre à ma manière, à la minuscule échelle du faible individu que je suis. Je ressens depuis quelques années déjà, dans toutes les fibres de mon être, la hantise de la décadence, hantise qui me paraît être un des marqueurs principaux de l'homme de droite, sinon l'unique marqueur. Cela dit, il y eut de tout temps et partout ce que j'appellerai faute de mieux des "décadentistes", dont les Grecs avaient saisi le type, lui donnant une dimension mythique en la personne de Cassandre. Commentant sur France Culture un récent sondage réalisé par BVA pour Doméo et la Presse régionale qui aboutit à la conclusion que "trois quarts des Français estiment que les enfants sont moins bien élevés qu’à leur époque", Caroline Eliacheff rappelait un mot de Socrate "Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans", et un autre d'Hésiode, "je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible". On trouve dans la "Republica" de Cicéron des notations semblables, telle celle-ci: "Notre génération […] s'est comportée à l'égard de l’État comme le légataire d'un tableau de prix à demi effacé déjà par le temps, qui négligerait non seulement de revivifier les couleurs disparues, mais ne conserveraient même pas le dessin et les traits primitifs. Que subsiste-t-il en effet des mœurs anciennes auxquelles le poète auxquelles le poète [Il s'agit d'Ennius. NDR] affirme que Rome doit son existence? Nous les voyons tombées dans un tel oubli que non seulement on ne les pratique plus, mais qu'on les ignore". On trouve en Asie des considérations du même ordre, chez Confucius, ou plus récemment chez Katsuhige (1545-1624) au Japon, pays pourtant réputé pour son traditionalisme, qui disait que "par ces temps de paix, les façons du monde tournent à l'ostentation et à l'extravagance. Au train où nous allons, les arts martiaux finiront par tomber en désuétude, l'arrogance prévaudra, une défaillance en entraînera une autre, les puissants comme les faibles connaîtront la gêne, le domaine se déconsidèrera à l'intérieur comme à l'extérieur et, finalement, ce sera la ruine certaine de notre maison. Lorsque j'observe nos gens, je ne vois que des vieillards mourants et des jeunes gens qui mettent toute leur énergie à suivre les courants de l'époque". Ceci est rapporté par le samouraï Josho Yamamoto (1659-1719) dans son "Hagakuré ("Caché dans la feuillée"), connu comme un texte important de l'éthique des samouraï, où il écrit de son jeune maître (daimyo) que "depuis sa naissance, il n'a vu autour de lui que des gens qui l'appellent "Jeune Maître" et se prêtent à tous ses caprices; il a grandi à l'abri de toutes les épreuves et dans une ignorance totale de nos traditions, égoïste et volontaire. Jamais il ne se consacre à ses devoirs; il préfère rechercher constamment la nouveauté pour la nouveauté". Caroline Eliacheff rapporte par ailleurs dans la chronique susmentionnée le cas d'une inscription qui figure sur une poterie retrouvée dans les ruines de Babylone: "Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui seront incapables de maintenir notre culture".

 

Tout fout le camp

On voit par là combien l'esprit du "tout fout le camp", la permanence de la décadence, est de toutes les époques et de toutes les cultures, et que cet esprit dirige volontiers ses coups contre la jeunesse, ce qui ferait dire aux partisans de l'optimisme qu'il est uniquement le produit de vieillards aigris qui projettent sur l'entière société leur propre déchéance, et auxquels je parais donner des arguments dans ma petite recension sur les occurrences passées de déclinisme. Il n'en est rien, car j'ai pu observer durant ma scolarité des choses que mes parents n'avaient pas connues, dès le collège, où je vis des classes entières mener une guerre frontale aux professeurs jusqu'à en envoyer certains en hôpital psychiatrique. Je précise que je suis né en 1990, et que j'ai passé la plus grande partie de mes études primaires et secondaires dans des établissements du Bassin d'Arcachon, qui n'est pas une zone de non-droit de type de celles que l'on nomme Zones d'Education Prioritaire. La population y était scandaleusement homogène, et les élèves d'origines extraeuropéennes y étaient quasi-inexistantes, et le peu qu'il y en avait venaient de familles socialement très élevées. Néanmoins j'y vis ce que j'ai dit. J'y vis des professeurs de français, jusqu'en seconde, consacrer de longues et vaines minutes à l'apprentissage des règles les plus basiques de l'orthographe et de la conjugaison, règles qui de toutes façons, si elles ne sont acquises dès le début, ne le seront jamais. J'y entendis des lycéennes de Première Littéraire lire de telle manière qu'on pouvait en toute bonne foi se demander si elles comprenaient seulement ce qu'elles lisaient. D'ailleurs, cette déliquescence de l'orthographe et cet abandon de la lecture n'est plus niée par personne, et les auteurs du livre "Le niveau monte" eux-mêmes n'oseraient plus l'écrire aujourd'hui. Certes, l'immense majorité des candidats obtiennent désormais leur baccalauréat, mais de quel baccalauréat s'agit-il? Jadis, dans un temps que je n'ai pas connu, un trop grand nombre de fautes de français rendait la copie nulle et non avenue. Nous en sommes désormais à récompenser les élèves qui n'en commettent qu'un petit nombre.

 

Littérature et soumission

Le matin du désormais canonique Sept Janvier, je lisais accoudé au comptoir du café où j'ai mes habitudes un dialogue du Prince de Ligne qui mettait aux prises un Capucin et un Libre-Penseur, dont le plus fanatique des deux n'est pas celui que l'on croit, lorsque j'entendis un jeune homme, plus vieux que moi en l'occurrence, musulman, comme il s'en trouve beaucoup dans mon petit village, dire toute sa colère envers un homme dont il remettait en question la santé mentale, pour avoir écrit un livre postulant l'arrivée au pouvoir en France d'un président musulman dans un futur relativement proche. Il n'avait pas retenu le nom de l'énergumène en question, dont il ignorait jusqu'à l'existence l'avant-veille. J'interrompis ma lecture et le lui rappelais, en ajoutant qu'il s'agissait à mes yeux d'un écrivain important. Lui s'en foutait pas mal, ayant décidé que cet homme là ne pouvait qu'avoir "pété les plombs", et la littérature d'une manière générale n'est pas sa préoccupation première. L'anecdote me paraît révélatrice, d'autant plus que cette opinion paraît partagée par certaines têtes plus connues et qu'on juge, à priori, plus pensantes, en ce sens que la distinction entre la fiction et la réalité n'était plus faite, et par la même aboli le droit à l'ironie et au second degré, au nom de l'huile qu'il ne faut jeter pas sur le feu. C'est officiel, pour avoir été décrété par Plenel, entre autres: on ne peut raisonnablement plus écrire de romans en France, et j'ajoute que ce qui a choqué dans le postulat de "Soumission", auquel je me limiterai car je ne l'ai toujours pas lu et le jeune homme susmentionné non plus, et il ne le lira pas, n'est pas son invraisemblance, mais précisément le contraire: il n'est que trop plausible, , et c'est pourquoi il dérange, car toute fiction réussie comporte une part oraculaire, diraient les païens, ou prophétique, diraient les chrétiens, en raison même de son ancrage dans une réalité présente, fût-elle travestie sous le masque du roman historique ou de de l'anticipation. Cette gêne s'en trouve décuplée dans un petit village où les musulmans, pour la plupart marocains, polis et aimables, forment une minorité indéniablement visible, et exclusivement masculine, au point qu'on se demande où sont passées leurs femmes. Interrogation de pure forme, et hors-sujet.

Je voulais dire qu'en France, pays de la "Comédie humaine" et du "Voyage au bout de la nuit", l'acte de décès du roman fut signé en ces jours fatidiques, par les conjointes mains de l'islam et de l'antiracisme. Le roman avait cependant déjà connu des jours difficiles, déclinant tout d'abord en roman dit "Nouveau" pour dégénérer en autofictions, féminines souvent, qui polluent infatigables chaque "rentrée littéraire", devenues elles-mêmes des pollutions en soi, par de rachitiques volumes où l'inexistence de forme répond à la vacuité du fond. L'autofiction est l'antiroman par excellence, car comme Jean-Jacques - qui lui avait au moins le bon goût d'écrire extraordinairement - selon l'abbé Coignard elle n'a jamais ri, et ne sait pas rire, et certainement pas d'elle-même, car qui en écrit se roule en luy-mesme tel un Montaigne blafard et éteint pour s'être pris trop au sérieux et dont elle n'aurait conservé que le narcissisme sans le style et l'érudition, au lieu d'en sortir et de rire de soi, ce qui pourrait enfanter un roman. Cet esprit de sérieux ne serait rien si les romanciers véritables n'avaient à en pâtir, car elle désapprend à lire des romans - les romans de gare eux n'ont pas disparu mais ça n'est pas le sujet - et à faire la distinction entre réalité et romanesque. Un certain puritanisme fit un jour condamner "Madame Bovary" comme un livre immoral. La nature du puritanisme étant de pouvoir se décliner et se renouveler sous toutes les formes possibles - il y a des puritanismes de gauche et des puritanismes de droite, des puritanismes religieux et des puritanismes laïques, des puritanismes païens et des puritanismes monothéistes -, on voit James Ellroy faire l'objet aux Etats-Unis d'attaques régulières sur son supposé racisme, non pour ce qu'il dit mais pour ce que disent les personnages de ses romans, peu avares d'injures d'une grande verdeur et variété, du gangster juif qui déconsidère les noirs et les appelle "schwartze" aux dégénérés néo-confédérés voire nazis déclinant leur antisémitisme avec une inventivité verbale prodigieuse. C'est ce même puritanisme qui fit émettre au jeune homme dont je parlais au début cette condamnation sans appel d'un roman, un certain matin de janvier où tout allait encore à peu près bien en France.

 

Printemps des poètes

J'ai écrit plus haut que le roman n'était plus possible en France. La poésie y est en revanche étatisée, nationalisée, témoin l'imminent "Printemps des Poètes", dont c'est la dix-septième édition, qui est cette année un appel à "l'Insurrection poétique", sous le patronnage de Vladimir Maiakovski. Insurrection contre qui, contre quoi? Nul ne le sait. On s'amusera d'autre part que ce soit l'Etat qui apppelle à l'insurrection, toute imaginaire et inoffensive qu'elle fût. L'Etat jadis ne se souciait pas de poésie, et c'était heureux. Il censurait Baudelaire et emprisonnait Wilde, dont je me demande s'ils se fussent produits lors d'une pareille manifestation. Pour ce qui est des insurrections, il n'est là que pour les réprimer, avec plus ou moins de violence. D'une façon générale, l'Etat n'a pas à se mêler de poésie et d'art. Qu'il assure déjà la sécurité des citoyens, notamment en ne relâchant pas dans la nature des bombes humaines prêtes à exploser, et ne démantèle pas l'Armée. Puisqu'il se pique d'éducation, qu'il forme des citoyens sachant lire et écrire, afin qu'ils puissent un jour, pourquoi pas, se faire poètes. Qu'il rende la justice, de façon impartiale. Ce serait déjà beaucoup.


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