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Farid Tali, Fils de famille (1/2)

Farid Tali, Fils de famille (1/2)

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Maximilien Friche : J’aimerais commencer cet entretien sur votre dernier roman, Fils de famille, par une question sur la langue. Parlant de votre héros sans nom, votre héros déraciné arrivé en France avec sa famille depuis le Maroc, vous dites : « Sa langue maternelle était, peu à peu, et définitivement ensuite, devenue le français, bien qu’on ne pouvait pas dire que sa mère parlait le français. » Un premier paradoxe se pose pour le fils, une langue maternelle qui n’est pas parlée par sa mère. Cioran quant à lui disait « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. » Nous savons qu’il y a une coévolution entre le langage, le ressenti et les émotions, plus on saura qualifier les choses, plus on les ressentira, plus on mettra des mots sur ce que l’on ressent, plus on saura ce que l’on ressent. Et vous, Farid Tali, vous écrivez avec votre langue, celle propre à chaque écrivain, celle par laquelle il fait de sa chair du verbe. Votre style est un peu proustien dans sa volonté de pousser la phrase jusqu’au bout de l’intention première de dire les choses, nous sommes emportés par la phrase comme par un rouleau à la mer, malgré nous, et dans la crainte du creux de la vague à venir… Vous l’écrivain, que vous évoquent ces premières réflexions sur la langue ? Est-ce par les mots que l’on acquière une identité ? Pourquoi ces mots ne suffisent-ils pas à votre héros pour avoir une identité ?

Farid Tali : Tout d’abord, j’aimerais dire que j’adhère totalement à cette citation de Cioran. Cependant, la vérité est un peu plus compliquée me concernant. Je suis né en France en 1977, quatre ans après l’arrivée de mes parents, mes sœurs et mon frère aînés. Par conséquent, ma mère n’était pas totalement familiarisée avec la langue quand je suis né, et j’ai appris le français d’abord grâce à elle. Un français pas toujours abouti (encore maintenant : elle n’utilise jamais le subjonctif par exemple). Un français en progrès. Ma mère a choisi de nous parler français parce qu’elle était dans une logique assimilationniste, ce dont je suis assez fier. Plus tard, l’école m’a fait faire des progrès dans la langue, celle-là même que nous apportions ensuite à la maison. J’ai immédiatement habité la langue et j’ai immédiatement compris que ma langue maternelle était une langue fautive que je me devais de corriger. Il y a une certaine distance qui s’est creusée entre ma langue maternelle et ma langue scolaire. L’école a été la deuxième marche vers l’assimilation, la troisième étant la littérature pour laquelle j’ai très tôt nourri une admiration majeure. Très tôt, pour moi, ceux qui manient la langue avec excellence (les écrivains) sont devenus des modèles. J’ai eu conscience d’habiter le pays de la littérature. Si j’ai choisi depuis l’âge de 15 ans une occupation qui consiste à travailler la langue, c’est entièrement grâce à ma mère pour qui la langue est conçue comme un outil curieux et concret. Ma mère a toujours considéré la langue dans sa matérialité : d’où les nombreux jeux de mots dont elle a été l’auteur et qui ont traversé mon enfance et mon adolescence. Je crois que les écrivains ont un rapport concret à la langue. Ils l’habitent de façon matérielle. Ils jouent avec elle. Celui qui a joué avec la langue, c’est Céline (et avant lui Rabelais, les Grands Rhétoriqueurs, des poètes surtout comme Corbière…). Cette étrangeté face à la langue reçue en héritage m’a conduit à l’écriture. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les rapports qu’entretient mon personnage avec la langue et la patrie.

MF : J’aimerais évoquer maintenant la notion de temps. Vous écrivez, toujours concernant ce fils de famille sans nom : « Il marquait un profond respect pour ce qui était là depuis toujours, et souvent il avait pensé que le Temps était la marque d’une excellence. » Il faut donc hériter d’une histoire collective pour parvenir à être pleinement ? N’y a-t-il pas un contraste entre la fugacité de la vie et le temps contenu dans un héritage, la civilisation à laquelle on se rattache ? Une vie ne suffit pas à devenir français ? N’est-ce pas au moment où on est soi-même dans la situation de transmettre que l’héritage civilisationnelle nous traverse ?

FT : J’ai peut-être tort mais je crois en effet que l’on reçoit une patrie en héritage. Aucun malentendu : Je me considère comme totalement français mais il manquera toujours quelque chose. Ma famille est pour moi un lien avec le Maroc. J’ai tenté, administrativement, de renoncer à ma nationalité marocaine, je n’ai pas renouvelé ma carte d’identité marocaine, ni mon passeport mais la nationalité marocaine repose sur le droit du sang qui fait de moi un éternel marocain. Il est impossible légalement de renoncer à ce droit du sang. Cependant on ne devient français que par amour pour la civilisation française, selon moi. Et le « devenir français » se fait tout au long de la vie. La culture française est un processus au cours duquel on assimile son « devenir français ». Et ça ne s’arrête pas avec la vie. La famille est le socle de la civilisation, je le pense. Et les premières affinités avec la civilisation française se font en famille, il me semble. L’éducation traverse plusieurs générations. Mais de là à dire qu’une vie ne suffit pas, il y a un pas à franchir. On est français ou on ne l’est pas mais on ne peut pas se considérer comme plus français que d’autres. On peut être élevé dans la civilisation française, ça donne de l’avance. Mais quand on naît dans une famille étrangère, on se doit d’assimiler cette civilisation par la culture et la fréquentation des belles œuvres. C’est une question très vaste et beaucoup plus complexe que je n’arrive à le dire. D’ailleurs la culture en France n’est pas uniquement française, elle est européenne : la culture française c’est aussi bien Goethe, Cervantès ou Woolf. Ou d’autres…

MF : On connaît la sentence d’André Gide : « Familles je vous hais. » Dans votre roman, votre héros est au sein d’un paradoxe, enviant ceux qui sont des fils de famille, nés français, presque inconscients de tout ce qu’ils ont reçu sans s’en rendre compte, et se désolant de ne parvenir à se détacher de sa famille qui apparaît comme un piège duquel il ne parvient pas à s’extraire. Vous dites : « Lui, il se sentait toujours pris dans la toile, englué dans le destin familial… » Peut-on échapper à sa famille ? Comment en faire un capital plutôt qu’un boulet ? Pourquoi votre héros sans nom se sent-il piégé ?

FT : L’expression « fils de famille » érigée par moi en titre de roman vient de Rimbaud. Dans la section « Mauvais sang » d’Une Saison en enfer, il écrit : « J’ai connu chaque fils de famille. » Cette phrase m’a toujours intrigué. Personnellement je l’interprète de différentes façons. En outre, cette expression désigne pour moi le fils d’une famille bourgeoise. Je considère la bourgeoisie comme garante de la culture littéraire française. Parfois je constate que la littérature, son influence, décroît dans notre société parce que la bourgeoisie elle-même décroît. Entendons-nous bien je ne suis pas décliniste et il existe encore des écrivains littéraires (Mauvignier par exemple). On hérite de sa famille et je ne hais pas la mienne. La phrase de Gide correspond à une haine anti-bourgeoise que je ne partage pas. Genet disait que la famille est une cellule criminelle. Je crois que la famille implique une solidarité qui peut devenir mortifère quand elle est mal vécue, mal comprise. Mon héros, le fils de famille en ceci qu’il est pris dans un filet familial, aurait voulu être un fils de famille au sens bourgeois du terme. J’assume totalement ce paradoxe qui s’exécute immédiatement dans une haine de soi. On nous enseigne à ne pas nous haïr : le héros de mon roman ne peut pas faire autrement. En ce qui me concerne, ce paradoxe est insoluble. Le fait que j’écrive est un tabou dans ma famille. Je n’en parle jamais et on me fait souvent comprendre que c’est une honte. C’est une sorte de « névrose de classe » (expression que j’emprunte à Vincent de Gaulejac dont les livres ont eu une grande influence sur moi). On n’échappe pas à sa famille, quand bien même elle serait un boulet, on doit vivre avec. Mon héros se sent pris au piège parce qu’il n’arrive pas à concilier famille et culture française. Mais ce n’est pas un état destiné à durer, c’est l’objet d’un combat et on se crée soi-même contre sa famille. On y revient aussi avec l’âge. Et la famille permet une certaine durée. On doit affronter un paradoxe certain quand il s’agit de concilier sa famille et les exigences sociales. On doit faire avec les deux.


Farid Tali, Fils de famille (2/2)
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Fils du Champa de Bruno Deniel-Laurent
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