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L'épiphanie de la lumière et du feu

L'épiphanie de la lumière et du feu

Par  

Le Feu est sans doute le roman le plus autobiographique de D'Annunzio, quand bien même il n'entretient que des rapports fort lointains avec ce qui se nomme aujourd'hui « auto-fiction » appellation vague, comme souvent les formules récentes qui veulent redonner à de vieilles coutumes l'attrait pédantesque du nouveau. D'Annunzio, pas davantage que son lointain disciple Mishima, n'a besoin de ces subterfuges : ses poèmes, ses romans, ses discours disent sa vie qui s'invente au fur et à mesure comme une œuvre d'art.

Faire de sa vie une œuvre d'art, certes, c'est porter un masque – larvatus prodeo – mais un masque qui dit plus que la vérité, et non autre chose.  Mishima débuta son œuvre par les Confessions d'un masque, non pour s'en dissimuler mais pour s'en révéler, s'en revoiler, - donc se montrer comme il serait impossible de le faire par un simple état-civil ou un récit aux prétentions objectives ou réalistes. D'Annunzio, d'emblée, posa sur son visage le masque de l'Aède, - pour que sa vie soit, plus vaste que lui-même, à la mesure du Tragique et de la Joie, toujours indissociables, mais aussi par conscience aiguë que cette fonction choisie participe d'une impersonnalité active, d'une portée qui, sous le masque, dépasse infiniment ce « moi » psychologique et social auquel les biographes, parfois, sont tentés de réduire leur objet. Un auteur est auteur par vertu d'auctoritas, - qui, par étymologie, ainsi que le rappelle Philippe Barthelet, désigne « la vertu qui accroît ». Lorsque tout conjure à nous diminuer, il faut s'accroître, - et s'accroître non pour prendre et avoir, selon la commune ambition des cupides, mais s'accroître pour faire resplendir et jouir, s'accroître pour donner. L'épitaphe de D'Annunzio le dit parfaitement : « J'ai ce que j'ai donné ».

À D'Annuzio lui-même il fut beaucoup donné, mais recevoir est un art que peu conçoivent. Naître en Italie, recevoir ses dons de la terre des Abruzzes, et les recevoir avant, - de peu hélas, - la globalisation uniformisatrice, recevoir à la fois la Goia et la Morbidezza, les recevoir aussi, par « la blonde voile carguée de la salle d'étude » selon la formule de Montherlant, par une attention aux Lettres classiques qui lui livre le secret des syllabes d'or de Virgile, le nautonier, et de tous les autres, poètes, historiens, philosophes, - le privilège de D'Annuzio fut de faire de cette chance prodigieuse une fidélité, un devoir, une annonciation ainsi que le préfigure l'Ange de son nom. Ceux qui en resteront au D'Annunzio esthète décadent, sorte de Des Esseintes ornant sa tortue de pierreries, passeront à côté de l'ingénuité d'annunzienne, force qui va.

Je ne puis me défendre d'une certaine nostalgie pour le monde qui rendit possible D'Annunzio, - comme telle terre et tel climat rendent possible un vin profond, - et le glorifia. Ce monde prouvait ainsi qu'il ne se détestait pas encore, que les morose reniements ne l'atteignait pas, et enfin, que l'envie, la sinistre envie, - le plus stupide des péchés car il est à lui-même son propre châtiment, sans avoir été précédé d'aucun plaisir, - n'avait point encore étouffé l'admiration qui dilate les cœurs. Ni son génie, ni son savoir, ni ses innombrables conquêtes féminines, ni son faste d'endetté perpétuel digne d'un prince de la Renaissance ne le livrait pas alors à de notables vindictes, haines suries. Ceux qui le connurent notent que lui-même ne disait du mal de personne. Sans doute n'avait-il nul besoin de ce piètre subterfuge de la vanité planquée. On connaît le mot d'Oscar Wilde : « Dire du mal des autres est une façon malhonnête de se vanter soi-même. » D'Annunzio, lui, se vantait ingénument, dans cet « esprit d'enfance retrouvé à volonté » selon la définition baudelairienne du génie.

Comment eût-il dilapidé son temps à médire d'autrui alors qu'il se songeait, en ses contrées, avec Virgile et Dante, l'une des trois stations décisives de l'esprit immémorial du poème absolu, dont tous les autres poètes n'étaient que les intermédiaires et les passeurs. Orgueil ingénu dont on peut sourire, mais d'autres ne furent pas en reste. Ne citons que Byron, Chateaubriand ou Hugo, - auquel par ses « tables » spirites tous les esprits de et tous les temps s'adressèrent, y compris l'Esprit de l'Abîme et la Mort elle-même. Pour aller loin, il faut venir de loin. La formule vaut doublement ; il faut venir de loin dans sa propre civilisation pour en porter aux contemporains la plus exquise et violente provende ; il faut venir de loin dans le temps lui-même, qui n'est pas seulement un temps historique, mais un temps cosmique, se souvenir de la profondeur du temps, de cet « azur qui est du noir » selon la formule de Rimbaud, - profondeur physique autant que métaphysique, organique et harmonique, pulsation fondamentale dont naît toute prosodie.

Sans doute est-ce là un des secrets du « carpe diem » que D'Annunzio pratiqua à sa manière. Bien cueillir, saisir sa chance, cela n'est donné qu'à ceux qui savent que le temps n'est pas ce qu'il paraît être à ceux qui ne le perçoivent que linéaire, courant vers une fin utile. Otium contre negocium, affirmation contre négation, - la condition nécessaire suppose un dégagement farouche, un recours à des libertés perdues et des vastitudes oubliées. Son vœu, son aveu, faire de sa vie une œuvre d'art, suppose que jamais la fin ne justifie les moyens. C'est ainsi, précisément, que l'œuvre d'art est une courbe qui va d'une nuit antérieure à une nuit ultérieure en passant par tous les fastes chromatiques du drame solaire pour revenir sur elle-même, en cet Ourouboros qui figurera sur le blason de Fiume. Venir de loin, aller loin, venir de la pierre, du végétal, de la lumière sur l'eau près de l'horizon, et aller plus loin que l'humain, non selon quelque absurde théorie darwinienne, mais simplement par le courage d'être soi - à nul autre pareil, non comme sujet mais comme instrument de connaissance  - d'être soi, dans ce double regard platonicien, à la fois ici et maintenant et dans  l'allée des cyprès, comme il est dit sur les feuilles d'or orphiques, - où il nous faudra choisir « entre la source de Léthé et celle de Mnémosyne ».  

Ce que nous pouvons saisir de façon synchronique, par un regard rétrospectif sur la vie et l'œuvre de D'Annunzio, ce roman, Le Feu, en offre une vision diachronique. Nous y voyons le démiurge éclore de l'écorce morte de l'homme asservi. La temporalité du roman dispose aux autres temporalités, celles du poème, de la confession, du théâtre, elle en décrit la genèse et nous donne à comprendre quel esprit fut épris, et pour quelle exigence, du « don olympien » au point d'y régler son existence dans une coïncidentia oppositorum de l'hédonisme le plus luxueux et de l'ascétisme le plus martial. Tout sacrifier pour ne rien sacrifier, « brûler sans jamais se consumer », sachant qu'il est des sacrifices qui crapotent et d'autres qui s'élèvent en flammes hautes, « feu mêlé d'aromates » comme le disait Héraclite, flammes de joie que Venise protège en ses « créatures idéales » car elles vivent, par la vertu du double-regard, dans tout le passé et dans tout l'avenir : « En elles, nous découvrons toujours de nouvelles concordances avec l'édifice de l'univers, des rapprochements imprévus avec l'idée née de la veille, des annonces claires de ce qui n'est chez nous qu'un pressentiment, d'ouvertes réponses à ce que nous n'osons demander encore ». 

Le roman sera ce nécessaire espace intermédiaire entre la nostalgie et le pressentiment, entre la géologie de la conscience et sa fleur ultime, la plus légère ; entre le cosmos et l'absolue solitude humaine : « Et il dénombra les aspects de ces créatures toujours diverses ; il les compara aux mers, aux fleuves, aux prairies, aux bois, aux rochers, il en exalta les auteurs (…), ces hommes profonds qui ne savent pas l'immensité des choses qu'ils expriment ». Le roman sera le récit de ce « ne pas savoir encore ». Le sensible est préfiguration de l'intelligible, la physis, le préambule de la métaphysique, - laquelle, comme son nom l'indique, vient après, - de cette zone encore inconnue du futur où le temps sera pour nous, et non seulement en lui-même, « l'image mobile de l'éternité » selon la formule de Platon, - l'esprit alors transformé « in una similitudine di menta divina ».

Pour nous et non seulement en lui-même, - toute l'annonce se révèle dans cette similitude désirée, sempiternelle « aspiration des hommes à franchir le cercle de leur supplice quotidien ». La grande amitié de D'Annunzio, sa générosité, fut de vouloir accompagner cette aspiration, ne point la garder pour soi, la favoriser, y compris, ensuite, dans l'action, dans la belle utopie libertaire et sociale de Fiume, - laquelle, au contraire d'autres utopies, hélas réalisées, voulut garder mémoire, ne pas être « table rase », mais « palpitation des Hamadryades et souffle de Pan », ressac du beau passé « génie victorieux, fidélité d'amour, l'amitié immuable, suprêmes apparitions de sa nature héroïque », dressés, vivaces, contre « l'oppression de l'inertie  et l'ennui amer ». Le Feu est le récit de cette attente, de cette attention, de cette victoire ingénue : « Et toute l'innocence des choses qui naissaient pénétrait en nous ; et notre âme revivait je ne sais quel rêve de notre lointaine enfance… INFANTIA, la parole de Carpaccio ».

 

Comment ne pas être alors en butte aux adultes, autrement dit aux adultérés de « l'ennui amer ». Dénigrer la grandeur fut, de tous temps, le triste divertissement du Médiocre ; tenu à quelque en-deçà de la vie, il s'indigne de ceux qui n'y consentent pas. N'ayant rien à faire valoir, aucun talent, aucun style, qui l'eût à son tour rangé dans la catégorie des conspués, - il ne lui reste enfin que la morale moralisatrice et de nous redire, avec une délectation morose, que les hommes de talent ou de génie, furent de méchants hommes. Un film récent sur la dernière période de la vie de D'Annunzio dans sa luxueuse résidence surveillée, s'intitule justement Il cativo poeta, le méchant poète, on oserait dire le méchamment poète. Cativo se dit aussi de l'enfant turbulent, indiscipliné, débordant d'énergie. Comme Fernando Pessoa, D'Annunzio fut un « indisciplineur » au seuil des temps qui allaient connaître la société de contrôle, annoncée, entre autres, par Foucault et Huxley.

Comme Dante lance Virgile dans la bataille, D'Annunzio précipite le Paradis de Dante en un contre-monde à celui où nous serions contraints de vivre sans le recours offert, mais hélas si rarement accepté. Le paradis est musique, certes, harmonie des sphères, nombres qui dansent, ailleurs, très-loin, mais il est aussi ce qui se choisit et se compose ici-bas. Les grands soufis, tel Rumî, ne disent pas autre chose : le paradis de l'au-delà n'est offert qu'à ceux qui l'inventent ici-bas, amoureusement, en proximités ardentes. Le sensualisme que certains reprocheront à D'Annunzio est une forme de l'esprit « qui souffle où il veut » Or, l'esprit, le souffle, se perçoit sur la peau qui est un organe de perception, comme le sont la vue et l'ouïe, et comme nous le sommes tout entiers, sitôt nous cessons de nous représenter nous-mêmes, de nous éloigner dans un représentation psychologique ou sociale. Il faut enfin pour faire un paradis, tout connaître, et nous nous garderons de séparer arbitrairement le biblique et le païen, et particulièrement en Italie, où les Saints et les dieux-lares sont complices de nos craintes et de nos bonheurs.  

Sans volonté édifiante, l'œuvre de D'Annunzio n'est pas sans enseignements théoriques ou pratiques. Comment ne pas passer à côté des êtres et des choses ? Comment être au monde sans être entièrement du monde ? Comment rendre aux paysages, au visages, aux corps leurs dignités insaisissables ? Comment voir extrêmement dans une attention de diamant, d'un regard, toutes les facettes d'un instant ? La réponse est dans les mots, qui ne nous appartiennent pas, et que nous servons, comme la navette du tisserand. La langue riche, opulente, ondoyante de D'Annunzio, - à laquelle désormais les critiques, sinon les lecteurs, préfèrent l'idiome rabougri de « l'économie des moyen », - s'accorde précisément aux nuances de la perception. Pourquoi se dérober, sinon pour complaire à l'incuriosité, aux mots précis et à l'ampleur de la phrase ? D'Annunzio eut ce courage - paradoxe de l'orgueil qui s'abolit dans son extase - de n'être pas exclusivement préoccupé de lui-même, mais du vaste et de l'infime, de l'immensité maritime et du détail exquis ; de la nature étrange et grandiose et du luxe qui se repose entre ses mains, vases, sculptures, bijoux baudelairiens, tissus pour voiler et dévoiler des gorges palpitantes. Le mot rare alors n'est pas une afféterie mais une politesse due à la chose nommée, un rituel déférent, preuve que l'auteur distingue la chose, en fait une cause, et l'honore par son nom exact. 

Chez D'Annunzio, les mots rares, loin de faire penser au labeur du philologue évoquent, dans les touffus feuillages de la prose, le ramage tourbillonnant des oiseaux au matin ; les silhouettes inconnues apparues au soir tombant dans les ruelles vénitiennes, - mots emblématiques, refermés sur une énigme qui se divulguera au lecteur, s'il y consent. Voici Le Feu, « volatil et versicolore » dont, selon la devise citée, nous brûlerons sans en être consumés ; voici les phrases les mieux emportées dans la belle traduction d'Herelle ; voici la troublante et troublée Foscarina ; voici toute la civilisation italienne dans ses œuvres, jusqu'au vergues des navires, et les « demeures aux cents portes habitées par des présages ambigus », voici Wagner, voici la vie et la mort, voici la mélancolie et la puissance ; voici «  le courroux de la mer sur la lagune ;, voici la destruction et la création, voici la « lande stygienne » ; et voici, surtout, la lumière qui embrasse tout le livre, -  celle du Songe de Sainte-Ursule de Carpaccio. Voici en phrasés, en ondées, en soleils, à l'ombre d'ambre des pierres multiséculaires, et en musiques nobles et tarentelles de transes et d'ivresses, le roman de l'épiphanie de la clarté et du feu.


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