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L’enseignement des lettres selon Mère Simoulin

L’enseignement des lettres selon Mère Simoulin

Par  

Mère Anne-Marie Simoulin (1928-2014) était la prieure générale des dominicaines du Saint-Nom-de-Jésus de Toulouse. En 1975, après avoir vu certaines de ses sœurs  s'établir à Saint-Pré, près de Brignoles, elle décida de refonder à Fanjeaux (Aude) avec l'aide de vingt religieuses une branche qui conservât les normes traditionnelles de l'ordre. Les deux cents dominicaines enseignantes dépendant aujourd'hui de cette famille de Fanjeaux sont établies dans 14 écoles de filles pour l'essentiel en France mais également à l'étranger.

Aux parents de nos élèves,

Mère Prieure m’a demandé de vous entretenir d’un sujet qui nous est cher, mais qui soulève quelques objections de la part de certains parents ou de certains maîtres d’autres établissements qui, par intérêt ou par curiosité ou pour tout autre motif, s’intègrent dans nos modes d’enseignement. Leurs objections méritent que nous leur donnions les raisons de nos choix. Je vais donc essayer de le faire.

Pourquoi privilégions-nous les lettres au détriment des sciences ?

Après l’enseignement de la doctrine Chrétienne et de la philosophie, nous donnons, en effet, la première place aux lettres, mais sans le moindre mépris pour des sciences, dans le respect de leur finalité et de leur ordre propre, parce que nous savons que « la réponse dernière sur l’origine de la matière et de la vie et sur leur constitution intime, en peut donnée que par la philosophie et même par la foi. » Que nous le voulions ou non, le champ de vision des sciences est limité. Or, « les rêves prométhéens et les ambitions » séductrices mais fallacieuses des hommes de science hantent tellement l’imagination de nos contemporains qu’ils ne voient pas ou ne veulent ni voir ni consentir à reconnaître que « la recherche scientifique est moins élevée que la méditation philosophique » et bien moins élevée que la contemplation des vérités révélées. La technique a pris la place de la réflexion, l’informatique celle de la mémoire. Les chercheurs se multiplient, les penseurs se raréfient et les hommes d’oraison tendent à disparaître.

Le monde moderne donne la primauté à la recherche scientifique tandis que nous voulons la donner à la réflexion, à la méditation et à l’étude des belles lettres, convaincus qu’une bonne formation littéraire et philosophique sert la science et aide les hommes de science. Nous reconnaissons en même temps les qualités de discipline intellectuelle, d’ordre, de rigueur, d’exactitude et de précision que développent les études scientifiques.

Mais,

  • Si les mathématiques, qui ont pour objet la quantité et l’ordre, l’étude des êtres abstraits, ainsi que les relations qui existent entre eux, développent toutes ces qualités, elles ne nous permettent guère de mettre de l’ordre dans nos passions et dans le concret de notre existence.
  • Si la botanique nous apprend, par exemple, comment s’ouvre un bouton de fleur, elle ne nous dit pas comment ouvrir notre cœur à l’amour, à l’amitié, aux autres et à la grâce.
  • Si la géologie nous montre comment se manifestent les volcans, et qu’il vaut mieux fuir devant une éruption volcanique que de vouloir l’arrêter, elle ne nous apprend pas comment maîtriser l’explosion de nos passions.
  • Si la physique nous enseigne les lois de l’équilibre, elle ne nous apprend pas comment maintenir l’équilibre entre l’âme et le corps.
  • Si la chimie, à son tour, nous révèle les différentes réactions des substances chimiques les unes sur les autres, elle ne nous dit pas comment entretenir de bonnes relations entre nous.
  • Si la cosmologie nous aide à connaître le lever et le coucher des astres, l’influence du soleil et de la lune sur le monde, elle ne nous apprend pas comment la lumière divine peut pénétrer à l’intime de notre âme.

Seules la théologie, la philosophie et les lettres, les belles lettres, nous livrent et nous font pénétrer ces connaissances.

Quand nous disons Lettres, nous entendons non seulement la langue française, mais les langues mortes que nous essayons, non sans peine, de rendre vivante, c'est-à-dire le latin, le grec, et les langues étrangères – dans notre maison, l’anglais et l’espagnol – dont je ne vous entretiendrai pas, sachant que l’esprit dans lequel sont enseignées ces langues est celui que nous voulons. Je ne vous parlerai point, non plus, ni de la grammaire, ni de l’orthographe, bien utiles cependant à l’expression claire, sinon belle, des idées exprimées, mais je vous parlerai précisément des textes anciens que nous faisons lire et étudier aux élèves. Mettre les enfants en contact direct – et non à travers des commentaires ou avec des digests souvent indigestes – avec une pensée vivante, droite et belle, tel est notre propos. Par ce moyen, nous voulons leur apprendre à penser droit, à s’exprimer clairement et le plus bellement possible, et à vivre droitement, c’est-à-dire en chrétiennes. La lecture des textes sacrés se fait de préférence pendant les cours de Doctrine Chrétienne et celle des textes profanes pendant les cours de français, de latin, de grec et de langues vivantes. La traduction des textes de latin liturgique se fait jusqu’en classe de 2nde, non pendant le cours de latin proprement dit, mais pendant un moment strictement réservé à cette étude et de toute autre manière d’un texte de César ou de Cicéron… Nous pénétrons le texte de manière à ce qu’il devienne prière et non dissection littéraire. Nous refusons de prendre les textes liturgiques comme matière scolaire, leur faisant l’honneur de les réserver pour des exercices spirituels plus élevés, comme nous refusons d’utiliser les beaux textes poétiques pour l’acquisition de l’orthographe ou de  la grammaire. Avec les élèves de classes de 2nde, 1re et philosophie nous traduisons en latin des textes de saint Thomas d’Aquin, saint Augustin, Prudence et en grec le prologue de saint Jean, des extraits de saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nysse, etc…

La lecture des écrivains, des grands écrivains surtout, nous révèle le mystère de l’homme. Tel est le privilège des grands écrivains, évoquer en profondeur le mystère de l’homme, de la vie, du monde, d’où l’importance du choix des lectures à proposer aux enfants, dès les plus petites classes. À ce propos, je dois vous dire que nous avons eu la joie de lire dernièrement qu’une voix autorisée, qui n’est autre que celle du souverain pontife régnant, le Pape Benoit XVI, condamnait Harry Potter par ces mots : « Derrière Harry Potter se cache la signature du roi des ténèbres, le diable. » Pouvez-vous après cela, et comment pouviez-vous même avant, offrir à vos enfants les livres de Madame J. K. Rowling, qui s’est fait une fortune au mépris de l’âme de vos enfants ? Nous sommes souvent affligés de voir entre les mains des enfants des livres de très mauvaises qualité, aux images souvent laides, aux caricatures déformantes et méchantes, au vocabulaire grossier, aux couleurs agressives. L’art et le goût semblent ne plus avoir lieu où reposer dans notre monde. Aidez-nous à développer ces valeurs chez vos enfants et autour de vous, au lieu de critiquer la sévérité de nos propos. Développez le goût, l’amour du bien, du beau, et du vrai chez vos enfants en ne leur offrant que de bons et beaux livres. Méfiez-vous-même de certains livres de piété médiocres, moralisants et dépourvus de qualités artistiques. Vous savez aussi bien que moi, sinon mieux, que tout autour de nous, est laid et agresse les yeux, l’esprit et le cœur de vos enfants. Les panneaux publicitaires, les affiches, les journaux, sauf rare exception, la TV et le cinéma que fréquentent trop certaines enfants, rivalisent les uns avec les autres en mauvaise qualité. Ce sont des organes non seulement de désinformation mais de diffamation qui salissent et abîment le cœur de vos enfants. Pour votre tranquillité, ne les installez pas devant un poste de TV mais promenez-les en leur faisant admirer les beautés de la Création, offrez-leur des jeux nobles ou donnez-leur de bons livres. Où trouver, en effet, le contrepoison à cette laideur sinon dans la belle littérature ?

Dès les plus petites classes, dès qu’un enfant sait lire, il importe de ne mettre sous ses yeux que de que de belles images et de belles pensées adaptées à son âge. J’ai essayé de trouver dans les livres de lecture pour enfants du CP des pages qui, par comparaison, puissent illustrer notre pensée. Je les joins simplement comme exemples positifs et négatifs de ce que je voudrais vous faire sentir. Et je n’ai pas choisi ce qu’il y a de plus laid comme exemple négatif.

Je voudrais maintenant vous entretenir de la littérature grecque et latine, car, comme la littérature française, elles sont très riches. Certains voudraient que nous limitions aux auteurs chrétiens, après la Révélation, les lectures à proposer à nos élèves et ne comprennent pas l’importance que nous donnons aux auteurs anciens, sous prétexte qu’ils étaient païens. Saint Paul ne nous dit-il pas que la grâce transcende la nature et ne l’abolit pas ? À vouloir surnaturaliser tout, on risque de tomber dans l’infrahumain car, comme disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête. » Méfions-nous donc de l’angélisme et sachons reconnaître la vérité et le bien partout où ils se trouvent. C’est pour cette raison qu’avec nos élèves nous lisons les auteurs grecs et latins dans le texte originel chaque fois que c’est possible, sinon, dans la meilleure traduction possible, sachant que toute traduction est une trahison et que rien ne remplace le contact direct avec le texte. Parce que les Anciens n’ont pas eu la chance de vivre après la venue de Notre-Seigneur Jésus Christ, parce que leur science est tronquée, parce que les dieux qu’ils vénèrent sont faux (or les dieux officiels, auxquels les meilleurs d’entre eux adressaient des prières admirablement pures et saintes, ne correspondent pas à la notion du divin qu’ils avaient. Le dieu symbole de l’idéal, le Dieu des idées platoniciennes correspondaient aux aspirations les plus profondes de l’âme humaine mais ils n’avaient pas de nom pour ce Dieu.) Parce que la grandeur que nous relevons chez eux se limite souvent aux valeurs de noblesse et d’héroïsme inscrites dans la nature, devons-nous les passer sous silence ? Non. Et je vais vous donner pour preuve quelques exemples.

Lorsque Homère, qui vivait au IXème siècle avant JC, place ces mots sur les lèvres d’Eumée, le porcher d’Ulysse, dans le chant XIV de l’Odyssée : « tout mendiant est un envoyé des dieux », ne pouvons-nous dire que c’est sous l’effet de la grâce christique, par anticipation, sous la loi de nature qu’il prononce ces mots, et les rapprocher de ceux de Notre Seigneur rapportés par Saint Matthieu au chapitre XXV, v. 34-41 : « en vérité je vous le dis chaque fois que vous l’avez fait au moindre de mes frères que voici, c’est à moi que vous l’avez fait. » ?

Et la fidélité de Pénélope, qui attendit son mari vingt ans durant, faisant le jour la tapisserie qu’elle défaisait la nuit, pour déjouer les prétendants qui attendaient la fin de son travail pour décider qui l’épouserait, n’est-elle pas fidèle aussi aux mots de Don Pélage s’adressant à Dona Honoria, dans le « soulier de satin » de Claudel : «  Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consentement. Cela qu’elle m’a donné, je ne pourrais le lui rendre quand je le voudrais. » ? N’est-ce pas la fidélité à la loi naturelle inscrite dans le cœur de tout homme, à laquelle devraient se référer beaucoup de nos contemporains ?

La nostalgie de son retour à Ithaque n’est-elle pas aussi chez Ulysse la manifestation de son attachement aux siens, à sa terre natale, à sa patrie ?

Et que dire d’Antigone, cette jeune fille magnanime que Sophocle au Vème siècle avant JC a magnifiée ? Pour rendre les honneurs funèbres à son frère aimé, Polynice, par fidélité aux lois divines et à l’amour fraternel, elle osa braver le tyran, son oncle, Créon, qui avait interdit de l’ensevelir. Elle eut le courage de lui dire : « je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui, ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait le jour où elles ont paru. » Voici, fondée en lettres d’or, avant de l’être en lettres de sang, la loi naturelle. Et à cette même Antigone qui, s’acheminant vers son tombeau, s’écria dans un moment de trouble : « quel droit divin ais-je offensé ? A quoi bon, malheureuse, porter tes regards vers les dieux ? » Péguy répondra au XXème siècle par la voix de Jeanne d’Arc : « Mes voix ne m’ont pas trompée. » C’est encore Antigone, qui, dans un sursaut d’amour que j’appellerais volontiers charité, ajouta : « Si l’erreur est des autres, je ne leur souhaite qu’une chose : qu’ils ne souffrent pas de peine lourde que celle qu’ils m’infligent aujourd’hui, à moi-même, contre toute équité. » Ne mérite-t-elle pas notre admiration ?

Revenons à Homère et relisons dans le chant VI de l’Iliade, les adieux bouleversants d’Hector et d’Andromaque, et dans le chant XXIV, la supplication du vieux roi troyen Priam, qui s’agenouilla devant son ennemi Achille, le meurtrier de ses fils et de son dernier fils aimé, Hector, pour lui demander humblement son corps afin qu’il puisse l’ensevelir dignement. S’adressant à lui, il fit appel à ce qui était le meilleur et le plus sacré chez les meilleurs des anciens : le respect du sacré et la piété filiale : « souviens-toi de ton père, Achille… Va, respecte les dieux, et, songeant à ton père, prends pitié de moi. Plus que lui encore, j’ai droit à la pitié ; j’ai osé moi, ce que jamais encore n’a osé mortel ici bas : j’ai porté à mes lèvres les mains de l’homme qui m’a tué mes enfants. »

Dans « Œdipe à Colone » de Sophocle, quatre siècles plus tard, Antigone rejoindra Priam, apprenant à son vieux père le pardon lorsqu’il refusait de recevoir Polynice, son fils ingrat : « c’est toi qui lui donna le jour : t’infligea-t-il dès lors les pires avanies, tu n’es pas en droit, père, de lui rendre, toi, le mal pour le mal. » pouvons-nous rester insensibles devant ces exemples comme devant Ismène, la sœur d’Antigone, lorsque parlant de son vieux père, elle s’écria : « lorsque c’est pour un père que l’on prend de la peine, il ne faut pas parler de peine. »

Je termine avec le grec que cet aphorisme qu’Eschyle, dans « l’Orestie » mit dans la bouche de Cotyphée : « on n’est jamais trop vieux pour aller à l’école de la vérité. »

La littérature latine est moins riche mais Virgile pourrait donner un enseignement utile à ceux qui nous gouvernent, leur appliquant les mots qu’Anchise dictait à son fils aîné à la fin du chant VI de « l’Eneide » lorsqu’il lui révélait la mission qui l’attendait : « A toi, Romain, qu’il te souvienne d’imposer aux peuples ton empire. Tes arts à toi sont d’édicter les lois de paix entre les nations, d’épargner les vaincus, de dompter les superbes », c'est-à-dire les orgueilleux. Ce sage conseil ne nous rappelle-t-il pas les mots du Magnificat ? Et lorsque Virgile chante l’amitié de Nissus et Euryale au livre IX de son « Eneide », ne nous donne-t-il pas une belle évocation de ce qu’est la véritable amitié ?

Mais, me direz-vous, ces exemples, et il y en aurait beaucoup d’autres à citer, sont exceptionnels ! Toute la littérature antique ne s’élève pas à ce niveau. C’est vrai et notre littérature française elle-même n’est pas toujours exemplaire. Cependant, les œuvres littéraires ont ce mérite, ce privilège de recréer la vie humaine, de nous présenter des exemples bons ou mauvais, que nous apprenons aux enfants à juger. Et je rappelle que, jusqu’en classe de 2nde, nous ne donnons à lire à nos élèves que des œuvres positives. Ces exemples nous permettent de former leur cœur et leur esprit, à condition que nous ayons une armature intellectuelle, morale et spirituelle assez forte et assez vive pour porter des jugements de valeurs sur les œuvres.

Parents et professeurs, nous témoignons de ce que nous sommes, responsabilité terrible. Mais la « pitié, la pureté et la vérité de Dieu » nous ont touchés au vif de notre être et brûlés au cœur de notre cœur selon le père Calmel, nous devons pouvoir armer les enfants pour le dur combat qui les attend, appuyés sr le Seigneur.

Puissiez-vous convenir qu’une bonne et solide culture littéraire et philosophique est indispensable à vos enfants et doit précéder la culture scientifique ! Tel est notre souhait, accompagné de mon merci pour votre patience à m’écouter.


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