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From Swoon to Andromeda Heights : le mystère Prefab Sprout, scansion & obsession

From Swoon to Andromeda Heights : le mystère Prefab Sprout, scansion & obsession

Par  

ECLOSION

Il y eut donc un avant et un après. C’est une rencontre, et comme toute rencontre véritable, l’univers entier s’en trouve transfiguré. Entre les deux, il y eut le temps où chaque instant de découverte est, pour l’éternité, une grâce.

Après ce temps hors du temps, sous le charme – au sens de mystère surnaturel – j’oscillai : garder le secret ou partager le trésor.

Plus d’un mois (temps terrestre) que l’un ou l’autre de mes périphériques font résonner chaque jour, matin, midi ou soir, l’œuvre de l’Anglais Paddy McAloon.

Une telle obsession, qui pourrait simplement relever de l’idiosyncrasie, de la dépendance inexplicable à un stupéfiant auto-immune, même chez un individu pouvant difficilement concevoir une journée sans qu’une saillie pop, rock ou dérivée, n’en illumine une heure ou deux, m’apparaissait toutefois assez unique en son genre, par sa durée et son intensité. Il me faut donc, en l’exposant, tenter d’en saisir les contours. Tâche sans doute chimérique, puisque les mots sont impuissants à traduire précisément les effets produits par la musique sur notre âme.

Tout commença début novembre, sur la route du retour de Marseille, dans l’habitacle de la voiture familiale, bercé par une playlist Spotify. Dehors, l’automne achevait d’installer ses couleurs et, dans mon souvenir, le soleil jouait les prolongations. Il fallait tout de même rentrer. La programmation d’un certain nombre de morceaux pop des années 80 amena l’algorithme à diffuser les titres Cars and girls et When love breaks down : le philtre était instillé. Il y eut donc un avant et je n’étais pas encore tout à fait dans l’après.

Les jours suivants, comme sujet à un mouvement d’attraction réellement physique, je plongeai de plus en plus longtemps dans quelques-uns des albums de Prefab Sprout, la formation pop rock de McAloon, née au début des années 80. Prefab Sprout : le pire nom de l’histoire de la pop ? Qu’importe.

L’immersion dans les premiers albums du groupe originaire de Durham, couvrant la période allant de 1984 à 1990, fut d’abord relativement contrastée : j’appréciai sur le champ tel morceau, je délaissai tel autre. Et puis, passant de l’écoute-butinage, à celle, plus attentive et minutieuse, de chacun de ces cinq albums, de chacun des titres, l’évidence s’imposa : à 47 ans, je venais de rencontrer le groupe de ma vie et sa discographie m’était encore largement inconnue.

Oh, j’avais bien déjà eu quelques histoires, plus ou moins intenses, sans compter les fredaines adolescentes, les embrasements et autres expériences sans lendemain. Mais bien souvent, aux décharges de dopamine des premières écoutes succédait inévitablement un relatif désintérêt suscité par des traits mélodiques devenus rapidement trop familiers. Un dédain plus ou moins temporaire. Une lassitude en forme de fondu au noir. Ma dernière liaison sérieuse avait été avec d’autres Anglais, les Fleetwood Mac. Je nourrissais encore évidemment des sentiments pour McVie, Buckingham et Nicks… mais avec Prefab Sprout, c’était… plus fort. C’était autre chose.

Prefab Sprout… Ce nom qu’il m’était arrivé d’entendre sans y prêter attention, voilà qu’il rythmait désormais chacune des journées que Dieu faisait, depuis quarante jours !

EXPLOSION

Si la matrice est rock, Paddy McAloon, flanqué de son frère Martin à la basse et de Neil Conti à la batterie, la transcende au fil des albums avec un talent et un souffle proprement inouïs : il la travaille en artisan, la frottant de façon délicate à d’autres genres, tout en évitant l’écueil trop fréquent de gâcher la matière précieuse en une fusion écœurante et sans âme : dès le premier LP, Zwoon, sorti en 1984, c’est une bourrasque au son à la fois clair et rugueux, comme la tourmente qui vous gifle sur la grève du North East anglais en novembre. Elle vous soulève et vous transporte dans des paysages variés et baignés d’une lumière crue, singulière. A l’image du morceau d’ouverture Don’t Sing, Swoon suinte l’urgence post-punk, dans une litanie extatique et retenue, prolongée tout au long d’un album qui semble déclarer « Oh but to shine like Joan of Arc, you must be prepared to burn » (Green Isaac) : ruptures et inversions rythmiques, jeux d’accords inédits et dissonances subtiles, voix de gorge déchirante, cri âpre, puis, l’instant d’après, timbre chaud et rassurant. En sus de cette riche palette vocale mâle, les chœurs de Wendy Smith (groupie des prémices du Germe Préfabriqué, devenue choriste pour Zwoon) réhaussent discrètement l’acte de naissance du groupe d’un scintillement surnaturel et doux, touche féminine portant, dans une alchimie secrète, les incantations poétiques du jeune Paddy – 27 ans en 1984 – à l’incandescence. Brûlant et fragile.

Succédant à ce joyau de lyrisme post-adolescent qui connaîtra un triomphe critique, voici ensuite l’astre qui luit pour les siècles des siècles : Steve McQueen, sorti en 1985, Amen. Accumulant les merveilles et se hissant au rang de chef-d’œuvre, l’album ajoute un ample succès populaire à la reconnaissance critique du premier. La production confiée à Thomas Dolby, qui vient de travailler avec Foreigner, plutôt new wave, et les très rock Def Leppard, va magnifier les qualités de Steve McQueen, leur procurer relief et envergure, et ainsi donner lieu à une biochimie saisissante qui propulsera le groupe de McAloon dans les plus hautes sphères.

Passé le dispensable premier titre, ce n’est pas un, ni deux, ni trois, mais quatre morceaux sublimes et inoubliables qui se succèdent ! L’enchaînement de Bonny, Appetite, When Love Breaks Down et Goodbye Lucille #1, est une prouesse à mon sens inégalée dans l’histoire de la pop. La suite du disque ne déméritera pas, mais arrivés à ce point culminant, ce ne sera pas faire insulte à l’œuvre et à son géniteur que d’affirmer que l’on a ensuite la très douce impression de descendre sereinement le deuxième versant d’une cime glorieuse à laquelle on reviendra immanquablement, une joie pleine et entière au cœur.

Commencez donc par ces quatre-là. Si rien ne se passe, allez directement à la case Cars and girls, imparable tube de l’album suivant, From Langley Park to Memphis. En l’absence de tout plaisir, passez alors votre chemin, pour cette fois, sans déception, sans amertume. La connexion ne se fait pas toujours. Certains mondes ne sont pas faits pour entrer en relation. Ou bien ça n’était pas le moment.

Life's not complete till your heart's missed a beat !

ORBITE GEOSTATIONNAIRE

En définitive, il semble impossible de départager Zwoon et Steve McQueen : ce sont les deux faces de la même pièce rare et inestimable. Après ces deux gemmes serties, les disques seront plus produits, plus vaste, plus ambitieux, plus déroutants aussi, et ils auront, d’une certaine façon, perdu le charme des premiers élans, tout comme l’âge adulte est une mue impliquant la perte, d’une part au moins, de cette vitalité exubérante. En l’espèce, cette perte se produit au profit de qualités plus profondes, plus durables, d’appâts plus élaborés, plus civilisés.

Ainsi, explorer la suite sans attendre est la meilleure idée que vous puissiez avoir, si ce qui précède ne vous semble pas dénué d’intérêt. Et cette suite prend, si l’on veut, la forme d’une trilogie : From Langley Park to Memphis, évoqué plus haut ; Jordan: The comeback ; et puis Andromeda Heights, respectivement sortis en 1988, 1990 et 1997.

Paddy chante toujours l’Amour, bien sûr. Il ausculte le cœur transi ou blessé, les désirs complexes, les sentiments contradictoires, les désillusions et la mélancolie. Mais avec ces trois disques, la contemplation gagnera en profondeur et les ambiances explorées et restituées seront à l’image des contrastes d’une vie riche, active et spirituelle, ouverte sur un vaste monde.

Avec From Langley Park to Memphis, deuxième et avant-dernière production de Thomas Dolby, le son semble devenir plus commercial et taillé pour les charts eighties : s’ouvrant sur le single frénétique The King of Rock ’n’ Roll, c’est avec l’autre single, Cars and Girls, que les sommets sont atteints. Réflexion acide sur l’imaginaire véhiculé par les chansons de Bruce Springsteen, Cars and Girls séduit d’abord par sa perfection pop sucrée. Mais l’aspect parodique vient légèrement corroder l’ensemble, et les inflexions de voix de McAloon singeant gentiment celle du Boss nous signalent que la légèreté, sans n’être qu’une façade, n’est qu’une facette parmi d’autres. Après cela, le suave I Remember That nous susurre sans fard une ode aux souvenirs et à la nostalgie, avant que Enchanted ne déploie son funk cotonneux. Les claviers de Nightingales, ensuite – dont McAloon dit l’avoir composée en pensant à Barbara Streisand – auront presque des accents de François de Roubaix, de film français des années 70, effet renforcé par le solo d’harmonica joué par un certain Stevie Wonder… Pour les cinq morceaux suivants, je vous laisse les découvrir sans plus un mot : je ne vais pas vous tenir la main à chaque pas, tout de même.

Jordan: The Comeback est un monument. Encore un chef-d’œuvre, me direz-vous, peut-être plus tout à fait crédule… Attendez de voir, attendez d’entendre. L’exact inverse d’un disque taillé pour le marché, l’opposé vigoureux d’une parodie, affranchi de tout sarcasme. Pas moins de dix-neuf pistes constituent une sorte de comédie musicale foisonnante, sophistiquée, traversée et structurée par quelques grands thèmes : Dieu, l’Amour, la Mort, Elvis. Dixit McAloon lui-même. Les premières écoutes nous perdent immanquablement en glissades satinées et autres chausse-trappes synthétiques en miroir, et si la secousse n’est pas sans charme, on manque parfois de s’en tenir à la première impression, à ce qu’on perçoit comme une maladresse ou une faute de goût. Par exemple, les cuivres de Carnival 2000 avaient tendance à m’irriter, mais leur présence agit finalement comme un révélateur : la force mélodique et sémantique de ce qui suit n’en est que plus intense. Il faudra donc faire preuve de patience pour que se révèlent à vos sens les mille nuances et les beautés cachées d’un disque baroque aux multiples dimensions, à l’ambition démesurée, qui semble vouloir étreindre la plus grande part possible de vie, qu’elle soit incarnée ou sublimée par l’Art. A ce prix, vous accéderez à ce que Paddy nous offre avec générosité : sa chair et son chant. Tout son talent, son génie. Pour vous donner une idée de la démesure, mettons que ce Jordan, c’est un peu le Pet Sounds ou le Sgt Pepper de McAloon.

Si Jordan a pu décontenancer certains fans, l’album suivant, Andromeda Heights, en perdra encore sans doute bon nombre. La mue semble complètement effectuée : on chercherait en vain le Sprout de Swoon. Le génie de Paddy a encore frappé, semble-t-il, et comme on ne l’imaginait pas : la démesure de Jordan fait place à une sérénité plus ramassée, à taille humaine mais les yeux dans les étoiles. A la douce évidence de la ballade en forme de tube Prisonner of the Past, succède The Mystery of Love, ainsi qu’une dizaine d’autres titres qui ne révèleront leur substantifique moelle qu’au prix, encore une fois, d’une patiente écoute : sachez qu’il faudra vous émanciper de certains réflexes acquis, et accepter les mirages d’une easy-listening apparente (qu’il s’agisse du plastronnant saxophone ou d’autres sonorités ou motifs nous faisant habituellement rendre gorge, à tout le moins passer notre chemin… l’ombre soyeuse de Burt Bacharach n’est jamais loin et rattrapera les moins rustres d’entre nous) dissimulant une écriture musicale des plus délicate et saisissante. Il me faudra encore un peu de temps pour explorer complètement le somptueux ouvrage, et cela est réjouissant, car je succomberai à chaque fois à l’hymne Life’s a Miracle et sa fausse mièvrerie ainsi qu’au déchirant Swan, évoquant la fidélité des couples de cygnes ainsi que leur infinie beauté, réhaussée par leur fragilité et la menace du renard… Mais McAloon ne saurait être mièvre, car, entre cette évocation faussement naïve de la nature et l’apesanteur parmi les étoiles de Weightless, c’est au contraire une acuité trop rare qui affleure et nous peint cette poésie pure, enfantine sans être futile.

FIRMAMENT / AU-DELA

J’ai beau parcourir ces cinq disques dans un sens ou l’autre, il me semble que rien ne vieillira jamais : McAloon a su inspirer l’air de son époque dans toute son épaisseur musicale, héritage compris, et expirer cette matière et ses visions d’écrivain dans un écrin pérenne. Sa voix s’adoucira, au fil du temps, sans perdre en puissance mais en laissant de côté les décharges électriques et les ponctuations convulsionnaires des débuts.

Quatre autres albums, jalonnant les années 2000, restent à découvrir : The Gunman and Other Stories, le plus anecdotique selon certains ; Let’s Change the World with Music ; Crimson/Red ; I Trawl The Megahertz, sorti sous le nom de Paddy McAloon.

Notez que j’ai volontairement laissé de côté Protest Songs, sorti en 1989 mais enregistré en 1985, dans la foulée de Steve McQueen. Il en est une sorte d’annexe, de très belle scorie qui intéressera sans doute surtout les aficionados. Pour les autres, notez qu’il serait tout de même dommage de passer à côté d’un autre tube tel Life of Surprises, du sublime et magnétique The World Awake, de l’étrange et entêtant ‘Til the Cows Come Home, ou encore du poignant final dépouillé de Pearly Gates.

Signalons enfin que les références à Dieu qui parsèment discrètement certaines chansons de Protest Songs seront toujours présentes dans la suite de la discographie : c’est que Paddy vient d’un milieu catholique, qu’il est allé au petit séminaire. S’il se défend d’avoir voulu devenir prêtre et se déclare agnostique, la matrice chrétienne l’a indubitablement influencé.

Vingt ans plus tard, en 2009, la quasi-totalité des chansons de l’album Let’s Change the World with Music sera, dit-on, nourrie d’une sève religieuse, chrétienne. Mais chaque chose en son temps, je n’en suis pas encore là. Je me réjouis d’avance.

Prefab Sprout est, somme toute, une vraie musique soul : une musique de l’âme. Touchant notre âme, car reflétant l’âme d’un certain Paddy McAloon, aujourd’hui âgé de soixante-cinq ans, vénérable compositeur devenu quasi sourd et aveugle, et dont l’œuvre colossale et glorieuse doit absolument être répandue.

Comme une bonne nouvelle.

 


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