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L’âme de lord Balfour (5)

L’âme de lord Balfour (5)

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Dans l’affaire qui nous occupe : les conditions de possibilité de la déclaration Balfour, ce micro événement qui pour les juifs en exil de par le vaste monde constitua le coup d’archet du tzigane, la première note des nouvelles trompettes de Jéricho, l’appel de la corne de brume du berger sur la lande désertique, il convient de prendre la mesure de l’inimitié anglo-française, comme à l’avance, chargée de détruire prémisses et conclusions, les détricoter avec la patience et la conscience dont usa Pénélope à décourager ses prétendants.

1916, accords Sykes-Picot[1], « Une ligne dans le sable ». Chapitre après chapitre, épisode après épisode, ligne à ligne : « le long face à face entre Londres et Paris dont la rivalité se cristallise autour de la question juive aboutira à la chute de l’Empire britannique [2] » déjà bien altéré, mais aussi à miner la région entière. Ainsi par la disgrâce de cette querelle d’influences, le rêve juif, non d’un retour en terre sainte mais simplement du sauvetage de quelques millions d’âmes désormais mortes, deviendra, après le conflit et la tentative de destruction des juifs d’Europe, l’obstacle majeur à toute paix. Napoléon, Disraeli, Byron. Trois bornes sur le chemin du retour à Sion, trois bornes pour guider le pâle Balfour sous les feux de la rampe.

D’autres trompettes. Taratata… ont coutume de féliciter les Français d’avoir les premiers, en Europe, émancipé leurs juifs et cru au pouvoir de la loi comme la plupart avaient cessé de croire au Christ ! En Angleterre, nul jamais ne pressa aucun juif de se faire britannique. Certains certes le devinrent par contamination ou adhésion mais toujours sans se sentir écartelés, dans la mesure où la chose dépendait de leur libre choix et que l’État n’y mettait ni accélérateur ni frein, seulement cette inouïe tolérance maussade que les ennemis de l’Angleterre taxeront de cette forme particulière d’indifférence, qu’on dit “flegme britannique”. Pour mieux comprendre ce flegme apparent ou réel, il convient de s’abandonner au charme discret de l’histoire comparée. Tout au long de cette histoire, une différence s’impose. Les Français, anciens Gallo-Romains, à grands cris toujours, réclament à la Loi et au Droit l’émancipation de leurs pauvres comme de leurs minorités – juifs, étrangers ou femmes –, quand a contrario, les Anglais se refusent à rien légiférer et se soumettent de facto et non pas de jure aux progrès des hors-castes. « Aucune loi n’a expulsé les juifs d’Angleterre au XIIIe siècle, aucune ne les a rétablis au XVIIe et leur émancipation au XIXe siècle n’est inscrite dans aucun texte[3]. » Les Anglais, en leur majorité, ne souffrent pas moins de préjugés à l’égard des femmes et des juifs mais en terre anglicane, mille échappatoires et mille libertés intérieures se feront libertés effectives et émancipation réelle. Ceci explique l’étrange apparition de la première vraie littérature féminine, d’Aphra Behn aux sœurs Brontë, jusqu’à Muriel Spark, en passant par Jane Austen, Elizabeth Browning, Virginia Woolf et Vita Sackville-West… Ils eurent aussi de grandes reines, surtout – ce qui nous intéresse particulièrement – la plus belle des licornes, devenue chef de parti et Premier Ministre sans avoir, à l’instar de Léon Blum, dû subir l’ordure maurrassienne et assimilée.

Je dois à Maurice Barrès, au terrible Barrès de l’Affaire, d’avoir ressenti l’écart insécable entre juifs d’Angleterre et israélites français, quand celui-ci rapporte un mot de lord B. qui place son allégeance, cinq fois millénaire, à Israël, au-dessus de son allégeance à l’Angleterre. En réalité, pour un Anglais, servir l’Angleterre c’était le plus souvent servir Sion dans la mesure où la morale puritaine venait de Sion et y ramenait. Dans le contexte français, le capitaine Dreyfus se refusa à prononcer aucun mot pour la bonne et simple raison qu’être français signifiait seulement servir l’unique patrie qu’il considérait comme sienne, Dieu, Rome et Jérusalem, dûment mis à l’écart. Change narratif des mots. Depuis 1948, date de la création effective de l’État d’Israël, ce terrible mot barrésien paraît devenu norme, évidence, doxa : règle d’or pour les juifs comme pour les antisémites. Par ce mot, Barrès prétendait lui aussi servir ses ancêtres avant les juifs, choisissant, avec larmes, le parti de Créon, « l’injustice plutôt que le désordre ».

La question de la double allégeance tourne dans les cervelles françaises, à l’instar de la chanson de Cadet Roussel, exact démarquage du vieux dicton : « Qui a deux femmes perd son âme et deux maisons, la raison. » La Révolution française avait choisi de convertir les juifs du territoire et le nationalisme de les renaturaliser. Les faits, têtus, bornent comme à l’accoutumée le chemin d’Utopie.

Nous sommes en décembre 1789 à Paris et Stanislas de Clermont Tonnerre, monarchiste parlementaire convaincu - député de la Noblesse, vota l’abolition des privilèges - donne le la : « Tout aux juifs comme individus mais rien en tant que nation. » Mirabeau avait lu Moses Mendelssohn et se réjouissait de guider d’anciens fanatiques vers les Lumières, comme d’œuvrer à l’établissement de la raison sur la terre. Le rêve dura ce que durent les rêves. La terreur eut raison de tous : de Mirabeau comme de Clermont-Tonnerre. Quant aux juifs, sous la Terreur, ils souffrirent ce que souffrirent les chrétiens, voyant leurs temples brûlés et leur culte interdit. La furie antireligieuse atteignit un tel seuil que les chrétiens connurent cette année-là la brûlure juive. La terreur passa. L’ordre rétabli, les juifs furent émancipés, sous contrat et à certaines conditions, sans que la chose n’attenta le moins du monde aux préjugés.

Les historiens du judaïsme, prompts à l’enthousiasme, se réjouirent de cet acquis révolutionnaire, jusqu’à ce qu’un soir de 1860, un dilettante passionné, grand lecteur et admirateur de Disraeli ne forge le mot d’« antisémitisme instrumental » pour réunir les familles politiques de la France et faire tomber la IIIe république. L’idée barrésienne survécut au Général-Fantoche, Fiche-ton-camp, mort en sous-lieutenant sur la tombe de sa maîtresse, son grantamour stipendié par le Gouvernement ; mais l’antisémitisme, lui, ne mourut point, que Drumont, Maurras, Taxil et les autres redéploieront avec une force sans égale contre un Capitaine, un Premier Ministre, jusqu’à ce qu’un Maréchal de France n’édicte enfin, divine surprise, une loi de séparation et livre les intrus aux Allemands afin qu’ils les renvoient à l’île du Diable où par la faim, la soif, le froid, la corvée, le feu ou le gaz, ils périssent tous. Rien de semblable n’est advenu en Angleterre en dépit du préjugé antisémite. Ni à l’heure où Disraeli avait triomphé sur la scène politique avec sa redingote doublée de soie blanche et ses invraisemblables gilets jaunes brodés de motifs floraux, ni à l’heure nazie, soumise au blitz et résistant, de toutes ses maigres forces, au maître d’une Europe nouvelle dont par la grâce d’un autre Premier Ministre, ils ne furent pas.

Au lendemain de la guerre civile en France, les ennemis des Conventionnels[4] et des juifs ne se souviendront, hâtifs, que d’une chose : la Révolution a accordé aux juifs les droits civiques quand elle a, avec une violence sans pareille, poursuivi les catholiques. Une théorie du complot, l’autre[5], puisque la France de 89 s’est contentée d’abolir les privilèges du clergé et d’encadrer la religion dans les limites de l’État, quand celle de 93 a déchaîné les Érinyes de la Raison contre la Religion. Que le lecteur se souvienne et songe à la violence athée quand il pourfend avec raison la violence religieuse ! Fouché ira jusqu’à faire inscrire aux frontons des cimetières de la Nièvre : « La mort est un sommeil éternel ». La France doit à ce rare zélote de l’athéisme la restauration catholique du XIXe siècle. Le bas-clergé paya le prix fort de ne s’être pas révolté, deux règnes durant, contre les dignes prélats, refusant de partager le poids de l’impôt avec le Tiers-État. Il aurait suffi de presque rien pour que révolution s’arrêtât à la Fête des Fédérations et à la création d’une monarchie parlementaire bicamériste. Hélas, les hommes croient se défendre en défendant au jour le jour leurs intérêts sans se soucier des conséquences ; aussi la connaissance précise que nous avons aujourd’hui de la collusion entre mystique et politique n’a point encore instruit les hommes, individus, communautés et gouvernements des lobbies, de faire ce que devraient pour que la tragédie ne se rejoue plus. Sur ce point Marx avait tort. La seconde fois n’est pas toujours une simple bouffonnerie.

Fâcheux contretemps vraiment que cet octroi des droits civiques aux juifs, minorité religieuse, dans un pays en voie de « désinfection » du fait religieux. La Révolution française avait cru par la voix de Stanislas de Clermont Tonnerre trouver la réponse qui, sous le nom d’« assimilation » se perpétuera jusqu’au 3 octobre 1940, date où fut promulgué par le Maréchal Putain-des-Boches le statut des juifs. Passés les hideux soubresauts des hébertistes et de Fouché, le Concordat avait tenté de mettre les plaideurs d’accord, sans parvenir à réparer la blessure catholique demeurée à jamais stigmates[6]. L’affirmation « la Révolution française n’a profité qu’aux juifs » se mua en doxa. On peut voir les choses autrement et admettre que la convocation des États Généraux changea bel et bien le train des choses, remplissant à l’avance les trains de la Relève : un train de juifs pour un train de prisonniers de retour d’Allemagne à partir de 1942.

L’Histoire, comme pierre jetée dans l’eau paisible d’une rivière, se joue toujours dans la longue durée. Le chant du réformisme lent sourd si doucement qu’on le méprise, et pourtant, à lui seul, les hommes doivent le meilleur de leurs institutions et subséquemment de leurs vies. Entre les israélites et la France, le pacte fut rompu que personne aujourd’hui ne parvient à rétablir depuis que le journalisme – art de l’analyse présentéiste – s’est substitué à la longue durée historique pour les malheurs présents et sans doute à venir des peuples. Avoir voulu résoudre l’offense légale faite aux juifs non pas seulement en abrogeant les lois scélérates mais en multipliant les déclarations d’intention, en encadrant par de nouvelles lois le juste vide juridique. En lieu et place d’un « ce qui est valable pour chacun vaut pour les juifs et basta cosi », on broda, on fit mine d’avantager Pierre pour affaiblir Paul. Point culminant de ce type de politique : le décret Crémieux – plus maladroit nul ne fait mieux. En 1870, l’État français accorde aux Israélites résidant en Algérie ce qu’il accordait à leurs frères de la métropole : la pleine citoyenneté. Et nos juifs de s’ébrouer autour du feu de camp, de s’incliner devant le grand Totem et de s’enorgueillir de savoir, l’un des leurs, Crémieux, ministre. Or, si ce décret constitue indubitablement un progrès pour les juifs d’Algérie, il n’en constitue pas moins une violente injustice à l’encontre des indigènes musulmans. L’année suivante éclate une grande révolte arabe. Deux cent-cinquante tribus, menées par El Mokrani, se révoltent contre le colonisateur. Affolé, Monsieur Thiers, toujours courageux, dépose sur le champ un projet d’abrogation du décret Crémieux, repoussé sous la vive pression du baron de Rothschild, comme pour prouver aux antisémites que les juifs dirigent la France. Un violent sentiment anti-juif renaît aussi bien en Algérie qu’en métropole. Ajoutez Panama, Dreyfus, surtout Stavisky et vous comprendrez aisément le succès de La France juive et l’élection de son auteur – « Drumont, candidat antisémite » – à la députation d’Alger, un quart de siècle plus tard. Le favoritisme législatif n’a guère porté chance aux juifs et il n’est absolument pas prouvé que les lobbies protègent. Du moins entre 1933 et 1945, ils n’ont guère servi à l’accueil des persécutés. Rien de semblable en Angleterre où l’assimilation s’avéra impossible. Impensable de n’avoir ni été pensée ni même souhaitée.

 

[1] Accords secrets passés en 1916 entre deux diplomates français et anglais qui selon la vulgate néantiseraient la déclaration Balfour.

[2] Cf. James Barr, Une ligne dans le sable, le conflit franco-britannique qui façonna le Moyen-Orient, co-édition Perrin et Ministère de la Défense, secrétariat général pour l’administration, Direction de la Mémoire du patrimoine et des archives, 2017 pour la traduction française.

[3] Jeanne Favret-Saada, Benjamin et nous : le christianisme et ses juifs ( 1800-2000 ), Seuil, 2004.

 

[4] Voir sur ce point les efforts de l’abbé Grégoire.

[5] La figure de l’abbé Barruel, jésuite d’origine aristocratique, fait son entrée dans les préambules de toutes les histoires du complotisme pour n’en plus jamais sortir. L’idée lui étant venue de nier tout spontanéisme à la révolution, il en accusa la main des Illuminati de Bavière. Les juifs n’en sont point encore l’épicentre. Ils le deviendront. Sur ce sujet, lire sans modération P.-A. Taguieff, L’imaginaire du complot mondial, Aspects d’un mythe moderne; Mille et Une Nuits, 2007.

[6]La liste des témoins est longue. De Bonald à Paul Claudel, en passant par Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Balzac, Hello, Bloy, Bernanos, le talent fut contre-révolutionnaire et providentialiste et son juste prix : l’innommable régime de Vichy. Seuls, Barrès et Péguy admette la légitimité de la sanglante page, sans prétendre l’effacer. Fracture ouverte..

 


L’âme de Lord Arthur Balfour
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L’âme de Lord Arthur Balfour (2)
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L'âme de Lord Balfour (4)
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