Jugement dernier de Michel-Ange : Lui et Lui 1/2
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Cette fresque est un chef-d’œuvre de l'art européen pictural : elle reflète à merveille ce que j'appelle la narration métaphysique dont le sujet est l'Homme dans l'espace grécojudéo-chrétien. Cette image est une section sensible du monde intelligible. C'est un paradigme de la culture visuelle occidentale ou de la vision de l'esthétique occidentale. Pour cela, je tiens à utiliser, en plus des textes des cours de Denis Hetier et de Denis Villepelet qui me paraissent souvent peu conciliables, mes propres sources et mes écrits. Si cette approche est jugée trop scolaire, originale ou prétentieuse, tant pis : à quoi bon parler si nous n'avons rien à dire ? C'est une tentative d'essai sur l'esthétique appliquée. Le manque de recul par rapport aux nouvelles connaissances non digérées, aux allusions, aux expressions, expliquent les erreurs inévitables et inexcusables. Je ne suis pas arrivé à y mettre d'autres références mentionnées lors des cours : Jacques Maritain, Paul Ricoeur, Claude Geffré, Jean Paul II, Paul Tillich, René Girard, ni Joseph Ratzinger-Benoit XVI. Sans appartenance plus patriotique qu'à la race humaine, je tiens à mentionner certaines de mes origines Moraves. Cette notion est historique. Idem pour ceux qui ont embrassé l'Homme en chair comme en psyché, comme les autres médecins (Elie Fauré ou Marsile Ficin, voire Saint Luc lui-même), comme moi. Cette notion défend la médecine hippocratique en tant que l'Art de soigner, et non comme une science reproductible et productiviste. C'est pour souligner le charactère tragicomique de notre époque formidable ou tout est possible mais rien réalisable. René Girard dit que le refus de la réalité est pathognomonique pour notre époque. Si j'avance certaines de mes idées, c'est pour inciter à un dialogue avec la pensée française, aristotélicienne, analytique… que je trouve souvent trop cloisonnée, perfectionnée, carrée et fausse, créative et incohérente, trop chaotique par rapport à ma pensée originaire de la Mittel-Europa, plus ronde, plus floue, mais aussi plus synthétique et plus cohérente.
Le jugement dernier, en dépit de certaines allusions prophétiques vétérotestamentaires (Malachie Ezechiel) et dans L'Apocalypse, sa description la plus claire est décrite dans le Deuxième Épître 2 de Pierre II, 9-III, 7-10. Cette fresque eschatologique (1536-1541) est gigantesque, 13,70 m x 12 m (même si elle est plus petite que le plafond de la Sixtine, réalisé entre 1508-1512 et mesurant 17 m x 39 m,
ce qui en fait le plus vaste ensemble décoratif du monde), peinte sur un fond bleu cobalt foncé, pleine de personnages en couleurs acides qui gravitent autour de Lui, Jésus Christ, notre seigneur, fils de Dieu, Dieu Lui-même, Deum de Deo, Lumen de Lumine, Deum Vérum de Deum Véro, athlète fort et puissant qui, de par sa main droite, sépare les damnés de ceux qui vont au Paradis. Le bleu entre les formes représente l’invisible dans le visible. Si dans la chapelle nous pouvons ignorer le plafond, nous ne pouvons pas nous passer de voir la fresque qui fait le fond d'autel. La Vierge Marie, sa mère, est à côté de Lui, presque derrière, cachée en partie, comme endormie et distante.
Si « l’art peut mourir du fait de ne pas être reçu », cette fresque s’impose pour être reçue par toute « la terribilità » excédante et excendante. C'est une œuvre tardive de Michel-Ange, appelé déjà de son vivant "Divin" pour son talent multiple (Talent multiple : talent est un mot qui vient du dix-neuvième siècle avec la théorie romantique du génie : c'est un anachronisme il était artiste-généraliste : peintre, dessinateur, sculpteur, architecte, urbaniste, poète, écrivain et gestionnaire), sa sensibilité excédante et excendante, sa perspicacité vivifiante, son esprit tourmenté et saint. Lui-même ne s'est pas reconnu dans ces attributs en parlant de lui-même comme de Michel-Ange Buonarroti à l'âge de 77 ans. Il est, pour la culture occidentale moderne, ce qu'a été Socrate pour l'Antiquité : sculpteur, philosophe, poète (ou rhéteur), solitaire (sans Xanthippe), unique et Divin.
Cette excendence sensuelle qui unit, "in sub-stantia", ce qui est Humain en nous et en Lui et Divin en nous en Lui, est dévoilée, selon la poïésis artistique, dans la tension des corps, dans ce fameux contrapposto maniériste (premier contrapposto depuis Callimaque, depuis antiquité), dans le mouvement de toute la composition de la fresque qui n'est pas composée selon le nombre d'or mais selon le message narré dans ce tableau. La poïesis artistique, fruit unique de la recherche artistique, s'oppose à la reproductivité de la pratique artisanale. Il est à souligner que la reproduction en copie artistique n’est pas la reproduction ou production en masses industrielle et se distingue de la seconde par son individualité et unicité. La répétition peut-être statique, comme une copie, ou dynamique, comme une réelle reproduction, voire structurante dans l’évolution du même geste traditionnel.
Il y a un mouvement cosmique autour du vertex personnifié en Jésus Christ : Panta Rhei donc «Gloire à la Statique !». Tout est mouvement, l’immobilité n’existe pas : c'est pourquoi il est important de profiter du moment en contemplant l'instant de cette narration métaphysique. (NB, mais hors sujet: Frantisek Kupka : "L'immobilité matérielle de l'œuvre plastique se complait dans la sérénité de l'invariance. Par retours concentriques ou parallélismes, elle semble se confirmer dans le registre d'un accord unique, comme si, en elle, l'éternité s'arrêtait."). Paul Veyne parle à propos de peinture des fresques de Michel-Ange qu'il "cisaille", comme si "il taillait dans la chair". Les muscles sont tendus, bombés, les visages expressifs mais apaisés mais pas bouffis ni fades comme sur le plafond de la Chapelle Sixtine, trop lisses (Genèses, Sibylles, Gli Ignudi). Il peint en fresque une bosse/ronde comme en sculpture.
Michel Ange domine la culture occidentale en tant que sculpteur mais je suis convaincu que son meilleur est le Tout de Lui : poésie, lettres, dessins, fresques, statues, objets liturgiques (crucifix du Louvre en bois ou de la Santa Croce), architecture de Saint-Pierre ou escalier de la bibliothèque Laurentienne à Florence, ou urbanisme de la place du Capitole. Ce Tout de Lui en fait ce monstre sacré, "le Divin". Plus intemporel que le génial Léonard, qui était universel et versatile, l'uomo universale, mais trop gentilhomme, trop commercial, terrestre, intelligible, lisible, militaire, trop sociable.
Ses chefs-d’œuvre sont les sculptures : la Pietà de Rome qu'il a fait à l'âge de 24 ans, son Moïse et son Jules II, sa Madone à l'enfant de Brugge, ses Esclaves, son David, la Pietà Rondanini, la Pietà Bandini de Duomo… lui-même considérait la peinture comme un art inférieur à la sculpture. ("La peinture est d'autant plus belle qu'elle se rapproche plus de la sculpture, la sculpture d'autant plus mauvaise qu'elle est plus près de la peinture"). Son invention involontaire en sculpture de "non-finito", a été reprise par Auguste Rodin volontairement dans "l'infinito". Pourtant, il n'a pas hésité à amputer la jambe à hauteur du fémur proximal de Jésus-Christ pour peaufiner la composition de la Pièta du Duomo ! Mais sa gloire en peinture est inégalée car au commencement était le verbe, qui a pris chair, corps, et, à la fin, il sera image. La renaissance a commencé la libération artistique du dogmatisme canonique et iconique orthodoxe des iconoclasmes selon Jean Damascène et Saint Germain de Constantinople dans l'ouvre de Cimabue et Giotto, et des primitifs siennois et florentins, puis autour de l'académie d'oisiveté de Botticelli, mais c'est à Florence avec les finances des Médicis qu'elle a réellement gagné du terrain par rapport au dogmatisme scolastique du Moyen-Âge. Cette bataille a été remportée à cause des mystiques néoplatoniciens (Pic de Mirandole, Marsile Ficin) qui ont permis d'introduire une sorte d'aletheia intuitive (et non la "véritas" arithmétique logique) dans la narration picturale, opposée au dogmatisme véridique et univoque des siennois. Le dogmatisme médiéval théocentrique a été remplacé par la technique, science, technocratie et humanisme moderne anthropocentrique mais la vision arithmétique de la civilisation moderne a créé la dérive de la culture déracinée globalisante actuelle (en allusion à Paul Ricoeur).
Michel-Ange, dans sa solitude narcissique et blessée (il se fait parasiter par ses frères de son plein gré), accomplit tout le mythe humain : il a construit de son propre vivant son édifice (temple) éternel (ou au moins civilisationnel) comme Jésus l'avait fait en trois jours de Résurrection. Lui, il l'a fait pendant toute sa vie. Il a fait de sa vie un Monument en Lui et de Lui comme Socrate, suivant l'oracle de Delphes ("connais-toi toi-même") et suivant Jésus-Christ. Ceci rejoint le pascalien "l'humanité tout entière peut être conçue comme un seul homme qui, sans cesse, apprend et se souvient" (dans Paul Ricoeur). Ernst H. Gombrich, dont la perspicacité excède les autres historiens d'art, souligne le changement complet du statut social lors de la vie de Michel Ange : au début, les peintres étaient des artisans fabriquant, travaillant sur commande ; à la fin du Cinquecento, l'artiste avait obtenu un statut social de profession libérale. Cette renaissance du statut de l'homme libre ne s'était pas vue depuis l'antiquité de la période Classique (-600 -325 avant JC). De novo, dans nos jours, cette liberté des professions libérales et des vocations artistiques est menacée par l'étatisation des structures porteuses "publiques" qui salarient de facto les libéraux et en font des vassaux dépendant des institutions étatiques. Il voit en lui un précurseur Maniériste (Maniériste ou presque baroque : mais les proportions et positions sont stylisée sans naturalisme baroque mais arrangées, scénarisées, contrapposto vient de Callimaque et Praxitèle puis de la renaissance italienne qui, après les première et seconde renaissance et avant le baroque, a achevé la synthèse excendante entre l'observation pure linéaire et la fantaisie transcendantale et excendante du baroque).
Émile Fauré enchante par son style qui touche par l'excendance : … "il n'y a pas eu d'homme moins mystique ni plus religieux que celui-là… son œuvre, c'est l'Épopée de la Passion intellectuelle." Giorgio Vassari le décrit comme orageux et lui consacre cinq fois plus de pages qu'à Léonard ou à Titien ! Le mythe humain est accompli dans la vie, dans la chair de Michel-Ange Buonarroti (1475-1564). Ce mythe résulte de la synthèse artistique, humaine et culturelle - renaissance. Il se voit, dans son approche, presque autodidacte (à part trois années comme jeune apprenti dans l'atelier de Domenico Ghirlandaio - l'apprentissage chez un maître était de (6)-7-(9) ans pour un peintre), dans sa propre évolution artistique (comparée au terrestre aristotélicien Leonard da Vinci, si "moderne" qu'il est vénéré pour ses farces et ses fourberies jusqu'à l'époque apostasique toujours militante et financière, à Raphaël qui lui est incomparable à cause de sa mollesse expiratoire, trop bigote, trop académique, à Bramante dépassé par Lui, pour sa technicité harmonieuse sans audace…, tous des rivaux jaloux, fades par rapport à Lui). Il était, dans sa jeunesse, proche de Marsile Ficin (médecin-philosophe-théologien) qui, in "Quid sit Lumen", montre ce mysticisme chrétien si séduisant par rapport à l'aristotélisme sec et ultra rationnel de la scolastique de Saint-Thomas d'Aquin que la Renaissance florentine voulait quitter et dont elle s'est affranchie définitivement dans l'œuvre de Michel-Ange.