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Jugement dernier de Michel-Ange : Lui et Lui 2/2

Jugement dernier de Michel-Ange : Lui et Lui 2/2

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Commandée par le Pape Jules II (Giuliano della Rovere, 1443-1513), faite en 1536-41 quand Michel-Ange avait 61-65 ans, elle suit la genèse et le plafond de la chapelle Sixtine sur le mur de l'autel avec une distance de trente ans pendant laquelle Michel-Ange a mûri, porté sa croix d'auteur hors du commun (persécuté par les Médicis, puis gracié, toujours hanté par la tombe de Jules II, son ami et pape !). Il ne faut pas oublier sa destination utilitaire liturgique : faire un fond de l'autel. Il en existe une magnifique copie au premier Musée des monuments français (1795-1816) d'Alexandre Lenoir aux Couvents des petits Augustins (actuelle chapelle des Augustins à l'École Nationale des Beaux-Arts) avec, à proximité, des moulages de ses statues.

Il a fini la tombe de Jules II (avec Moïse dont la description par Sigmund Freud (Israélite Morave) tire par la barbe et les cheveux le prophète …) à San Pietro in Vincoli à Rome et le mausolée des Médicis avec Aurore et Crépuscule, Jour et Nuit à Florence.

Cette excendance sensuelle montre aussi un autre aspect de la période pendant laquelle l'Italie n'existait pas et pendant laquelle aucune interprétation actuelle du monde extérieur (du pouvoir, de l'idéologie, des finances…) - sauf erreurs anachroniques de l'herméneutique - n'était possible : l'Italie était une somme d'Etats pontificaux et d'Etats-villes libres qui se livraient des guerres "en dentelle", sans merci et sans issues, fratricide et sans idéologie autre que " la charité chrétienne".

La transcendance du message est claire : le messianisme chrétien, voire humaniste, passe par ce jugement de valeurs culturelles civilisationnelles (principalement entre le bien et le mal, l'un et le multiple, l'individu et le collectif) : chacun de nous sera confronté à ce qui est au-dessus de la Moralité (en notre Dieu-Père) et ce qui nous est imminent : nous-mêmes "notre racine carrée", notre substance humaine. ("Racine carrée" humaine ou "substance" humaine : la racine carrée de la variation est la déviation standard dans la stochastique (déviation standard) par rapport à la moyenne. Cette œuvre accomplit son souci de transformer la beauté extérieure (il bel di fuor) à l'image du coeur (imagine del cor) par un simple modelé et des contours pour démontrer « l'effet d’âme » dont Socrate sculpteur avait parlé.

Le transfert du sujet de ladite fresque (j'appelle "le transfert" tout anachronisme entre époques mais aussi l'autre influence du contexte herméneutique, c'est-à-dire entre la narration voulue par l'auteur et la narration perçue par le spectateur et la narration intercalée de l'interprète…) est quasiment impossible ou peu important. Dans la métaphysique, il n'y a, à mon sens, pas d'anachronisme possible : tout ce qui y est, y appartient comme une catégorie, une idée platonicienne, et non comme une forme accidentée aristotélicienne. Chez le plus grand, Socrate, c'est l'Homme Lui-même qui est sa propre métaphysique dans ce qui est universel et individuel : c'est le premier ante-paléo "chrétien" antique. L'anachronisme : je comprends par anachronisme ce qui, dans l'esthétique ou l'histoire de l'art, est défini par Daniel Arras ou Jean Clair : l'appréciation selon ses valeurs dans l'herméneutique du spectateur détachées de l'herméneutique de l'auteur.

Il n'y a pas de perspective dans cette fresque (pourtant la perspective géométrique était la fierté de la première renaissance de Brunelleschi et Alberti et de leur groupe : Ghiberti, Masaccio, Uccello… à Florence avant Michel-Ange et "sfumato" de Léonard a participé à l'invention de la perspective atmosphérique). Il n'y a que des volumes et des couleurs dites acides. Il n'y a pas cette noirceur monochrome moderne dont la vacuité de sens se cache derrière une éloquence intellectuelle sur la matière. Ni cette profane naturalisme spiritualisée et blasphématoire dans l'éloquence actuelle (je fais allusion à Andreas Serrano et son Piss Christ : une photographie de crucifix plongé dans l'urine qui a permis une expérience excendante aux responsables de l'Église). La provocation, l'abstraction, voire le conceptualisme contemporain sont des impasses dans la recherche picturale comme c'était le cas de la perspective linéaire au temps de la Renaissance de Paolo Uccello. Une seule approche partielle ne peut justifier l'homogénéisation de l'expression picturale. Il faut dire qu'il existe une peinture abstraite chargée de message (Marc Rothko, Pierre Soulage, Franz Kline, Joan Mitchell…) comparable au message iconique des iconoclasmes selon lesquelles, par la peinture des icônes, nous pouvons apercevoir Dieu, mais Dieu-Père, et non Dieu-Fils Jésus-Christ.

La phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, Paul Ricoeur, Louis-Marie Chauvet, Karl Raymond Popper ou d'Edmund Husserl (Israëlite Morave) est bien ficelée : tout ce que nous voyons, ce que nous apercevons, est un festin de sens (l'excédance sensuelle de Emmanuel Levinas et Denis Villepet ou le transcendantal rationnel d'Emmanuel Kant) mais, ce que nous comprenons, c'est le message vers le monde transcendant. Jésus symbolise le centre, le point de fuite ou plutôt l'intersection de toutes les parallèles dans le point de fuite, de Tout Humain, de tous les humains. C'est la porte du Divin, du Tout Divin. "Tous les points du corps temporel rencontrent partout le point de l'esprit éternel" (Marsile Ficin).

Il est "transsubstantiation", "conversio totius substanciae", il n'est pas virtuel, il n'est pas mutant, il est. Il est en tant que "référent" de l'inculturation comme expression ultime de la culture universelle, c’est-à-dire humaine et humaniste. Il n'est pas moderne au sens "muté", il est moderne car il est cohérent avec lui-même, en Lui (Dieu le Père), et en Lui (Michel-Ange). Il accompli ce que cherchent tous les artistes plasticiens modernes : il s'est "dégagé dans cette fresque de l'illusionnisme du réel et il a acquis sa propre dimension" (Maurice Merleau-Ponty). Cet humanisme divin mystique, "déocentrique", selon Marsile Ficin est séparé à la fois de l'humanisme moderne anthropocentrique des positivistes comme de l'humanisme dogmatique théocentrique de Saint Thomas d'Aquin, et il me convient au mieux. Les autres humanismes, théocentrique et anthropocentrique, ont permis un rejet d'autrui sous le prétexte de la mauvaise culture, ou mauvaise nature et l'instauration -in fine- des systèmes totalitaires.

La neuro-psycho-physiologie d'Antonio Damasio, suivant un peu Wilder Penfield, Ivan Pavlov comme Jaromir Hrbek (un pionnier Morave) est une irruption "scientifique" dans la "psychologie" : elle tente d'enlever le mystère de la perception individuelle en la reproduisant, tente d'assécher la créativité mystique par une rationalité (intelligibilité) des "preuves" (qui sont elles-mêmes raisonnablement, intelligemment construites dans le but de prouver ce qui est recherché). Le Théorème de Bayes, affirmant que la probabilité post-testée est une fonction de la probabilité pré-testée, est une évidence épistémologique et un dilemme phénoménologique. Ce théorème nous dit plus simplement que nous trouvons ce que nous cherchons plus probablement que ce que ne nous cherchons pas. C'est une évidence insurmontable du mystère de découverte car l'homme est incapable de nommer, et de gérer, et de découvrir son propre destin. De plus, les plus grandes découvertes sont impromptues.

En tous cas, les systèmes intellectuels de rationalité, de la logique, de l'intelligibilité, les systèmes transcendantaux opèrent uniquement dans une seule et unique approche culturelle civilisationnelle qui tente à une idéologie s'ils oublient la diversité qu'elle représente. C'est le cas si nous voulons réduire à la reproduction une psychologie humaine et un mystère Divin ! La catastrophe du 20ème siècle de cette approche en médecine physique/corporelle avec le slogan de "l'industrialisation de la médecine", nous mène directement à une impasse de l'humanité !

Il est désolant, honteux et scandaleux de voir que même les catholiques, les chrétiens se sont approprié cette unique logique utilitaire qui considère l'homme comme réifié, objet, numéro, item et pensent que la médecine n'est pas un art non reproductible aléthique mais une science exacte reproductible comme ses sous-disciplines (physiologie, pharmacologie, épidémiologie…). Si c'était le cas, on parlerait de médicinologie et non de médecine, de médicinologues et non de médecins !

Les théories, ou même les pratiques de cerveaux droit et gauche, paléocortex, système limbique, néocortex… ont une signification pour reconstruire d'éventuelles lésions, réparer, traiter, décrire des symptômes, etc. Elles n'ont qu'une signification utilitaire qui est à l'opposé de la beauté, vérité, Logos, Être… Elles n'ont aucune valeur ontologique.

La théorie de "la vérification des hypothèses" ("des tests / des preuves des hypothèses") est à la fois à l'origine du militantisme logique aristotélicien (Thomas d'Aquin-Marxismepositivisme…) et la fois sa propre tombe. Une idée peut paraître vraie dans sa branche extrême mais, dans son tronc, elle est déjà fausse. Karl Raymond Popper a très bien décerné ce problème et proposé une démarche appelée "falsification des hypothèses" pour sortir de cette impasse idéologique en démontrant le seuil à partir duquel une idée doit être perçue comme équivoque, ambivalente, voire fausse. C'est un vrai salut de la pensée occidentale !

En enlevant le mystère de la poïesis au profit d'une praxis, en reproduisant la perception et la création, la vérification des hypothèses tente de trouver un but utilitaire à l'art et à la création… Ses constructions rationalistes remplacent la poïesis artistique par la praxis utilitaire artisanale. Ceci est irrecevable dans le discours esthétique. C'est le retour du "génie de l'âme humaine" (Léon Trockij et Staline) !

La beauté enracinée dans la tradition culturelle est certes unie en Harmonie des formes, en Dieu, mais elle est culturelle. Elle est véritablement multiculturelle. La beauté dans chaque culture est communiée différemment. Pour les monothéistes, chrétiens voire seulement les catholiques cette inculturation est possible dans une forme de notre Sauveur Jésus-Christ qui permet l'excedance et la transcendance. Mais les autres formes culturelles ? Et comment communier avec elles (ces autres cultures) et eux (ces autres hommes) ? Je tente de répondre plus bas.

Lui, Michel-Ange, est moderne dans la composition, dans l'audace de la nudité (Gli Ignudi), dans la narration sans excès mais expressive, dans ses couleurs acides (une invention picturale de Michel Ange perfectionnée par ses suiveurs, Pontormo, Danièle de Volterra, Rosso Florentino … dont le résultat prouve que la valeur individuelle de couleur et de sa charge émotionnelle a des pouvoirs énergétiques et donc des pouvoirs structurants). Cette modernité n'a rien avoir avec la "modernité" des "modernes" (J. Baudrillard) qui prônent la mutation à la place de "l'éternel retour à la tradition" (André Derain ou Giorgio de Chirico ?) et qui prônent la réalité virtuelle a la place de la réalité réelle.

La narration iconographique est simple : c'est la narration du Jugement Dernier. La gravitation va vers ce centre iconographie ou iconique de notre seigneur, notre sauveur, notre juge Jésus-Christ. Il fait le vertex de ce tourbillon de composition. L’homme retrouve son individualité entre éternité et perdition : la narration transcendantale va aussi vers le centre : c'est le seul jugement, tout ce qui est mauvais sera écarté, tout ce qui est bon sera gardé pour attendre ce qui est éternellement humain. ("L'Éternellement humain" est un oxymore : tout ce qui est humain est temporel ou fini, tout ce qui est éternel appartient au divin, le concept d'individu perpétuel est une aporie) mais "la profondeur est toujours neuve" (Maurice Merleau-Ponty) ("la profondeur n'est rien ou c'est ma participation à un Être sans restriction.")

… Et pourtant, il y a le transfert en syncrétisme, le phénomène de l'accident et la perspective dans les figures dantesques et païennes de l'Enfer : fleuve Styx, Charon, Minos : veut-t-il, Michel-Ange, nous dire que nous sommes comme ses contemporains ou païens disparus mauvais par rapport à Lui, Michel-Ange ou Jésus-Christ, par rapport à la sévérité et sérénité Divine ? La temporalité de ces références accentue ce qui est éternel. "L'autoportrait" en visage de Saint Bartholomé est univoque : moi, Michel-Ange, je ne suis qu'un témoin, certes privilégié mais simple voyeur souffrant sans rôle de juge. Et les autres saints et saintes, images, font de même. Toutes les nudités exaltées charnelles peintes par Michel-Ange ont été cachées par Daniele da Volterra, Il Braghettone, peintre collaborateur et élève de Michel-Ange par la suite à la demande du cardinal Saint Charles de Borromée. (Catherine d'Alexandrie est l'exemple souvent cité). Les Élus peuvent s'approcher des instruments de la Passion : couronne, colonne, croix.

Quant à la sensualité masculine de Michel-Ange et son amour "socratique", ses Gli Ignudi, que je partage, il faut se souvenir que le Spedale degli Innocenti était l'hôpital des pauvres hommes et il y avait donc l'autorisation des dissections sur les corps masculins exclusivement. Ladite homo-hétéro-sexualité est une invention du dix-neuvième siècle et elle n'a aucune importance à l'époque du Divin. Cette notion apporte un "transfert" pudibond et inacceptable des valeurs moralistes complètement anachroniques et obscurcissantes. A l'époque de Savonarole ou Médicis et des boîtes de dénonciation, l'acceptation de l'amour socratique dans la société a varié de l'indifférence complète jusqu'à la mort par pendaison ! Donc, peu de changement de nos jours ! Ses amis, comme Francesco Granacci, étaient aussi ses compagnons dans l'art ou ses protecteurs. Ce dessin du corps humain selon le modèle vivant (ou plutôt cadavérique) était une véritable révolution dans le dessin de la Renaissance que nous avons du mal à saisir aujourd'hui.

Le corps y est un symbole qui donne sens à la réalité :

  • symbole de l'action/passion du libéralisme individuel contre le troupisme collectif ;
  • symbole temporel de notre fragilité anachronique de l’époque formidable qui exalte
  • l'omnipotence du Divin, ou d’un monstre surhumain athéiste au-dessus des masses ;
  • symbole sensible de la perception des sens et de ses adjectifs : sensoriel, sensitif,
  • sensuel, somatique et empathique….
  • symbole phénoménologique de l'entrelacement et non-confusion du sujet-artiste, sujetthème
  • et objet artistique ;
  • symbole herméneutique de la formulation du message artistique partant de la perception
  • et de l'expérience ;
  • symbole naturel du phénomène de la vie, organique, éphémère, non hiérarchisée, entité
  • unie et unité entière, aléatoire et ludique ;
  • symbole formel de l'imperfection immanente aux objets créés par l'homme : la perfection
  • appartient au divin ;
  • symbole qualitatif de la vanité, que tout change, du fait que l'existence humaine ne
  • fait de l'homme, malgré les prouesses et promesses technologiques, de lui, un surhumain :
  • il n'est ni immortel, ni transplantable, ni clonable, ni prothésable (cf. Paul Ricoeur à
  • propos des mutants) ;
  • symbole intellectuel de toutes les mesures, y compris de l’éternité ;
  • symbole spirituel de la finalité de la vie qui est la vie elle-même ;
  • symbole du mystère de l'incarnation christique, de l'alethéïa accomplie de l'Homme
  • enraciné, réel, non-réifié, libre (cf Jean Paul II à l'UNESCO) ;
  • symbole de l’évolution et de la succession historique : verbe-corps-image ;
  • symbole sociétal de la culture occidentale, symbole de l'Ethos du peuple Européen.

Cette fresque montre cette "inculturation chrétienne" (pour utiliser le mot de Claude Geffré en consonance avec "l'incarnation") dans sa dimension qui m'est si proche : dans la narration (car la peinture est une narration dans la langue iconique) dimension Socratique ("connais-toi toi-même") dont l'incorporation est le beau corps athlétique de Jésus Christ.

Le discours sotériologique veut affirmer que la culture universelle est christique, synonyme de "socratique chrétien" dans l'esprit de la profanité positive. « L’humanisme intégral » christique contemporain de Karol Wojtyla - Jean Paul II est une voie plausible pour sortir le christianisme de la christianisation du passé qui a colonisé des autres cultures auparavant par « acculturation » de Claude Geffré (effacement et destruction de la culture aborigène) ou « transculturation » du même auteur (dilution du christianisme dans le dogme transcendantal inexistant de la « résurrection culturelle »).

Pour conclure je cite l'éloge de cette fresque d'Elie Faure : …"Dégagé de tous les anciens dogmes, par-dessus le christianisme à peu près mort, par-dessus le paganisme qu'on ne peut ressusciter, par-dessus le judaïsme qui n'a voulu connaître que l'esprit, Michel-Ange est face à face avec l'idée divine, aux prises avec le symbolisme éternel. Quand il touche au symbole suprême, quand il se sent au bord de l'abstraction dernière, au bord de Dieu, pris d'épouvante à l'idée de sa solitude, il tente un effort désespéré et, réalisant d'un seul coup le plus haut équilibre, il fait entrer violemment dans la forme le néant qu'il vient d'entrevoir."

Que Dieu Nous Garde !


Jugement dernier de Michel-Ange : Lui et Lui 1/2
Jugement dernier de Michel-Ange : Lui et Lui 1/2
Nicolas Poussin
Nicolas Poussin
Le regard du peintre Michel Das nous invite à la narration
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