Fils du Champa de Bruno Deniel-Laurent
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Bruno Deniel-Laurent, Fils du Champa, éditions Magellan & Cie, coll. « Je est ailleurs », illustrations Christelle Téa, mai 2017. 15 euros.
Vous, je ne sais pas, mais moi j’adore les récits de voyages, cet « Il était une fois » de mondes disparus ou de mondes qu’on ne verra jamais. Un genre hybride où l’âme du voyageur importe autant que les choses vues. Et de ce promontoire, Les Fils du Champa de Bruno Deniel-Laurent valent vraiment le détour !
D’abord l’opus est formidablement écrit. Qu’est-ce à dire ?
Pas question ici de saluer le niveau de langue ou l’éhontée monstration d’un savoir grammatical ou lexical ni même la prétendue concordance d’un texte avec un genre préétabli. Bruno Deniel-Laurent n’est pas de ces plumitifs besogneux qui vous écrivent à chaque fois qu’ils se brossent les dents ou croient être aimés d’une jeune fille, pas davantage un légaliste, surtout il ne ressemble pas cette effrayante et pesante cohorte de professeurs en exil qui, non contents de les encombrer, empuantissent nos bibliothèques. Seulement un dilettante passionné, un amateur d’âmes : un chasseur de papillons. Intelligence et sensibilité ensemble sur fond de leggiadria, de grâce, née de la tension entre naturel et affectation et de sprezzatura, art véritable de cacher l’art, comme l’élégance pour le dandy tend à n’être jamais apprêté. La caque, voyez-vous, toujours sent le hareng et il en va de la littérature mon vieux Turelure, comme de la vêture, de la couture, de la posture.
Délices de la nonchalance, excellence du laisser faire, élégance du bien penser sans sermons, que ces vertus manquent au siècle où nous sommes ! Comme je suis heureuse de les avoir rencontrées dans ce livre qui, contrairement à bien d’autres ouvrages prétendument savants, m’a découvert un Empire dont je ne savais rien, une tragédie, advenue jadis à la frontière vietnamo-cambodgienne dont j’ignorai absolument tout, comme je ne savais rien de ses actuelles conséquences, tant il est vrai qu’Histoire toujours est pierre jetée dans l’eau, comme feuille d’automne, emportée par le vent et en ronde monotone tourbillonne sans fin.
Avec légèreté l’argonaute écrit le lointain, sachant l’impossibilité de transmettre l’ailleurs. Aujourd’hui, la muséographie et ses valets préfèrent parler des Ailleurs, c’est là le titre pompeux dont la pauvre maison d’Arthur Rimbaud se voit affublée après qu’on l’a farcie de ces prétentieux gribouillis qu’on dit art contemporain. C’est l’élan, la simplicité, l’humour grave qui ici m’ont séduite en ce récit déchirant de la survie d’une peuplade, qui fut naguère Empire et ne sous-vit que par l’efficace du tourisme. Quel mauvais berger des traditions que celui qui guide le troupeau des indifférents vers les temples, les statues, les outils, les vestiges et les traces des mondes disparus ! Tel paraît aujourd’hui le destin commun. Commando Uniformisation, que de crimes, on commet en ton nom ! Savoir le devenir de ce qui ne saurait plus, sous peine de procès en diffamation être dit : culture française, accentue le dégoût et augmente le mérite de ces Fils du Champa à leur date.
Bruno Deniel-Laurent a l’âme trop subtile pour ignorer que le pèlerin jamais ne voit, ne sait, n’entend, ne montre et ne peint d’autre pays ou paysage que le sien. Il n’est de roman que de soi. Aussi, goguenard, convie-t-il d’illustres chaperons à escorter son lecteur en Asie du Sud-Est.
Pour peindre ce ravage, un pinceau, l’intelligence, une seule encre, l’encre d’humour. Le voyageur français sait notre vision « des » ailleurs, entièrement contaminée par Loti et Malraux pour l’Asie du Sud-Est, comme elle le demeure par Chateaubriand, Nerval, les Tharaud, Myriam Harry et T.E. Lawrence pour le Moyen-Orient et n’ignore pas avoir été précédé au Cambodge par ce aîné en dilettantisme tout aussi passionné et impatient que fut le jeune André Malraux des Conquérants et de la Voie royale. La mélancolie sied au spectateur français que lasse le sérieux de ses contemporains et Deniel-Laurent n’hésite pas à convoquer l’union de Pierre Loti et de Madame Chrysanthème en liminaire de son récit, comme pour avouer le secret qu’il ne percera pas entièrement et l’inutilité douce de lire son bel ouvrage, laissant aux ethnologues, aux anthropologues, aux historiens, aux politologues et aux sociologues, à tous les scientifiques vanité de décider de la véracité et de l’authenticité des islams et des bouddhismes.
Oui, le salafisme a pénétré l’Asie du Sud-Est. Doit-on pour cela comme les intellectuels de ma génération admirer Pol Pot d’avoir tenté d'exterminer les Chams musulmans ?
Donc « Il avait été une fois un royaume », le Champa dont les Chams, aujourd’hui séparés et disséminés entre Cambodge et Vietnam, demeurent les héritiers. Un peuple anciennement bouddhiste et à présent à demi musulman qui oscille entre soumission à la Ummah et fidélité à la terre de ses ancêtres.
Quand vous aurez fini de lire ce beau récit, vous aurez rencontré nombre de personnes remarquables, ceux-là mêmes, que vous n’auriez pas vus, en vous rendant vous mêmes sur place :
« Le touriste ou le visiteur de passage, s’il pèche par fainéantise, distraction ou frilosité, risque fort de ne rien apercevoir de la présence chame au Cambodge. Il est vrai que les approximations statistiques nous indiquent que les Chams – auxquels on a tendance à amalgamer les microminorités musulmanes, descendants de Malais, de Javanais, Indiens, Tamouls, etc. - ne représenteraient guère que 5% de la population cambodgienne, ce qui correspond à quelques quatre cent mille âmes. Puis ce n’est pas dans les circuits touristiques d’Angkor, les restaurants branchés de Phnom Penh ou les « bars à coquines » qu’on aura la chance de croiser des Chams « visibles. » …
Je laisse au lecteur le plaisir d’entreprendre un voyage en terres d’islams divers sous pavillon asiatique et sous la bonne conduite d’un guide aussi humble qu’empathique. Je lui dédie cet éloge comme une offrande. En effet, quand le lecteur refermera ce délicat volume fort talentueusement illustré, il conservera mémoire de visages, de noms et de fragments de vie remarquables. Cheminant il aura rencontré dévots, magiciens, sacrificateurs, simples pécheurs, hommes ordinaires, jeunes filles et femmes : en quelques pages le cinéma de Rouch, l’Inde fantôme de Louis Malle, les carnets de Chris Marker et de Pasolini…
Chacun d’entre eux semble avoir repris à l’intention du lecteur français l’œuvre du grand Christophe, immortel inventeur des Fenouillard, chargés de rappeler à l’électeur que Saint-Rémy-sur-Deûle (Somme inférieure), pas plus que Paris (Seine) et que la France même, ne sont centres du monde. En un mot Ailleurs existe. Là-bas, la révolution numérique est en marche et la possible uniformisation de l’islam avec elle, une religion, un peuple, un Empire-monde, opposé à une autre standardisation en faveur de laquelle nos compatriotes, d’un cœur souvent joyeux, ont voté en ce premier dimanche de mai.
A chacun de nous, Chams, Français, Vietnamiens, Cambodgiens de nous souvenir que le monde n’est beau que d’être divers et mouvant : qu’aucune civilisation ne meurt tout à fait et que notre vieux monde, semblable à une mer après une succession de grands naufrages, fourmille d’épaves et de trésors à chérir et à faire fructifier, âme par âme, pied à pied, jour après jour, à chaque point du globe, avant que tout ne meure.
Je sais gré à ce livre d’avoir su, à chaque étape du récit, conserver la neutralité bienveillante nécessaire à toute relation - l’exact contraire du naturalisme ricanant comme de l’hagiographie compassionnelle- l’exacte distance, qui fait de la vie un voyage et non pas une arène où chacun vocifère, certain d’avoir raison, jusques à saturer de cris et de d’ordures l’espace, et nous faire oublier et les oiseaux du ciel et la beauté des choses : cette nature lamartinienne dont il est de bon ton aujourd’hui de médire et qui longtemps inscrivit le désir d’harmonie au cœur de l’âme humaine. Le moyen d’oublier la splendeur des visages et l’audace des rêves primordiaux, inventeurs des temples, des jardins et des cimetières, faute desquels, en absence d’aucun honneur de vivre, nulle douceur de vivre ne subsisterait ?
Le dernier mot à l’auteur :
« Pour l’heure, prenons la mesure de notre privilège : l’islam cham n’est pas encore réifié. Il est vivant, truculent, paisible, pieux, polymorphe, chatoyant ; hospitalier. A chacun (e) de lui offrir les marques d’amitié et de curiosité qu’il mérite : il les rend au centuple. »