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Jacques Dupont, un hussard oublié

Jacques Dupont, un hussard oublié

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Contrairement à son contemporain Jean Rouch, Jacques Dupont a subi la malédiction de l'oubli. Pourtant ce hussard major de la toute première promotion de l’IDHEC a su s'imposer comme l’un des grands réalisateurs de sa génération.

Découvrons le parcours atypique du cinéaste.

Enfant unique, issu d'un milieu relativement modeste, Jacques Dupont poursuit ses études au Lycée Henri IV à Paris. Il s'y lie d'amitié avec de jeunes maurassiens de l'Action Française, époque dont il gardera toute sa vie des convictions royalistes.

Le 11 novembre 1940, Jacques Dupont participe à la manifestation étudiante place de l’Etoile pour commémorer l'Armistice de 1918. L'occupant allemand réprime durement cette manifestation interdite et Jacques Dupont est incarcéré quelques jours à la prison de la Santé, à quelques pas du domicile familial, boulevard Blanqui.Il tente par la suite de rejoindre les Forces françaises libres du général de Gaulle mais après une traversée homérique de la France occupée et des Pyrénées, il est finalement arrêté avec ses camarades par la garde civile espagnole. Ils ne devront leur salut qu'à l'intervention du Consul de France à Madrid.De retour en France, Jacques Dupont poursuit des études de droit et, lui qui a toujours rêvé de devenir administrateur colonial sort finalement major de la première promotion de l’IDHEC, l'Institut des Hautes Études Cinématographiques créé par Marcel l’Herbier en 1943.

En 1944, peu après la Libération de Paris, il s'engage dans la première armée française du général de Lattre de Tassigny, ce qui le conduira jusqu'en Allemagne.

De ses premiers films ethnologiques.

Jacques Dupont réalise son premier film en 16 mm, en 1946 : Au pays des Pygmées, une aventure pour l'époque, que Noël Ballif a bien décrite dans son ouvrage Les Pygmées de la Grande Forêt.

Il s’agit d’un documentaire ethnologique sur cet étrange peuple des Pygmées. Les images sont signées Edmond Séchan, l’oncle du chanteur Renaud, et André Didier. Le narrateur nous commente "à l'africaine" ce film que l’on jugerait aujourd’hui légèrement colonialiste chez Connaissance du Monde. Pour nous rendre plus familières ces conduites primitives on renvoie le spectateur au cinéma hollywoodien avec un gorille en descendance directe de King-Kong. Ce film a été réalisé au cours de la Mission Ogooué-Congo organisée par le groupe Liotard de la Société des Explorateurs Français. Cette mission a bénéficié de l'appui bienveillant du ministère de la France d'Outre-mer, de l'Armée de l'Air, du Musée de l'Homme, du Conservatoire national des arts et métiers et des autorités civiles et militaires de l'Afrique équatoriale française. Il remporta un prix au Festival de Cannes en 1946. C’est un évènement car un prix pour un documentaire est, à cette époque, loin d’être anodin. Jacques Dupont œuvre en passionné d’ethnologie, en précurseur dans son domaine. Son travail sur les pygmées, sur lequel il revient ici avec le recul des années, reste aujourd’hui immanquablement associé à un autre documentaire, resté lui aussi légendaire : Pirogues sur Ogooué, datant de l’année suivante 1947. Comme le premier, le film est réalisé dans des conditions rustiques, avec peu de matériels et une poignée d’amis et passionnés.

Y collaboraient pour la première fois des ethnologues et des cinéastes, et pour la première fois également furent réalisés des enregistrements sonores de qualité qui permirent d'assembler un matériel musicologique d'un intérêt considérable et surtout de sonoriser les films sans avoir besoin de quelconque musique exotique.

Descente de l’Ogooué, fleuve qui prend sa source en République du Congo en pirogue, depuis Lastoursville et les chutes de Gourara jusqu'à Lambaréné au Gabon.

Le film commence par un rappel historique de l'exploration de Savorgnan de Brazza (fin XIXe siècle). Les pirogues dans les remous de l'Ogooué en crue à la saison des pluies offrent une image magnifique et la bande son, composée en partie des chants des piroguiers, est également très belle. Tout se passe comme si ici, en Afrique, tout était permis : alors que l'expédition accoste près d'un village, le commentaire note que les piroguiers ne s'entendent pas bien avec la population, ce qui rend difficile le ravitaillement. On voit alors deux piroguiers se disputer avec une villageoise, pendant que d'autres amènent en cachette deux cabris sur une pirogue… Ces images ethnologiques immortalisées sur la pellicule, témoignent d’un passé fort instructif.

Suivront :

  • La Grande Case (1949) film documentaire réalisé au cours de la mission Hoggar-Congo-Niger expliquant les institutions politiques anciennes du Cameroun.
  • Savage Africa "Simba - Killer Lion (1950) filmant les modes de vie des tribus primitives du Congo avant que la civilisation n'efface tous les vestiges d'anciennes coutumes et mœurs tribales. Ici, les chasseurs tribaux armés de lances luttent avec un lion.
  • Moissons d'Aujourd'hui (1950), une production Les Films Etienne Lallier réalisée pour Shell,
  • L’Enfant au fennec (1954) et Coureurs de brousse (1955).
  • A tout casser (1953). Rare documentaire avec Gil Delamare, Roland Toutain, les cavaliers Jean d’Orgeix et Michèle Cancre, le boxeur Robert Charron et tous les as du stock-car.

A tout casser (1953)

  • Routiers du Désert (1954) Reportage en couleur sur le périple d'un chauffeur routier chargé de convoyer 18 000 litres d'essence d'Alger à Tamarasset à travers le Sahara algérien. Un voyage de 2000 kilomètres dont 300 dans le sable où il faut veiller aux mirages et entretenir régulièrement le camion pour ne pas tomber en panne.

Routiers du Désert (1954)

  • Le Fleuve et l'Enfant (1956) Documentaire réalisé avec le concours du petit Peter Zumtaugwald, de l'équipage du "Moron" et du capitaine Kempers.
    Joli voyage initiatique sur le Rhin pour notre jeune héros qui s'est fait embaucher comme "gamin à tout faire" sur une péniche hollandaise.
  • L'Enfant au Fennec (1956). Les images sont signées Henri Decae assisté de Jean-Paul Schwartz. L’échappée d’un fennec à Orly, est ici prétexte pour nous faire mieux découvrir l’aéroport.

D’une incursion dans le bataillon français de volontaires en Corée à l’adaptation d’un roman de Joseph Kessel.

« … Jacques Dupont, qui rêve perpétuellement de défis, va vivre aux prix (et le prix) de ses engagements, avec des décalages conceptuels sur l’époque des années 1950, marquée par le poids de la « bien-pensance communiste ». Il s’intéresse et se penche sur la guerre de Corée puis celle d’Indochine. Ce qui aboutit à un documentaire datant de 1956, Crèvecœur. Celui-ci est filmé aux côtés des soldats français combattant en Corée (1950-1953). » (1)

Produit sous le parrainage du ministère français de la Défense nationale avec la coopération des officiers, sous-officiers et hommes enrôlés dans le bataillon français de volontaires, ce document fut financé par les Services Secrets Américains. Ce film illustre les exploits du Bataillon Français de Corée. Il constitue un témoignage émouvant des souffrances et de l'héroïsme des glorieux volontaires. Le film a été entièrement réalisé sur les lieux de l'action par des officiers et des soldats qui ont pris part aux combats. La plupart des soldats français qui apparaissent à l’écran meurent durant cette bataille de Crèvecoeur. 

Affiches française et belge de Crèvecoeur

Tourné avec le procédé belge Gevacolor (2), Crèvecoeur a été nommé pour l’Oscar du meilleur film documentaire en 1956. En France, le Parti communiste lance ses militants à l’assaut des rares cinémas qui osent le programmer. Le film connu ainsi une distribution minimaliste.

Tourné en Cinémascope et coréalisé en 1956, La Passe du Diable sort en 1959. Il est adapté du roman le Jeu du Roi de Joseph Kessel. Il s’agit du premier long-métrage des cinéastes Jacques Dupont et Pierre Schoendoerffer.

Affiche italienne, française et espagnole de la passe du Diable.

Ce documentaire romancé a été tourné en Afghanistan, dans la province du Kathagan et prend pour fond de l'action le fameux jeu millénaire des autochtones, "le bouzkachi". Ce jeu consiste à récupérer à cheval, la dépouille d'un bouc pour l'amener dans un cercle prédéfini à l'avance. Produit par Georges de Beauregard, La Passe du diable vaut d'être visionné ne serait-ce que pour son aspect documentaire. La photographie en couleur met bien en avant les scènes de lutte des cavaliers qui jouent leur propre rôle. La narration en français illustre toujours les propos afghans.

Le tournage subit de multiples rebondissements, dont son interruption pour cause de crise du canal de Suez. Yves Courrière narre cet épisode dans sa biographie, Joseph Kessel ou sur la piste du lion, Plon, 1985.

La Passe du Diable (1958)

Le film La Passe du Diable remporta le Prix Pellman de la Presse ainsi que le Prix de la Ville de Berlin en 1958.

Son premier long-métrage de fiction avec Belmondo.

Jacques Dupont réalise en 1959 son deuxième long-métrage mais premier grand film de fiction : Les Distractions. Celui-là n’a pas remporté un grand succès à sa sortie en 1960. Il y dirige Jean-Paul Belmondo, Alexandra Stewart et Mireille Darc.

Liés par une amitié née lors de la guerre d'Algérie, deux anciens parachutistes se retrouvent dans le civil. L'un, devenu journaliste, vient en aide l'autre, recherché pour meurtre.

Lors d’une rediffusion sur Canal Plus, dans les années 1980, Télérama se fend d’une critique étonnamment élogieuse : « Tout cela fut très injuste et il faut carrément, aujourd’hui, découvrir ce film. Bien construit, bien mis en scène, bien interprété, il représente, à la fois, une certaine façon de vivre dangereusement, d’être arriviste ou cynique, et une très belle relation d’amitié dans laquelle se transforment les personnages, même s’il n’y a pas de fin heureuse. Le désarroi d’une époque y est inscrit. »

Les Distractions (1960)

Les Distractions fait partie des films traditionnellement méprisés. De l'aveu même de Jean-Paul Belmondo et Claude Brasseur (dont le duo contrasté fonctionne pourtant parfaitement), le cinéaste ne semblait ni connaître son métier ni savoir ce qu'il voulait. Au bout de deux jours, les deux amis regrettent de s'être laissés entraîner dans une entreprise "catastrophique". Toutefois, force est de reconnaître, presque soixante ans plus tard, que le film un charme très particulier. Sans être très original, le film met en scène un Belmondo qui, s'il est déjà très gouailleur et plein de charme, manifeste aussi une certaine gravité dans son respect de l'amitié. Les Distractions est un film sur l'amitié. Le film évoque différents aspects du journalisme parisien de l'époque, la légèreté d'un printemps de la fin des années cinquante et de nombreuses vues très vivantes de la capitale. Sans être un chef d'œuvre, ce film a tout de même particulièrement bien vieilli et mérite d'être revu.

Les années de bannissement.

« Un bel avenir de cinéaste semble s’ouvrir à lui, jusqu’à ce que ses convictions politiques, sa conviction du respect de la parole donnée, le rattrapent.

Homme de parole, homme de pensée libre, lui qui a bravé l’interdiction de célébrer le 11 novembre 1940 –ce qui lui valut la prison et d’être interrogé sans ménagement par les Allemands–, lui qui a cherché ensuite à gagner l’Angleterre pour continuer le combat contre l’occupant, il ne peut se résoudre au changement de cap de la politique du général de Gaulle vis-à-vis de l’Algérie. Par ses relations d’amitié, profondes, fidèles et sans compromis, il se retrouve happé dans le combat de l’OAS contre l'Etat. Il est alors broyé par une machine policière qui, sans nuance et au péril d’une généralisation affligeante, brise net sa vie professionnelle et soumet à rude épreuve son équilibre familial. Emprisonné à la prison de La Santé, il est finalement innocenté par la Justice mais le pouvoir ne lui pardonne pas et n’efface rien… Quelques années plus tard pourtant, grâce à des relations qui connaissent la qualité de ses réalisations et ses valeurs à la fois artistiques et humaines, la télévision lui offre l’opportunité de ressusciter ses dons de cinéaste, pour des fictions d’histoire militaire toujours fortes, comme dans la série des années 70 « les Grandes Batailles du Passé » d’Henri de Turenne et Daniel Costelle avec Alesia 52 Avant J-C, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, La Marne 1914, ainsi que de nombreux films des séries sur les Grands Fleuves, les Grands Pèlerinages et les Grandes Villes du monde.

Il renoue ainsi avec sa passion pour l’histoire et pour les voyages lointains – au détriment parfois de ses responsabilités familiales immédiates.

En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir lui inspire une retraite forcée, qu’il met à profit pour entreprendre une monumentale histoire des guerres carlistes. Elle ne sera jamais achevée : en 1986, avec l’alternance, la télévision publique se rappelle à son bon souvenir. A l’occasion de la célébration du couronnement d’Hugues Capet (987), il réalise Les grandes chroniques du millénaire, vaste fresque de l’histoire de France diffusée sur FR3.

Suivront au début des années 90 Les Sacrifiés, documentaire sur Honoré d’Estienne d’Orves (1990), L’Abbé Stock, le passeur d’âmes (1991) avec Michael Lonsdale et Les Vendéens (1993), en hommage aux combattants de la « Grande armée catholique et royale », qui bénéficie du concours et de la complicité de Philippe de Villiers au Puy-du-Fou. » (2)

L’Abbé Stock, le passeur d’âmes (1991)

De la rédaction de ses mémoires

À partir de 1994 jusqu'à sa mort, Jacques Dupont vit sur la presqu'île de Crozon et se consacre à l'écriture de ses mémoires.

« Jacques Dupont a consacré huit années à écrire ce livre puissant, d’une très grande richesse. On y découvre une profonde passion pour son métier, son attachement viscéral à une certaine approche humaine faite de vérité, loin des faux semblants. (…) Il s’agit aussi d’un livre écrit avec une profondeur d’âme devenue trop rare. Sans doute aussi le résultat de nombreuses meurtrissures ; lui a perdu notamment deux enfants, Jean-Jacques et Catherine. Il aura su, malgré tout, rester digne, sans rancune ni amertume face à une administration qui, rétrospectivement, a privé la France d’un homme de grand talent…

Jacques Dupont nous offre donc un livre testament en quelque sorte car il est décédé le 10 mars dernier, quelques semaines après la parution de sa dernière œuvre. Le parcours d'un homme engagé, hors normes, animé par une vraie passion et croyant en des valeurs fortes d'amitié et de solidarité. » (1)

L’oubli.

Qui se souvient de nos jours du cinéaste Jacques Dupont mort en 2013 ? Plus grand monde. Comptant parmi les meilleurs cinéastes de sa génération, et ayant travaillé pourtant avec des chefs operateurs de renom tels qu’Edmond Séchan et Henri Decae, le réalisateur de documentaires ethnologiques, ceux-là contemporains de ceux de Jean Rouch, du film sur la bataille de Crèvecœur, de la fameuse Passe du Diable afghane de Joseph Kessel, et des Distractions avec Bébel, est bel et bien tombé dans l’oubli général. C’est le cas également à La Fémis (4) qui ignore jusqu’à son nom aujourd’hui.

Curieux destin pour un Jacques Dupond probablement victime de l’ironie du sort. Rappelons-le, il était sorti major de la toute première promotion de l’IDHEC en 1946, celle aussi d’Alain Resnais. l’IDHEC était devenu La Fémis au milieu des années 80 par le concours de Philippe de Villiers, alors secrétaire d’Etat à la culture. Celui-ci avait fait appel au cinéaste à la même période pour la réalisation du film Les Vendéens.

En véritable hussard, il a certainement fait sienne, tout au long de sa vie, cette devise des Hussards : « Omnia si perdas, famam servare memento ».

Notes :

  1. Pascal Le Pautremat, Guerres et conflits (XIXe - XXIe s.) le 02 mai 2013
    http://guerres-et-conflits.over-blog.com/cin%C3%A9ma-engagement-et-guerre
  2. Gevacolor est un procédé cinématographique couleur. Il a été introduit en 1947 par Gevaert en Belgique, et une filiale d'Agfacolor. Le procédé et la société ont prospéré dans les années 1950 car il était adapté aux tournages en extérieur. Les deux sociétés ont fusionné en 1964 pour former Agfa-Gevaert, et ont continué à produire des pellicules jusque dans les années 1980. Malheureusement, pour le film Crèvecœur, la seule copie 35 mm connue et conservée à ce jour, à viré au sépia.
  3. « Profession cinéaste, politiquement incorrect » de Jacques Dupont » G. Gambier Polemia le 27/02/2013
    https://www.polemia.com/mot-clef/jacques-dupont/
  4. En février 1986, sous l'impulsion de Jack Lang, l'IDHEC devient l'Institut national de l'image et du son (INIS). Quand la droite arrive au pouvoir, le secrétaire d'État à la Culture, Philippe de Villiers, transforme l'INIS nouvellement créé en FEMIS, Fondation européenne des métiers de l'image et du son avec des statuts associatifs (loi de 1901).

Ouvrages :

Jacques Dupont, Profession cinéaste… politiquement incorrect !, éditions Italiques, 2013, 354 pages

Le Jeu du Roi de Joseph Kessel, Éditions Arthaud, 2021, 296 pages

Les Pygmées de la Grande Forêt de Noël Ballif, Éditions L'Harmattan, 1992, 240 pages

Du côté des éditions en DVD :

« La Passe du diable » DVD coffret « Pierre Schoendoerffer » (6 DVD) – Edition Spéciale Studio Canal 2008 (épuisé donc éventuellement trouvable d’occasion)

« Crèvecoeur » – DVD Réné Château Vidéo 2014

« Les Distractions » DVD Studio Canal (Belmondo Collection) 2003 & Blu-Ray Studio Canal 2017

« Abbé Stock, le passeur d’âmes » DVD Citel Vidéo 2011

« Les Vendéens » DVD Citel Vidéo 2008


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