Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


L’âme de lord Balfour (6)

L’âme de lord Balfour (6)

Par  

Restaurer Israël ? Pour l’Anglais Disraeli ce serait réconcilier le Sinaï et le Golgotha comme pour le Français Claudel, réunir Rome et Jérusalem. Comment lire Tancrède, ce pavé mal fichu, mi-roman d’apprentissage et mi-déjà-poème-claudélien ?

L’argument, ténu comme il convient à ce type de projet, tient en peu de lignes : un jeune Lord prétend s’arracher à son destin tracé, le mariage et le Parlement et pour cela, rien de bien original, part vers l’Orient, faute d’avoir rencontré aucun ange dans les rues de Londres. Là-bas, kidnappé par les sbires d’un émir du nom de Faradin, il découvre en son geôlier un jeune homme vêtu d’or et de lumière qui lui ressemble comme un frère…

Si les deux premières parties de l’ouvrage ne présentent aucun caractère particulier, la troisième en revanche force l’attention. Deux plans y coexistent qu’on pourrait qualifier de claudéliens pour cette rare raison que déjà Disraeli tente, par un récit aux allures naturalistes, de réécrire l’histoire nationale aux couleurs d’une théologie, ce que fit Claudel dans sa remarquable trilogie de Coûtfontaine, dont il rêva de faire un quatuor, avant de renoncer et de « porter témoignage pour Israël » par le biais d’autres formes littéraires. Celle-ci par exemple, où, en liminaire et à la date de 1950, le poète s’adresse au juif errant : « Ici tu es chez toi, il n’y a pas de prescription. Il n’y a pas eu un acte juridique authentiquement valable pour te déposséder. »

Dans la troisième partie de Tancrède ou la Nouvelle croisade, les personnages, subreptices, se dépouillent de leurs oripeaux psychologiques et, sans devenir des idées, s’affirment forces convergentes vers le ciel. La faute au climat. Terres saintes, lieux où souffle l’esprit. Sion-Vaudémont, Calcutta, Naples ou Jérusalem… Certains lieux font de leurs visiteurs toujours des pèlerins. Où Tancrède pourrait-il rencontrer l’ange si chèrement guetté aux carrefours de Londres, qu’au désert du Sinaï, au lieu où un peuple au garde à vous reçut la loi qui gouverne l’Angleterre et où mourut le Christ pour parachever le judaïsme ? Contrairement à ses prédécesseurs figuristes, Disraeli « réenjuive » l’Occident par ce détour oriental. Deux plans encore coexistent, un projet politique - le projet impérial, la route des Indes etc. – et un projet spirituel – la régénération d’une Europe épuisée par l’Orient « le seul lieu du monde où Dieu avait parlé. » Déjà Nietzsche contre Wagner : « Il faut méditerraniser l’Europe ». Grossièrement, on pourrait peindre Disraeli en baron perché – on n’y manqua pas. Pourtant, à l’instar de Claudel, capitaliste, diplomate et poète, Disraeli fut du ciel et de la terre1. Les fils de l’homme n’épousent pas les anges. L’initiation était spirituelle et non pas amoureuse. Aussi, malgré elle malgré lui, le chevalier devra-t-il reprendre son éternelle quête, illustrer le second titre de l’ouvrage, cette nouvelle croisade. Tancrède doit gagner Jérusalem, sur ce mot, s’achèvera l’ouvrage.

Dans la vraie vie et non plus en Romancie, Disraeli doit rentrer à Londres et jouer la partition, pour lui, composée, par sa naissance et dans la situation où il se trouve. Il est loin le temps où, jeune homme, il tentait vainement d’éponger ses dettes en publiant des silver fork novels dont il avait, non sans humour toujours, publié la recette : « Prenez une paire de pistolets, un jeu de cartes et un quadrige amoureux, mélangez-les avec une demi intrigue et un mariage entier, sans oublier de diviser le tout en trois parties égales ». Le voilà à présent un homme accompli, un homme qui a conclu un mariage de raison avec une riche veuve de douze ans son aînée et appris à l’aimer. Elle-même, assez peu secrète, se plaisait à publier : « Dizzy m’a épousée pour mon argent, à présent, il m’épouserait par amour. »

Il va, député à la chambre des Communes, bras droit du chef de l’opposition tory, devenir l’ami de la Reine. D’ici dix ans, Premier Ministre, il sera anobli par sa chère Victoria, sous le nom de Lord Beaconsfield. Pas rien pour un fils du ghetto, un petit-fils de joueur de mandoline, destiné à vendre des chiffons ou à spéculer ! La Chambre offre des loisirs et au milieu du chemin de sa vie, Disraeli s’apprête à se ressourcer en écrivant, comme souvent l’été, mais cette fois-ci il compose avec Tancrède une manière de chef-d’œuvre que sa vie souterraine et posthume transfigurera en une sorte de roman-culte. Son traducteur voit en lui, à raison, le parfait schéma de l’œuvre romantique définie par Schlegel : « Celui d’une poésie tout entière occupée du rapport de l’idéal et du réel. Celle-ci commence comme satire ( ici, les deux premières parties anglaises où règnent la frivolité, l’étroitesse d’esprit, la vilenie vaine des intrigues parlementaires, sans parler de la folie des castes ), avec la différence absolue de l’idéal ( l’exigence de vérité religieuse, de justice politique et de moralité politique ) et du réel, flotte comme élégie entre les deux, et se termine comme idylle avec leur identité absolue ». L’identité entre réel et idéal sera atteinte par le héros au désert du Sinaï, aux pieds d’une jeune juive qui a prénom Eva, mère de l’humanité et non mère du héros, ce qui n’est pas indifférent puisque sa propre mère qu’il fuit dans l’Orient désert, avait fait vœu de le marier avec une jeune fille portant le même prénom qu’elle, à l’exacte date de son propre mariage. Plus abusive, endogame et même incestueuse que la société victorienne ne se peut. Un petit tour du côté de chez Swift, ce bel ouvrage romantique a aussi des allures de brûlot. Ses prestigieux lecteurs furent avant tout des juifs et leurs corollaires obligés, des antisémites – les plus célèbres, Céline et Hitler2. Cécil Roth et Georg Brandes, tous deux juifs, estimaient Tancrède « une des œuvres les plus intéressantes de Lord Beaconsfield » et Victor Klemperer considérait que « lire Tancrède en 1941 constituait une résistance culturelle ». Tancrède ne fut pas traduit en français avant 2004, contrairement à Coningsby et Sybil, ses deux romans précédents, et à Lothair, le suivant, trois romans plus sociétaux déjà disponibles au XIXe siècle.

Je ne résumerai pas mieux que Frédéric Gesse, son traducteur et interprète, cette vision qui exige du lecteur qu’il oublie ses préjugés : Disraeli ne fut ni marrane ni mauvais chrétien, quoique aucun juif n’ait jamais été chrétien comme Disraeli le fut. Son approche choqua. On la négligea. La meilleure manière d’enterrer un livre, un auteur, reste de n’en pas parler. Et si les musulmans et les chrétiens avaient eu pour le judaïsme et la Palestine les yeux de Disraeli, l’histoire des juifs en eût été changée ; celle de l’antisémitisme, son corollaire, aussi. Balfour sera disraélien.

Si Tancrède est bel et bien le héros du livre, ce héros, nous l’avons déjà dit, possède un double, Faradin, jeune émir libanais, orphelin, élevé dans la famille d’Eva. Faradin s’ente en politique et figure le capitaliste - l’homme des contrats -, un homme à vision toute temporelle, quand Tancrède s’avère homme à visions, parti – le lecteur lambda le moquera – en Arabie, à la recherche d’un ange. Or, à lire et à relire ce roman, une étrange résonance surgit. Un demi-siècle plus tard, un poète, dramaturge exégète, enfin patristicien moderne, composera une œuvre dont Israël – enfin, son mystère – constitue le centre. La lecture de Claudel, écrivain plus accompli et reconnu que ne le sera jamais Disraeli, permet de mieux entendre l’étrange projet de son Tancrède. D’abord, voir dans le duo Faradin-Tancrède, les deux visages de Disraeli, à l’instar de Claudel, rêveur passionné et serviteur de l’État. Il convient donc de relire l’étrange roman, au miroir de Claudel, du Claudel de la grande trilogie, en miroir du quatuor désiré et jamais venu, celui dans lequel Claudel voulait faire du fils d’Orian ( neveu du Pape ) et de Pensée, la juive aveugle comme la Synagogue au portique de la cathédrale de Strasbourg, l’enfant de la réconciliation entre Rome et Israël. Cette réconciliation entre Église et Synagogue, l’anglican Disraeli, qui n’obéissait pas au pape, l’avait accomplie : « Je considère l’Église comme la seule institution juive subsistante. Je n’en connais pas d’autres. ( … ) Les juifs doivent tout à l’Église, et ce sont des fous de s’opposer à elle. »3 Tancrède est ainsi à la fois testament politique quant à l’intéressante question de la route des Indes, de l'élargissement nécessaire de l’Empire, de l’achat des bons de Panama… mais aussi fiction raisonnée où la Palestine et les juifs retrouvent la place première qui devait être la leur dans les affaires du monde. Claudel ne dira pas autre chose. Il divaguera lui aussi, s’égara à la suite de Tancrède en Romancie, quand considérant le retour des juifs dans leur patrie d’origine comme un événement hautement providentiel, il ira jusqu’à prier « l’ami israélien » de reconstruire le Saint Sépulcre : redevenir juif en demeurant catholique, sans passer par la case Vatican.

J’entends tes dents, Lecteur. Elles grincent. Détends-toi, écoute Disraeli te parler par ma voix, avant de lâcher mon ouvrage et de courir acquérir Tancrède. L’Angleterre, sa constitution, ses poètes, est juive. Il ne semble pas, et c’est là toute la beauté du livre qu’il se soit agi d’un roman à thèse, mais d’une plongée dans une âme engoncée par l’exiguïté des cercles anglais, le poids des conventions et de la famille jusqu’à la nausée. L’enfant du ghetto, celui qui ne peut rêver que de fuite, insulte plus violemment l’Angleterre que personne ne le fit jamais : « cours, camarade, le vieux monde est derrière et aussi devant toi. » C’est là tout le génie du roman, son alpha et son oméga. Du judaïsme considéré comme source et finalité de l’Occident et de l’Orient. La répétition du modèle clanique semble plus ancrée en Occident qu’en Orient où les femmes passent encore pour être des anges - pas seulement des partis et des fortunes à capter L’Angleterre que vise Disraeli n’est pas celle de ses alliés politiques, le parti de la « Jeune Angleterre » mais cette caste nouvelle, prête à dominer le pays et le monde, celle que Galsworthy, en sa belle saga, La dynastie des Forsyte, déchire à belles et rudes dents y pourfendant en vain ce qui demeure de l’époque victorienne : la horde des propriétaires.

Quelle fonction a la terre sainte dans le roman ? Qu’est venu y chercher le héros et qu’a-t-il trouvé là-bas ? Programme politique pas très original que ces noces d’Orient et Occident. Terre sainte au singulier pour une terre singulière. Pour Disraeli, Ismaël et Isaac sont fils d’Abraham et à cette heure encore tribus sémites. Disraeli fait des semi nomades et des sédentaires résidant dans des palais aux déserts - Néguev ou Sinaï : des Hébreux. Selon lui, les Arabes - des juifs à cheval - s’apparentent aux Hébreux, fils d’Avram, qui n’ont pas suivi Josué en terre sainte mais sont demeurés en Canaan, le nom de la terre d’Israël avant que les descendants des rescapés d’Égypte ne bâtissent de temples à Yahvé et n’édifient de trop fugaces royaumes. Disraeli tente de joindre, en une seule narration, l’histoire des empires qui est celle des nations avec l’histoire hébraïque pour, à sa manière, retrouver cette identité de l’homme avant Babel, celle de l’homme-un qui, depuis la Torah, dans le monde européen comme en terres islamiques, constitue l’espérance universelle, autant chrétienne, musulmane que l’idéal des Lumières et des révolutions. Ici, Disraeli, à l’avance, parle la langue d’un des plus importants commentateurs de la Torah, Léon Ashkénazi – qui, le premier après la création de l’État d’Israël, insistera sur la nécessité pour les juifs de redevenir des Hébreux. Me plaît infiniment cette idée disraelienne d’hommes façonnés par une terre et un terreau légendaire communs, cette vaste étendue géographique englobant Irak, Koweït, Liban et Palestine… à laquelle il donne le nom de « terre sainte ».

  1. Frédéric Gesse, traducteur et auteur de la remarquable postface à Tancrède, évoque à son propos la théorie deleuzienne du délire romanesque : « Le délire, ou le roman, est historico-mondial et non familial ( on délire les races, les tribus, les continents, les cultures, les positions sociales ( … ). Tancrède a échappé au roman familial ». Et en Orient, le délire ( littéralement : la sortie du sillon ) va prendre sa dimension historico-mondiale : si Disraeli n’avait que rêvé le projet futur du colonel Lawrence, nul ne serait autorisé à oser le mot ‘’délire’’. Disraeli va se saisir d’Israël et le replanter en terre « dans la rectitude, comme un piquet de fer » afin qu’il montre au monde « le ciel où toute la création aboutit » (Paul Claudel).
  2. Selon l’historien nazi Rudolf Craemer, l’œuvre politique de Disraeli est l’illustration de la confiscation du pouvoir politique par les juifs. Voir Rudolf Craemer, Benjamin Disraeli, traduit par Lecourt, Éditions Balzac, 1943.
  3. Disraeli, Notes personnelles, janvier 1860

L’âme de Lord Arthur Balfour
L’âme de Lord Arthur Balfour
L’âme de Lord Arthur Balfour (2)
L’âme de Lord Arthur Balfour (2)
L'âme de Lord Balfour (4)
L'âme de Lord Balfour (4)

Commentaires


Pseudo :
Mail :
Commentaire :