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Mise en ligne L'Art d'écrire


Écrire sans bagage ?

Écrire sans bagage ?

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Dans son journal Ultima Necat (volume V), Philippe Muray commente un article de François Ricard paru dans la revue L’Atelier du roman traitant de “l’inflation actuelle de l’écriture”. “A l’origine de cette inflation dit-il se trouve l’effondrement moderne de la fonction dissuasive qu’exerçait la littérature sur l’écriture. La littérature comme empêchement, comme découragement d’écrire (comme principe paternel), a été balayé. Plus de passé handicapant, complexant, inhibant ! Plus de mur d’écrivains du passé, devant soi, au moment de poser le premier mot sur la feuille blanche. Ainsi, la prolifération de l’écriture, cet épanchement de rêve infantile, serait la preuve de la mort de la littérature”.  De fait, l’acte d’écrire — au sens d’écrire pour d’autres que soi (on ne parle pas de listes de course, ni du journal intime de l’ado) — semble aujourd’hui détaché de la littérature. Le barrage a été rompu, les digues ont sauté. Les mânes des génies des lettres n’intimident plus personne. La France est peuplée de graphomanes frénétiques décomplexés. Les maisons d’édition, qui n’ont jamais publié autant de livres, sont submergées de manuscrits dont les auteurs ne sauraient être influencés par la littérature puisqu’ils ne s’y intéressent pas ou peu. Comme chez Mac-Donald, chacun peut venir comme il est, c’est-à-dire sans bagage. Il y a mille raisons à cela qu’il est inutile d’exposer ici. Disons seulement que l'explosion de l’écriture de soi, qui laisse penser qu’il suffit de raconter sa journée (et pas à la manière de James Joyce) pour faire un livre, joue un rôle dans ce phénomène. Tout le monde, ou presque, sait lire, possède un ordinateur et a des choses à raconter. Il fut un temps pourtant, ma bonne dame, où on ne pouvait songer à entreprendre l’écriture d’un livre sans se poser des questions qui paraissent aujourd’hui incongrues. Dans un entretien mené par Jules Huret, Joris-Karl Huysmans soutenait que : « Là, où Zola a passé, il ne reste plus rien à faire : de même qu’après Flaubert, la peinture de la vie médiocre est interdite à quiconque et qu’après Balzac il est inutile de reprendre des Goriots ou des Hulots ; de même, encore … Tenez, dans ce quartier de la rue de Sèvres et de Vaugirard, il y a des coins de couvent qui me tenteraient bien … mais quoi ! comment oser même essayer, quand on a lu les Misérables ! Non, je vous dis, après des êtres pareils, il n’y a plus qu’à s’assoir … ». On comprend que si Zola n’avait pas exploré le filon naturaliste jusqu’à la dernière goutte, Huysmans, qui avait d’abord écrit des livres classés dans cette catégorie, n’aurait peut-être pas commencé À rebours. Ainsi, les livres des autres ont eu une influence déterminante sur les siens. Pourquoi raconter ce qui a déjà été dit et le faire de la même façon que ses confrères ? Un écrivain, qui fréquente assidûment les œuvres des autres, souhaite parfois s’en éloigner dans son œuvre. Les raisons à cela sont multiples : on a fait le tour d’une manière, untel est insurpassable dans un domaine, un mouvement littéraire est devenu désuet etc. Bien sûr, tout le monde n’est pas Huysmans, mais les propos cités plus haut illustrent avec éclat l’influence que peut produire la littérature sur le travail des écrivains. De telles interrogations paraissent surannées. Cela ne signifie pourtant pas que les écrivains contemporains sont tous hermétiques à la littérature du moment. On remarque l’influence de celle-ci dans les sujets abordés, mais aussi dans la manière de les traiter. Ce n’est évidemment pas un hasard si tant d’écrivains, dont certains très talentueux, ont publié des récits revendiqués non-fictionnels sur leur père et/ou leur mère lors de la dernière rentrée littéraire. Mimétisme conscient ou non ? Influence réelle de la littérature contemporaine ou de l’air du temps qui pousse à la confession ? À noter qu’en littérature le sujet des mères n’est pas nouveau. Mais, pour prendre l’exemple de deux succès du passé - La promesse de l’aube et Vipère au poing -, quand Romain Gary et Hervé Bazin, écrivaient sur leur mère, il était difficile de démêler la part du vrai et du faux, c’est-à-dire du récit et du roman. Il faudra attendre un livre-enquête paru en septembre 2025 pour découvrir que Bazin aurait tout inventé. Quoi qu’il en soit, de nombreux livres sont aujourd’hui écrits par des personnes dépourvues d’ambition littéraire et même indifférentes, voire hostiles, à la littérature elle-même. Des best-sellers sont signés par des influenceuses. Les romans de Dark romance sauvent l’industrie du livre. Certains lecteurs y trouvent leur compte ; mais qu’en est-il des autres ? Prenons un conducteur ayant appris à conduire en faisant le tour de son village, sans prendre de cours de conduite ni assister aux leçons de code d’une auto-école. Ce conducteur désinhibé et téméraire peut très bien arriver à destination sans avoir d’accident. Au cours du trajet, il aura cependant franchi trois fois la ligne blanche, refusé une priorité à droite et évité de justesse plusieurs accidents sans s’en rendre compte. Un passager distrait, et tout aussi novice que lui, ne tremblera pas davantage et remerciera le conducteur pour ce voyage sympathique. En revanche, un passager ayant une certaine expérience des voyages en voiture relèvera les erreurs commises et aura tremblé à chaque seconde. Son trajet aura été un calvaire. Il aura même failli vomir. Plus sérieusement, un auteur qui n’a jamais rien lu peut-il écrire un livre digne d’intérêt ? Au-delà de la maîtrise de la langue et d’une technique d’écriture qui ne s’acquièrent qu’en lisant, la fréquentation des grands — et des bons — auteurs permet d’affiner son regard sur le monde, de le décrypter, d’y réfléchir et de structurer sa pensée. Forçons un peu le trait : un individu, dont la vie se serait écoulée devant des écrans de jeux vidéo, et qui serait soudainement pris par une envie irrépressible d‘écrire pourrait-il raconter quelque chose d’intéressant ? Si oui, par quels moyens le ferait-il ? Peut-on écrire un roman sans avoir jamais lu une ligne de Balzac, Flaubert, Dostoïevski et des autres ? La chose parait difficilement concevable. Mais d’un autre côté, pourquoi écrire après avoir lu Balzac, Flaubert ou Dostoïevski, puisqu’il est impossible de se hisser à leur niveau ? On revient à la fonction dissuasive des génies. Pourquoi peindre après Rembrandt, ou faire du rock après les Rolling Stones ? De ce point de vue, la littérature ne serait pas la condition permettant d’écrire, mais son empêchement absolu. Chères lectrices, chers lecteurs, je devine votre confusion devant ces considérations, à première vue, contradictoires. Du haut de ma chaire de littérature comparée à Harvard (c’est presque fait) et de mon œuvre considérable, je tiens à vous rassurer : s’il faut avoir beaucoup lu pour écrire, il est nécessaire d’oublier tout ce qu’on a lu au moment d’écrire. À l’instant où l’écrivain du XXIe siècle parvient enfin à s’isoler de ses contemporains et à éteindre son téléphone portable – admirons son courage – et où il s’apprête à tremper sa plume d’oie pour noircir son parchemin, le conseil que je lui donnerais serait de chasser de son esprit les fantômes de Chateaubriand, Céline ou Proust. Qu’il n’essaie pas de les imiter, car il serait ridicule. Qu’il lise une page d’un roman feel-good bien nul pour se donner du courage, et qu’il l’oublie elle-aussi avant de se mettre à l’ouvrage.


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