L’Arbre aux sabots, la Palme d’or de la sobriété
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L’arbre aux sabots, un récit de ma grand-mère
« L'arbre aux sabots devait être mon premier film. Ce sujet était mon étoile polaire, il vient d'un scénariste très original car le sujet vient d'un récit de ma grand-mère. J'étais un enfant quand elle me raconta l'histoire de ce paysan qui habitait dans la ferme où elle vivait et qui, pour avoir fait une paire de sabots à un enfant qui n'en avait pas, a été éloigné par le patron et laissé à son propre destin sans que personne ne s'occupe de lui. Cette idée m'était restée en tête, et ma grand-mère savait raconter et me raconta beaucoup d'autres histoires dans les années 30 de cet univers paysan, qui n'était pas très différent du sien au XIXème parce que le monde paysan n'a pas bougé pendant de nombreuses années dans cette réalité. »
Voici juste quarante ans (printemps 1978), un film italien de plus de trois heures concourait au Festival de Cannes. Son sujet : La reconstitution de la vie au sein d'une ferme lombarde fin du XIXème siècle. Dans la région de Bergame, à la fin du siècle dernier, les exploitations agricoles sont tenues par plusieurs familles qui travaillent la terre pour le patron et, bien que chacun ait ordinairement une vie indépendante et des préoccupations différentes, il est habituel de se retrouver pour certains travaux, pour les veillées, pour les fêtes ou pour des événements particuliers. C'est ainsi que tous viennent en aide à la veuve qui a des difficultés pour nourrir ses enfants, que tous ouvrent leur porte à Gopa le vagabond et que toutes les femmes sont là pour la naissance du fils de Batisti. Au printemps, ce sera le mariage de Magdalena avec Stefano, le fils des voisins, et tous accompagneront les jeunes mariés à l'embarcadère de la péniche qui les mènera vers la ville pour leur voyage de noces. Au printemps, ce sera aussi la brusque croissance des tomates que le grand-père et sa petite-fille soignent avec amour depuis quelques mois. Mais bientôt, ce sera également le renvoi de Batisti et sa famille par le patron. Parce que Batisti a coupé subrepticement un arbre pour tailler de nouveaux sabots à son fils.
… « Les récits de ma grand-mère, je les plaçais sous mes yeux, devant ma réalité.
Quand j'ai pu faire ce film, je me suis rendu compte que je ne pourrai pas l'écrire en italien – pour moi, la langue de ce monde évoqué était celle dans laquelle s'exprimaient ces personnes donc en dialecte - et j'ai donc écrit le script en dialecte. Je n'ai eu aucune incertitude à ce sujet. De même, c'est un film que je ne pouvais pas faire avec des acteurs. Les personnages devaient venir de ce monde et en 1978, ce monde était en train de disparaître. J'ai trouvé les derniers endroits en lien avec ce monde traditionnel et les derniers endroits où les derniers enfants parlaient le dialecte. Aujourd'hui, je ne pourrais plus faire ce film. »
Réalisé avec un budget dérisoire, ce film se rapproche de part les thèmes abordés de Les Fiancés d’Alessandro Manzoni.
Le film a un lien avec une origine propre qui est celle de Manzoni des Promessi Sposi (Les Fiancés). La région méditerranéenne est touchée par une culture gréco-orientale, par la Bible, par le catholicisme et bien l'Italie est touchée par Manzoni, Dante ; j’ai lu Manzoni quand mes professeurs me l’ont imposé. J’ai arrêté l’école jeune car je m’y ennuyais beaucoup. Manzoni, je l’ai lu vraiment entre 25 et 30 ans, et oui, on peut parler d’un lien entre Manzoni et les jeunes fiancés dans mon film. Manzoni utilise la structure narrative : un chapitre de narration sur des faits, puis un chapitre de réflexions sur les faits. Manzoni a été une grande leçon d’alternance entre l’observation d’un fait et la réflexion sur ce fait. Bertold Brecht le fera avec le théâtre. A un certain moment, j’ai donc décidé de me jeter dans cette aventure ; il y avait aussi Paolo Grassi, un homme de grande sensibilité et de courage. Je proposai donc le film à la RAI et à l’Italnoleggio, le coût du film l’arbre aux sabots de 3h de production était la moitié d’un film normal : une disproportion entre l'argent à notre disposition et le résultat concret, par rapport à tout ce qu’il y avait : les animaux, les soldats, beaucoup de personnes. Cela a été possible parce que moi, en tant qu’auto-producteur, je ne me suis jamais réservé des marges de gain en tant que producteur, mais quand je me payais un peu, c’était déjà pour moi une pleine satisfaction. La marge du coût de la production allait tout dans l’image du film. »
De la primauté de la culture paysanne.
… « Ma culture – dans le sens de comportement – est une culture paysanne et je revendique la primauté de cette culture car c'est une culture millénaire.
Ma grand-mère était analphabète ; elle a commencé à écrire et à lire quand son mari était à la guerre (1ère guerre mondiale) parce qu’elle ne voulait pas que d’autres lisent et écrivent à sa place. Je les ai vues, ces lettres, si ingénues dans l’écriture comme dans les mots mais chargées de puissance de ce qu’ils exprimaient. Les paysans étaient presque tous analphabètes. Cet enfant de l’arbre aux sabots qui part avec son cartable de chiffon avec un livre d’école serait le nouveau citadin qui apprendra une culture nouvelle par rapport à ses pères.
J’ai presque toujours tourné avec une caméra à la main à la manière des documentaires. Ayant un lien très fort avec ce monde-là, j’étais une voix parmi ce chœur. Je disais quelque chose et eux réagissaient.
L’arbre aux sabots est un film dans lequel ils parlent non seulement dans leur propre langue mais avec leurs propres pensées. »
De l’adhésion de tous les villageois à ce projet cinématographique.
… « L’autre chose fondamentale : quand j’allai dans ces lieux où je fis des essais, et que je dis quel film j’allai faire, il y eut une compétition entre les personnes. Puis je dis que j’avais besoin de trouver des habits anciens – tenez compte que les habits ne sont pas de la fin du XIXème mais ils sont du début du XXème et même d’après, mais ils correspondaient parfaitement. Rien n’avait changé. Les paysans venaient à la ferme que nous avions trouvée mais que nous réaménagions parce qu’elle était abandonnée, et ils m’apportaient des choses et je me suis retrouvé avec tout le matériel du film offert par eux : un chaudron, une bassinoire…
Les coûts sont allés dans la pellicule, pour payer la troupe aussi. Moi j’ai toujours eu mes propres caméras, je n'ai pas eu besoin de les louer, voilà pourquoi le film n’a pas un fond de pauvreté mais je n’ai pas fait de miracle. Le miracle a été l’adhésion de tous pour participer de la manière la plus tangible au film par exemple avec des objets, des couverts… C’était une vraie fête.
Les dimanches, les familles, qui n'étaient déjà plus des paysans, allaient amener leurs enfants voir les animaux, l'étable, la naissance du poulain que l'on voit dans le film est arrivée par hasard. »
L’arbre aux sabots est une superbe réussite cinématographique,
Ce long-métrage ressuscite et renouvelle de brillante manière à la fin des années 1970, le drame d'obédience néo-réaliste. On pense aux pêcheurs de La Terre tremble de Luchino Visconti (1948) en découvrant ces paysans lombards, et leur mode de vie rudimentaire. La reconstitution de la vie au sein d'une ferme lombarde fin du XIXème siècle est exemplaire. Le traitement du sujet, avec l'emploi d'aspects picturaux éloignés du langage très brut du néo-réaliste des années 1950 constitue peut-être l'aspect le plus intéressant et le plus novateur de l’Arbre aux sabots, encore aujourd'hui, quarante ans après sa réalisation.
Une grande sobriété formelle et de fond sont de mise tout au long du film. Les émotions des personnages sont contenues.
La mise en scène discrète et épurée du cinéaste est très efficace.
Les activités des paysans sont déroulées sur un mode quasi-documentaire avec force et détails. Olmi filme aussi ces paysans comme s'ils étaient l'émanation naturelle de la terre italienne. Ces paysans ont le geste qu'il faut, au bon moment, dans le cadre de leur activité quotidienne, proche de la terre. Ainsi ils font preuve d’un grand naturel et d'une belle efficacité dans leurs tâches quotidiennes. La caméra suit ces paysans qui semblent épouser les courbures du champ quand ils le labourent, et ce, de façon minutieuse et précise tout en captant la douce lumière naturelle du soleil. Ici, ceux-là sont plus vivants que leurs patrons coupés du monde réel, ayant simplement à leur avantage la connaissance de la culture et des arts.
La composante sonore du film.
« …En ce qui concerne le son dans la bande-son du film, il ne faut pas le confondre avec la bande-son d'aujourd'hui : à cette époque-là, le son du cinéma était ainsi, comme dans certains disques vinyles, les passionnés de jazz veulent entendre les vinyles, avec la pointe en acier. »
La composante sonore du film, très élaborée, est souvent utilisée à contre-emploi logique des images. Une musique d'orgue plaquée à des images de paysans vaquant ou se déplaçant dans les champs confère ainsi une certaine grandeur d'âme à ces paysans. Le choix de l'instrument n'est bien sûr pas anodin. Les prises de vue fixant les regards, gestes et attitudes des personnages, les intégrant dans une douce lumière naturelle leur confèrent par moments une dimension quasi-divinatoire. L'affiche du film, représentant une paysanne sous une allure proche de la Joconde est emblématique des idées véhiculées par Olmi : l'individu ordinaire, sans le sou ou presque, possède une grandeur d'âme, une dimension esthétique, et semble être l'incarnation de la Vérité universelle.
« Ermanno, tu as fait un film extraordinaire ». Sergio Leone
… « Quand le film a été projeté à Cannes, c'était le premier film en concours et il y avait un public de circonstance car les jours suivants, ce sont des films qui requièrent plus de public et de mondanités, et il y avait le fait que le film durait plus de 3h, cela risquait d'être un coup de massue impardonnable. La première sensation que j'eus est que pendant ces 3 heures, on n'entendait pas les mouches voler. Il y a eu un silence de participation et à la fin, quand le film s'est terminé, il y eut un long moment d'arrêt puis il déboucha dans un applaudissement généreux chaleureux et je sentais des marques d'affection sur mes épaules, ces signes de complicité dans la satisfaction d'avoir vu le film. Et puis ensuite est arrivé vers moi un homme barbu qui ma embrassé et m'a dit : « Ermanno, tu as fait un film extraordinaire ». Et c'était Sergio Leone qui a été un grand maître du cinéma mais aussi un grand amoureux du cinéma dans le sens qu'il a toujours eu de l'attention pour ses jeunes collègues. L'embrassade de Leone a été une grande confirmation : un grand homme du cinéma était désireux de m'exprimer son affection. »
Propos d’Ermanno Olmi recueillis en 2008.
DVD (Edition Carlotta) Version 172 min
Blu-Ray (Edition Critérion) Version restaurée 4K 183 min (pas de sous-titre en français)