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Octonaire

Octonaire

Par  

Maurene était universitaire et consacrait ses efforts à connaître cette Renaissance dont on sait déjà bien des choses. On la voyait tard le soir à la grande bibliothèque, la tête plongée dans des livres et prenant de temps à autre des notes sur un grand cahier. Parfois, elle levait les yeux, dévisageait ceux qui passaient devant elle en chuchotant, croyait reconnaître un visage, esquissait un sourire et reprenait son ouvrage. Les journées et les saisons, rythmées de ces lectures sans fin, étaient entrecoupées de quelques cours qu’elle donnait à la Faculté. Les étudiants admiraient sa chevelure brune et son érudition, tout en moquant cet air perdu qu’elle avait parfois en regardant le ciel à l’évocation d’un vers oublié.

Le hasard de ses recherches l’avait conduite à découvrir des textes poétiques, composés de huit vers chacun et d’inspiration religieuse. Ces poèmes, rédigés en octosyllabes réguliers, étaient au nombre de quatre-vingts. La récurrence de ce chiffre l’amena à découvrir une forme quasi inconnue et peu étudiée alors qu’on appelait “octonaire”. Il se disait que ce genre poétique était venu de la Réforme et qu’il entendait rendre plus accessible le texte saint. Lisant ces vers et les scrutant, la jeune femme comprit que ces derniers étaient la traduction simplifiée du Psautier. L’ensemble de ces trouvailles lui valut une forme de réputation. Dans les universités, on la faisait venir pour qu’elle explique à tous la somme de ses travaux. Elle allait de ville en ville, à l’étranger parfois, ses textes sous le bras et prenait la parole. Elle expliquait dans le détail l’histoire de ce livre, la somme des quatre-vingts poèmes, l’importance de ce chiffre huit qui est comme une porte pour l’éternité. On l’écoutait avec intérêt, en appréciant la clarté de son propos et la vigueur de ses enthousiasmes.

Un jour un éditeur vint à elle et lui fit cette proposition : pourquoi ne le publierait-elle pas, ce livre dont elle parlait si bien et sur lequel elle travaillait depuis tant d’années ? Surprise de la demande, Maurene refusa en un premier mouvement. Elle voyait tout le travail à accomplir : les poèmes à réunir, à classer, à commenter. Il faudrait aussi rédiger une préface, qui présente l’originalité de ce te texte, forme unique et inconnue jusque-là. Mais l’éditeur insista et lui dit qu’il était prêt à l’aider, lui promettant les services d’un secrétaire qualifié. Il parla même de rétribuer son labeur en fonction de l’avancée du projet. La proposition lui plut, alors elle accepta.

Elle se mit à l’ouvrage avec l’ardeur des commencements. Elle ne comptait plus ses heures, sacrifiait ses vacances, renonça même à toute forme de vie sociale. On la voyait jusque tard soir à la bibliothèque, pliée en deux sur des manuscrits qu’elle scrutait à la loupe en plissant les yeux. Ses efforts ne furent pas vains, elle avançait vite et l’éditeur, qu’elle voyait tous les trois mois en se rendant au quartier latin, semblait satisfait. Mais, à force d’œuvrer sur le texte, d’en connaître les recoins et les subtilités, une idée lui vint, neuve et séduisante. Ces octosyllabes, tout pieux et bibliques qu’ils étaient, lui paraissaient fortement imagés. Le poète, en respectant l’œuvre sainte, donnait à celle-ci une dimension visuelle. Les animaux, les champs, les villes et les hommes y étaient peints d’après nature. On eut dit qu’ils illustraient quelque chose, comme s’ils commentaient une image. Même si les vers reprenaient les codes de l’époque, s’inscrivaient dans l’esprit de la Réforme, Maurène formula alors cette hypothèse de laquelle elle ne démordrait plus : les poèmes qu’elle étudiait n’étaient que la partie basse d’une page entière et au-dessus de laquelle se trouvait une image qui les ornait. Chaque texte devait avoir son dessin et l’ensemble semblait tenir en un livre dont elle n’avait que la moitié, l’autre étant alors à trouver.

Elle s’en ouvrit à son éditeur, qui vit d’un œil mauvais ce rebondissement fortuit. Après l’avoir écoutée, il fronça les sourcils et prit un air grave et paternel : cette piste pouvait être acceptable, mais elle avait pour effet de retarder le travail entamé. Il fallait avancer et publier, le labeur entrepris avait déjà pris du retard et, du reste, les délais s’étant allongés, Maurene devrait désormais se passer des services de son secrétaire que l’éditeur n’avait plus les moyens de rémunérer. La jeune femme s’indigna de ces considérations, en déplora la bassesse. Elle invoqua le devoir de vérité, qui incombe à tout chercheur, souligna l’originalité de ses hypothèses et le fruit qu’elles apporteraient au monde du savoir. Renonçant aux exigences de l’éditeur qui l’écoutait en haussant les épaules, elle rompit son contrat, prit ses documents et partit en claquant la porte, seule et en quête de son livre.

Alors elle fouilla tout, scruta partout. Elle alla dans toutes les bibliothèques, dont elle consultait minutieusement chaque fichier. Elle se rendit aux universités, en interrogeait les professeurs. Elle rêvait de tomber sur le livre tant espéré, mais ne trouvait rien. Elle tint bon cependant, restant arrêtée sur son idée, persuadée qu’elle avait vu juste. Ses amis s’inquiétaient et ne la reconnaissaient plus. Elle était hâve désormais et ses longs cheveux bruns s’éclaircirent d’une blancheur précoce. Maurène ne vivait plus, dévorée qu’elle était par le Graal du livre introuvable. Ayant épuisé tous les ressorts de la recherche académique, elle eut l’idée de se tourner du côté des antiquaires et des bouquinistes. Eux aussi commerçaient avec les vieux livres, eux aussi pourraient l’aider. Elle arpenta les rues de la ville et s’arrêtait à chaque boutique. On l’accueillait favorablement, et même si personne n’avait en ses mains l’ouvrage qu’elle cherchait, elle fut encouragée à poursuivre sa démarche. Ces rencontres, plus riches et plus heureuses que les précédentes, l’enhardirent et lui donnèrent comme une seconde vie, lui faisant découvrir un autre monde. Elle noua de nouveaux liens et reprit pied : alors qu’aucune perspective ne venait s’ouvrir à elle, on la vit de nouveau enjouée, souriante et sociable. 

Un jour qu’elle discutait de son affaire avec un bouquiniste du Quai des Augustins, une femme qui avait tendu l’oreille vint à elle pour lui dire : “Je crois savoir où se trouve l’objet que vous cherchez”. Maurene sourit à l’écoute de cette déclaration, qu’elle avait entendue bien des fois et demanda pour la forme des précisions. L’interlocutrice se présenta alors, disant qu’elle était la nièce d’une vieille Anglaise, érudite et vivant seule sur l’île. Petite, il lui était arrivé d’aller chez sa tante, pour passer des vacances auprès d’elle. Là, dans le désœuvrement des jours oisifs, elle feuilletait les ouvrages rangés dans une grande bibliothèque qui ceinturait les murs du salon. Et elle se souvenait particulièrement de l’un d’eux, sombre et parcheminé, que l’aïeule lui avait toujours présenté comme une rareté. C’était un recueil de poèmes, relié en cuir et sentant la poussière des armoires oubliées. Se trouvaient sur chaque page de brefs textes à la typographie antique, au-dessus desquels on voyait des gravures striées d’une encre sombre : ce pouvaient être quelque figure épique sise au pied d’un grand arbre ou un couple galant qui semblait partir dans la forêt. L’ensemble disait, en une centaine de pages illustrées, l’inconstance des choses humaines et la vanité de notre monde.

À l’écoute de ces révélations, le cœur de la jeune enseignante bondit : elle l’avait donc enfin trouvé ce livre tant désiré ? Serait-ce par le hasard d’une rencontre inopinée qu’elle accéderait à l’objet de sa quête ? En toute hâte elle prit l’adresse de la vieille Anglaise, dont elle remercia la nièce qu’elle quitta sans rien dire et se précipita chez elle. Là, elle écrivit à la propriétaire du livre, donna des informations précises sur ce qu’elle cherchait, posta sa lettre et attendit. La réponse ne tarda pas à venir : la vieille Anglaise affirma qu’elle possédait bien le livre recherché, en fit une description détaillée qui correspondait à celle de Maurène. Ajoutant qu’elle se tenait à la disposition de celle-ci, sa correspondante précisa qu’elle l’invitait à venir la voir. La jeune femme crut défaillir à la lecture de ces lignes, où elle vit la confirmation de ses justes intuitions. Par superstition, elle ne dit rien à personne, taisant ses avancées et, à la faveur des vacances qui s’annonçaient, partit pour l’Angleterre.

Elle traversa la Manche par le train, alla jusqu’à la capitale et de là prit le car qui la mena dans le Chester, au nord de l’île. Le bus traversait la campagne anglaise, calme et verte. Les animaux paissaient en silence au bord des routes, tandis que s’égrenaient, une à une, des maisons à colombages. Les gens œuvraient à leurs affaires, partant faire des courses ou arrangeant leur jardin. Le car arriva enfin, à Widnes, modeste ville du Comté, et à sa descente, la jeune Française vit une petite dame qui l’attendait, vêtue de noir et venant à sa rencontre. Elles se reconnurent et se saluèrent en échangeant des banalités sur le voyage et commentant les beautés de la campagne. La vieille dame prit la jeune fille par le bras et la mena à pied jusque chez elle. Elle lui ouvrit la porte de son logis, lui offrit un thé et discuta longuement avec son invitée. Elle évoquait des souvenirs, parla de la guerre et de la vie qui lui avait pris son époux, montra des albums photos. Maurene n’osait l’interrompre, de peur de voir se perdre l’objet de sa recherche, ce livre tant désiré et qui l’avait menée jusqu’ici, dans cette demeure perdue de l’Angleterre. Alors elle écouta patiemment, sourit à l’évocation de ces souvenirs tout en regardant les portraits de famille qui étaient pendus au mur pour y chercher des ressemblances.

Mais, d’un coup, la vieille dame se leva, posa son thé sur le guéridon d’acajou et alla à une armoire qui se trouvait au fond du salon. Elle en ouvrit les battants noirs et lustrés, remua quelques draps, fouilla une étagère et en sortit un objet sombre, petit et revêtu de cuir. C’était le livre. Elle revint à son fauteuil, tendit l’ouvrage à Maurene qui le prit en tremblant. Retenue par la crainte d’une méprise, redoutant une possible déception, l’enseignante n’osa en ouvrir les pages pour s’y plonger. Alors ce fut l’Anglaise qui l’y incita, en clignant les yeux d’un air complice et l’engageant à parcourir le recueil. Et le volume s’ouvrit et ce fut comme un enchantement : tout apparut tel qu’elle l’avait pensé. Chaque image illustrait le texte qu’elle surplombait, coiffant de son dessin les huit vers gravés au bas de la page. Des animaux griffus la regardaient d’un air menaçant, ailleurs c’étaient des divinités païennes qui s’étalaient sur le papier, langoureuses et richement vêtues, et là enfin on pouvait voir de modestes silhouettes, courbées par le labeur et œuvrant à la culture des champs. L’ensemble formait un tout, qui se tenait par le texte et par le dessin, la courbe de l’un enveloppant le tracé de l’autre en un lacis sublime. Devant la beauté du chef d’œuvre, Maurene poussa un grand cri, oubliant le sérieux de la recherche autant que la poursuite des hypothèses pour se laisser aller, simple spectatrice, au vertige de la contemplation. Son visage s’empourpra de félicité et son cœur tambourina à ses tempes, l’emmenant aux cimes du ravissement : elle referma en souriant le livre qu’elle pressa contre son cœur comme pour le garder toujours.

La vieille femme regardait avec tendresse la manifestation de ses ébahissements. Elle y retrouvait les joies de ses enfants partis qui eux aussi s’étaient émerveillés de l’ouvrage lorsqu’ils le virent pour la première fois. Comme ceux-ci étaient loin maintenant et sans doute ne se souvenaient-ils même plus de l’existence de ce joyau, pris qu’ils étaient, comme les autres, par des tracas de la vie ! Alors, après avoir attendu que son invitée achève la contemplation du volume, elle quitta son fauteuil, alla à elle et lui confia d’une voix douce : “ ce livre, je vous le donne”. A l’écoute de cette confidence, l’enseignante esquissa un sourire d’incompréhension qu’elle mit sur le compte d’un malentendu linguistique, elle qui maîtrisait bien mieux les subtilités du français renaissant que les termes usuels de l’anglais contemporain. Mais l’aïeule répéta, d’une voix forte et assurée : “vous seule saurez en prendre soin et c’est à vous que le livre revient, je vous le donne comme il me fut donné”. A l’écoute de cette déclaration, la jeune femme crut défaillir et esquissa d’instinct un geste de protestation. Mais, tandis qu’elle se levait en reculant pour manifester sa crainte, elle persistait à tenir fermement contre son cœur l’octonaire tant désiré. Le petit volume de cuir sombre, poussiéreux et orné, qu’elle avait poursuivi pendant des mois pour venir jusqu’ici dans cette ville perdue du Chester, était devenu sien désormais.

Les deux amies se quittèrent, en promettant de s’écrire. Elle revit les fermes et les villages à colombages, quittant le Comté et sa bienfaitrice et n’emportant que des souvenirs. Le retour, baigné des lumières colorées de la campagne anglaise, fut pourtant difficile. Il était donc entre ses mains, l’objet qu’elle avait poursuivi pendant des mois, à l’encontre des railleries et des mises en garde. Pour ce livre elle en avait sacrifié un autre, celui qu’elle aurait dû écrire, avec sa préface et ses notes de bas de page, et qui lui aurait donné la notoriété qu’elle méritait, celle qui aurait pu rassurer ses parents et faire la fierté de ses amis. Mais qu’allait-elle en faire maintenant, de cet ouvrage oublié, octonaire impossible dont elle seule en France connaissait l’existence ?  Fallait-il revenir à l’éditeur, indélicat et brutal, qui lui avait demandé de forcer l’allure, sous le prétexte d’impératifs financiers ? Devait-elle avertir le monde universitaire de l’importance de sa découverte ? Que resterait-il alors du secret qui la liait au volume, à la vieille dame et à cette ville de Widnes juchée dans le fin fond du Comté de Chester ?

Toute cette aventure, cette attente, cette amitié se dissiperaient dans la banalité des conférences et la trivialité des articles à écrire, dont il faudrait compter jusqu’aux lignes, jusqu’aux mots, pour satisfaire les attentes pressées de collaborateurs qui ne prendraient même pas la peine de la lire. Repensant à ses cours, à la bibliothèque et aux étudiants distraits, elle fut prise d’un frisson et, la Manche passée, elle formula sa résolution. C’est pour elle et pour elle seule qu’elle garderait le livre fantastique et n’en dirait jamais rien à personne. Qui donc sinon elle méritait de l’avoir cet octonaire aux pages ornées ? Le risque était grand, après tout et une fois la notoriété acquise, de se le voir prendre, copier et épier. La Manche passée, Maurene prit sa décision et se mit à sourire, libérée du poids de la contrainte et déchargée de tout fardeau. Elle se tourna alors vers la vitre du train qui lui renvoya, faiblement et dans une indistincte lueur, son propre visage étonné. Elle vit alors une femme au rictus amer, la chevelure blanchie par les premières étreintes du temps et qui serrait sur son sein le livre conquis dont elle savait qu’il serait à elle maintenant et à elle seule pour toujours.


Saint Pétersbourg
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Une bien mauvaise nouvelle
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Coup de gomme
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