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La nausée de Sartre, un élan du cœur (1/3)

La nausée de Sartre, un élan du cœur (1/3)

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La prière peut émerger dans l’art, comme ce qui relie l’auteur et son interlocuteur à Dieu, suivant des stratégies différentes. Ces stratégies sont issues de la somme des péchés de l’artiste et de ses différends avec le Père. Celle sur laquelle nous allons nous attarder est aussi la plus insidieuse et perverse. C’est celle du détournement de Dieu, bien connue des modernes et des idéologues. Elle peut néanmoins aboutir à l’émergence d’une prière neuve, polie et inédite. Nous prendrons le plus fondamental des exemples, celui de "la nausée" de Jean-Paul Sartre. Nous allons montrer comment une prière peut émerger si on le veut bien, dans le roman existentiel de Sartre, prenant des chemins de grâce, qui sont aussi des raccourcis pour le salut du monde. Notre regard discernera l’élan du cœur de "La Nausée".

L'artiste maudit


"La nausée" de Jean-Paul Sartre est le roman qui manifeste sous la forme existentielle de son temps, la malédiction de l’artiste. L'artiste est maudit. Il est celui qui a un problème à régler avec le créateur. L’existentialisme, c’est à dire la difficulté d’être, arrive un peu pour narguer la tautologie divine exprimée par YHWH à Moïse au sommet du mont Horeb dans le désert du Sinaï. L’existentiel développe une ironie triste visant à provoquer celui qui l’a créé aussi méprisable. Il est celui qui ose dire et même crier qu’il n’est pas d’accord avec ça. Ça ? La création. Il est celui pour qui la création, à laquelle il s’intègre, est un échec. Par la conscience de la mort, on en déduit que toute naissance est un échec. Alors bien sûr, Jean-Paul Sartre ne part pas de façon frontale s'opposer à Dieu pour lui dire ses quatre vérités. Cela reviendrait à être vaincu dès le début dans cette confrontation. Vaincu par la foi et sa force. Il y a donc détournement de l'artiste. L'objectif du héros de la nausée est d'écrire comme on se saigne, de laisser couler l'encre au quotidien, de consigner de manière neutre et pseudo objective, l'observation de la vie, comme expérience. Sartre met ainsi en place, délibérément, la fiction de l'être non relié. "Je ne veux pas de secrets, ni d'états d'âme, ni d'indicible ; je ne suis ni vierge, ni prêtre, pour jouer à la vie intérieure." fait-il consigner à son héros dans son livre. Le point de départ est donc un refus. Ce refus doit pouvoir permettre à l'auteur de livrer tout son désaccord. "La Nausée", roman réactionnaire de Sartre ? Et bien peut-être, car son désaccord qui le fige, le place dans une attitude du refus de participer, du rejet de toutes les intentions contre toutes. Si Sartre se détourne de Dieu, pour autant, il ne doute pas vraiment de l'existence du mal. C'est la marque du don de la foi encore présent. Croire en Dieu sans croire au diable reviendrait à avoir l'illusion de la foi, et ceux qui écrivent dans cet état d'âme ne risquent pas de cacher une prière ou quoi que ce soit d'ailleurs, ils ont transformé Dieu en un humanisme des plus niais. En revanche, croire au mal sans croire en Dieu signifie avoir l'illusion de ne pas avoir la foi. Ce qui donne envie de convertir, d’aller chercher l’homme dans sa souffrance.

Avec "la nausée", Sartre montre comment l’art est condamné, dans le temps de la modernité, à flirter avec le diable. Écrire est un vice, un boulet et des grelots. Un truc pour repérer les fils d’Adam à travers les âges. Il s'agit d'un bien collatéral au péché, coextensif au mal. L'art est contenu dans le mal sans y être totalement enfermé, l’écriture est ce morceau de vie travestie qui vit grâce au mal, qui grandit en même temps que lui, dans son ventre. Comme le mal a été créé, car situé à l’intérieur de la vie libre, séparée de Dieu, l’écriture est née à l’intérieur du mal au moment de la chute, à l’intérieur de la mort comme espérance de lien renouvelé. Seul un pécheur peut écrire. L’écriture est un geste honteux, que l’on fait en se cachant. Ce geste comporte par avance tout le plaisir que l’on aurait à être aimé en vérité, à aimer la vérité. C’est le geste du mal rebelle qui cherche Dieu, c’est le remord de Satan, le truc que l’homme a reçu lors du péché originel. Roquentin n'a pas vraiment choisi d’écrire, c’est qu'il ne se supporte pas. Il n'est pas raccordé avec la matière, son corps. Il n'est pas du tout à l'aise avec l'incarnation. Ce n'est pas la mort qui lui fait peur, c'est l'existence et la possibilité ou l’éventualité de son contraire qui l'obsède. Sartre aimerait bien ne causer que matière, se faire le commentateur de la sienne égale à toutes les autres, ne voir en lui et en tout, que des morceaux. Et pourtant la primauté de l'âme, comme le souligne Bernard-Henri-Levy dans "le Siècle de Sartre", s'impose. Il aimerait bien être de son temps et ne causer que psychisme, miasmes de sensations, mais son homme intérieur est têtu et point sous des oripeaux de l’inconscient glorifié.

Parce qu'il a encore cet embryon de foi, cette croyance au mal, parce qu'il sait l'indigence de ses semblables et de lui-même, l'artiste reçoit une grâce. Le média qu'est le verbe, utilise et élève insensiblement la matière première qu'est l'artiste maudit. Il s'agit d'un renversement qui vise à redessiner le lien nié entre le diariste-héros (Roquentin) et son auteur, entre la créature et Dieu. Peu à peu, comme un bas-relief sous le souffle d'un archéologue, la mince prière émerge du bain de poussière de l'être. La place de la volonté et de la liberté de l’homme dans l’art de dissimuler une prière est toute relative à son absence de refus du salut. L'obsession de Roquentin, plus que l'existence, semble parfois être celle, curieusement, de conjurer le vide. Il dit avoir la nausée de ce trop-plein d'existence qui afflue vers sa conscience et la sollicite dans un haut-le-cœur permanent. Et pourtant, sa compilation, minutieusement retransmise dans son journal, pourrait aussi s'appeler dans une imitation proustienne : à la recherche de l'existence. Il y a dans "la nausée", dans ce roman de philosophe, une sorte de renoncement à la recherche de la vérité, pour se contenter de circonscrire les miettes d'existence. L'intention première ne peut être que rechercher Dieu. Et face à l'échec, le philosophe opte pour une stratégie d'aplatissement. Il va manipuler du psychisme sans parvenir à évacuer l'homme intérieur qui point sans arrêt dans un dialogue bouclé sur lui-même et qui ne sort de la boucle qu'en tentant de se poser sur un objet, de le décrire avec des mots, de conjurer le vide. Il va nous faire croire que la vie est une expérience sans jamais cesser de jouir de ses phrases, de se réjouir de s'enfermer en tissant. Ses mots vont former une poésie de l’austérité. L'artiste maudit, c'est la matière première, la terre malaxée dans des doigts supérieurs. Et le média, c'est les mots. Ceux qui mentent. Ceux qui n'appartiennent pas au monde incarné et qui sont mis à disposition de la chair, ceux qui flottent parmi nous. Et nous savons que les mots ne sont pas les choses. Les mots sont sacrés. Le petit diable qui habite Sartre sent bien le risque, le piège, la trame des phrases, le texte qui le tisse. Sa méfiance s'écrit et il s'enfonce encore, puisqu'il écrit. "Je n'ai pas besoin de faire des phrases. J'écris pour tirer au clair certaines circonstances. Se méfier de la littérature." Il cherche alors à se dépouiller de tout style. Il essaye des phrases qui n'en sont plus. Un seul mot entre deux points. Le parti pris est évident : description plutôt qu'introspection. Détails, détails. Sans sens. Et pourtant. Ça ne suffit pas. L'âme reste palpable. Les mots mentent, car ils n'appartiennent pas à celui qui les empreinte. Les mots ont la substance du Verbe. Une poésie de l'austérité donc, puisque le style est nié. Technique du copier-coller pour mettre tout au même niveau, supprimer toute profondeur, comme en peinture on nie la troisième dimension qui n'est qu'un leurre. Roquentin-Sartre fait un usage abusif de l'imparfait pour tout ce qui n'est pas lié à son sujet. Il manifeste ainsi l'éternité de tout ce qui l'entoure. Et il emploie le passé simple pour lui, en pèlerinage sur cette terre n'est-ce pas ? Il nargue le ciel de sa fugacité, de sa précarité. Il voudrait bien se distinguer, rejoindre l'existence discrète et éternelle des anges et fuir la perpétuité, la corruption à perpétuité de tout ce qui existe. Ce qui s'entête à être et ce qu'il n'arrive pas à retenir. Tout est dit. Vous voulez du poème, en voilà : "Mon corps de chair qui vit, la chair qui grouille et tourne doucement liqueurs, qui tourne crème, la chair qui tourne, tourne, tourne, l'eau douce et sucrée de ma chair meurtrie qui tourne marche, je marche, je fuis, je suis un ignoble individu la chair meurtrie, meurtrie d'existence à ces murs." La prière de Sartre commence par une plainte. L'homme qui se fait pitié se donne encore la chance d'être sauvé. La plainte formulée ne peut être lue que comme un appel à l'aide adressé à Dieu et Sartre le sait. C'est pour ça qu'il écrit. Quand on n’écrit pas pour la gloire de Dieu et le salut du monde, on écrit a minima pour la moitié de la phrase, ou encore pour son propre salut. La plainte qu'il formule dans le roman, en toute obscénité consciente et formulée, peut nous rappeler des morceaux de psaumes, des amorces d'oraison et cette vallée de larmes du Salve Regina : « Vers vous nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes. »


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