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MN rencontre le peintre Thomas Groslier

MN rencontre le peintre Thomas Groslier

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Mauvaise Nouvelle : Ce qui marque en premier lieu lorsqu’on découvre votre œuvre, Thomas Groslier, mais cela ne doit pas être une surprise pour vous, c’est la place des corps de femmes. On devine une sorte de fascination pour ce corps plein de courbes, comme fait pour le mouvement du pinceau. On trouve dans votre peinture des cambrures légèrement exagérées et des dos voûtés légèrement étirés, les muscles et les mouvements s’effacent pour ne montrer que des corps posés pleins de délicatesses… Ces corps de femme représentent-ils pour vous une source intarissable d’inspiration et pourquoi ? Fonctionnent-ils comme un lieu de pèlerinage où l’artiste vient se ressourcer ? Qu’y a-t-il de magique dans ces corps ?

Thomas Groslier : Paradoxalement ce qu'il y a de magique dans un corps c'est sa simplicité même, sa beauté, sa sensualité, l'innocence qu'il contient. C'est charmant et délicat. Si l'érotisme n'est pas loin, il n'est pas ce qui compte réellement. C'est le naturel qui compte. Tant de poètes, d'écrivains ont chanté cela, de peintres l'ont exalté, en ayant recours à la mythologie ou de façon plus naturaliste. Cela continue de m'inspirer. Calme et volupté. J'ai véritablement commencé à peindre des nus dès lors que je suis sorti de l'école des Beaux-Arts. Là, je n'entendais parler que de peinture abstraite américaine pour laquelle je n'ai aucun goût, de minimalisme, de “Support/Surface” dont les membres produisaient, sur un ton professoral, des artefacts, multipliables à volonté, des répétitions plates et mécaniques d'un même motif. Tout cela n'était pas mon affaire et m'ennuyait au possible. Presque en catimini, je dessinais des nus, des autoportraits. Une fois libéré de l'école, j'ai peint des portraits et aussi des autoportraits. Occasionnellement, je demandais à des amies de poser pour moi, afin de faire leurs portraits — un nu est avant tout un portrait, un peu plus complet —, le portrait d'Odile nue, d'Annie, de Lorène ou d'Anne. C'est ainsi que les choses ont commencé. Un jour, le directeur des Beaux-Arts d'Amiens m'a demandé si j'acceptais de m'occuper d'un atelier de dessin d'après modèle vivant, ce que j'ai accepté avec plaisir. A partir de ce moment, je me suis mis à peindre plus régulièrement, puis presque exclusivement des nus, sur le thème du “peintre et de son modèle” d'abord, des tableaux assez narratifs, bavards, parfois des petites scénettes drolatiques, puis à peindre le nu dans sa solitude, sans histoire, sans fioriture et sans littérature. Cela fait plus de vingt ans maintenant. J'aime effectivement déformer le corps, légèrement, pas dans le but de le déconstruire bien au contraire, je ne suis pas du tout sensible à la déchirure, à cet expressionisme affecté que l'on voit si souvent. Je suis partisan d'une peinture simple, directe, naturelle, franche, vivante.

Nu allongé

MN : Sur vos peintures, la peau est toujours comme au premier plan, son rose au premier plan. Le bleu est en fond et l’éclairage semble être celui d’un petit matin ou d’une lune ou d’un réverbère… Rien ne crie, tout est suspendu. Nicolas de Staël se demandait "pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs au plafond et que ces nus semblaient sans taches et d’une couleur de chair éclatante." La peau représente-t-elle l’ultime mystère à percer pour le peintre ? La toile inaccessible ?

TG : Ce gris bleu que j'emploie souvent signe une certaine mélancolie, vous savez, ce que l'on appelle “L'heure bleue”, ce moment de la journée où le jour ne l'est plus tout à fait, la nuit ne l'est pas encore ; c'est à ce moment que la lumière est la plus belle. Je déforme la couleur de la même façon que j'exagère légèrement, parfois imperceptiblement, certaines courbes afin d'en tirer davantage d'expression, de substance, de sensualité. Au début de chaque peinture, il y a un long travail de dessin, sur papier d'abord, puis sur la toile. Faire de la peinture est une chose très matérielle, artisanale qui consiste à organiser une superposition de teintes et de valeurs qui forme un tissu, un enchevêtrement, qui constitue la peau de la jeune femme qui pose, puis, ce qui l'entoure, l'isole. C'est un travail long, je peux passer plusieurs mois sur un tableau, modifier radicalement la composition en essayant de garder la spontanéité, l'émotion du premier jet. Je le remanie parfois entièrement. Au fond, on ne devrait jamais retoucher le premier jet, tans pis pour les disproportions, les maladresses, pour ce qui y est et ne devrait pas y être, pour ce qui n'y est pas alors qu'il aurait fallu qu'il y soit. Je dessine plus que je peins. Je cherche la ligne, le dessin, la forme. Je m'intéresse au contour, au plan, au modelé, tout ce qui fait le vocabulaire de la peinture, sa syntaxe, son équilibre. C'est très empirique, je ne sais pas vraiment où je vais. C'est tout l'inverse d'un système. Avec le dessin, on fait “le lit de la peinture”, “les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture”. La couleur vient de surcroît.

Sequana Dea

MN : Les paysages que vous peignez sont faits de vagues, de lunes, c’est comme si le monde se mouvait, se moulait autour du corps élu, celui de la femme que vous avez choisie de peindre. Même les arbres verticaux et solides semblent vouloir se mouvoir, branches en l’air, à l’imitation d’une jeune fille qui s’étend. Les corps déforment-ils la vision du monde ? Le peintre est-il de ceux qui perçoivent l’ordonnancement des choses par rapport au corps de ce monde ?

TG : Dessiner, peindre est avant tout un plaisir. C'est le plaisir de regarder ce qui nous entoure, de voir ce que l'on voit. Mes paysages ainsi que certaines de mes peintures dans lesquelles se trouvent plusieurs personnages sont plus narratifs que d'autres tableaux qui sont par la nature de leur sujet plus silencieux, les nus par exemple, peintures dans lesquelles règne une certaine quiétude. Chacune de mes peintures a pour point de départ la réalité, une chose vue : un paysage, un nu, une scène de baigneuses observée lors de mes villégiatures au bord de la mer, un portrait, des scènes très simples, ordinaires. J'essaie de tirer quelque chose de plaisant à regarder de ces scènes si banales qui puissent entraîner le regardeur dans sa propre rêverie. J'en fais des dessins. Si ce dessin me plaît, s'il s'y prête, je m'en sers comme point de départ pour faire un tableau.

La vague

MN : Vos paysages sont oniriques, du fait de volutes qui les mettent en mouvement, des couleurs… L’individu semble parfois un peu perdu dans ce monde de rêve, ce rêve qui permet que l’individu se perde, devienne un élément du décor… Est-ce là un des rôles de l’art ? Quelle est la place du rêve dans votre peinture, quelle est sa fonction ?

TG : Est-ce le rôle de l'art que de prêter à la rêverie ? Bien entendu, comme la poésie, la peinture c'est la rêverie, le chant, l'expression d'émotions. Faire de la peinture est avant tout un plaisir, un plaisir aristocratique. Un des derniers sans doute. Hélas, dans bien des cas, cela devient une fabrication, comme on le voit si souvent, une construction mécanique, d’après des systèmes, des méthodes bien établies, c'est ennuyeux au possible. En premier lieu, je peins pour moi.

Le paysage ne m'intéresse pas pour lui-même. Les paysages que je peins sont inspirés par les promenades que j'y fais en compagnie de ma compagne. J'habite un village entouré de bois, de marais, dans la vallée de la Somme, non loin de la baie. L'eau y est omniprésente, sous forme d'étangs, de marais, de rivières, de pluies bien sûr, un peu plus loin, il y a la mer. Poser mon chevalet dans la nature, comme je le fais devant un modèle, est devenu une chose difficile tellement elle a été malmenée, défigurée par l'urbanisation de ces dernières décennies et a perdu toute sa noblesse. Il y a toujours quelque chose dans le champ de vision que je n'arrive pas à écarter. Ainsi, la seule façon pour moi de peindre un paysage a été de prendre un biais, je dirai faute de mieux : symboliste, si approximatif soit ce terme, je n'en ai pas d'autre, d'avoir recours à la mémoire, à la réminiscence. La lune, l'horizon, l'arbre, les reflets dans l'eau, tout ce qui formellement appartient aux paysages originels, tous ces thèmes éthérés que l'on trouve souvent dans la peinture symboliste, à laquelle je me suis intéressé un temps, sont présents dans ces paysages. Le symbolisme n'était pas un mouvement, c'était une atmosphère, une attitude. Réminiscences, rêveries, un étrange retour à l'Arcadie.

Autoportrait

MN : Comme beaucoup de peintre, vous vous prêtez à l’exercice de l’autoportrait, et je me suis toujours demandé pourquoi les peintres pratiquaient cette espèce de selfie ? J’en profite pour vous adresser cette question. Quel est le rôle de l’autoportrait pour un peintre, est-ce apporter la preuve de sa sincérité en peignant la réalité de sa propre face ?

TG : Si je fais mon portrait, ce n'est pas par admiration pour moi, c'est par commodité. L'avantage de l'autoportrait est que l'on dispose d'un modèle à volonté, de surcroît gratuitement. Je me regarde vieillir, doucement, avec ironie, bienveillance, ou consternation, c'est selon. J'aime assez voir les différences de ressemblance qu'ont les uns et les autres de mes autoportraits selon les moments, les humeurs, la lumière. C'est une sorte de journal intime. Dans un portrait, dans tout d'ailleurs, je cherche la ressemblance qui a cela d'étrange qu'elle n'est pas la même pour tout le monde, qu'elle n'est pas la même à chaque moment. Elle n'est pas une notion rationnelle. Je trouve que l'image que les autres se font de moi est parfois surprenante — on me prête un tempérament rêveur moi qui suis si terre à terre —, à moins que ce soit l'image que je me fais de moi qui ait de quoi surprendre. Allez savoir.

Pour aller plus loin : http://t-groslier.blogspot.fr/

Le crabe


Rencontre avec Félicie Vignat, peintre
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Dans l’atelier de Boris Zaborov
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Arnaud Martin, peintre et poète de nuit
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