Écriture et incarnation
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Écriture et incarnation
Grande lectrice depuis l’enfance, je ne compte pas mes admirations littéraires, et j’ai une immense reconnaissance pour les auteurs qui m’ont aidée à grandir dans la connaissance du monde, de Dieu et de l’âme humaine. Mais à l’heure d’écrire, je ne me reconnais aucune influence directe. Sans doute ai-je assimilé, sans en avoir conscience, toutes sortes de procédés et de modèles, mais je suis comme le héros de mon roman, L’Or du chemin : tout entre en moi comme dans un alambic pour en ressortir autre, selon des transmutations qui m’échappent. Enfant, quand on me demandait d’apprendre un poème, j’en composais un autre sur le même thème.
L’écriture a d’abord, pour moi, un rapport intime avec le mystère de l’Incarnation. Ce n’est pas pour rien que mon premier livre est consacré à Jeanne d’Arc : « De tous les écrivains de France, Jeanne d’Arc est celui que j’admire le plus, écrit Jean Cocteau. Elle signait d’une croix, ne sachant point écrire. Mais je parle de son langage, et de ses brefs qui sont sublimes. Pourquoi écrit-elle, s’exprime-t-elle si bien ? C’est qu’elle pense bien, et que c’est la première vertu d’un style. Elle dit ce qu’elle veut dire, et en quelques mots. Les réponses de son procès sont des chefs d’œuvre. Ses réponses reflètent sa vie courte et sensationnelle, mieux que l’Histoire ne nous la raconte. »
Comme Jésus, Jeanne d’Arc n’a rien écrit, mais elle a été « parole vivante et efficace » (He 4, 12), pour reprendre les mots de saint Paul. Elle n’a pas fait que raconter une belle histoire à laquelle on avait envie de croire : elle l’a incarnée personnellement et inscrite dans les faits. Ceux qui l’ont suivie ont été frappés par le caractère performatif de ses paroles : tout ce qu’elle disait s’accomplissait, soit par intervention divine, soit par l’action des hommes enflammés par ses discours. Et pourquoi l’ont-ils suivie ? Parce qu’il n’y avait aucune distance entre son dire, son être et son faire, dût-elle le payer de sa vie.
En ouverture de mon essai, Une Saison au Thoronet, je cite aussi ces mots de saint Bernard : « "Qu'il me soit fait selon ta Parole." Que la Parole présente en Dieu dès l'origine se fasse chair de ma chair selon ta parole. Que s'accomplisse en moi, je t'en supplie, non pas une parole sitôt passée que prononcée, mais une Parole conçue qui demeure, vêtue de chair et non d'un souffle. Qu'elle se fasse en moi capable non seulement d'être entendue de mes oreilles, mais en même temps vue de mes yeux, touchée de mes mains, portée sur mes épaules. Qu'elle ne se fasse pas pour moi parole écrite et sans voix, mais Parole incarnée et vivante. Je veux dire : non pas une parole tracée en caractères muets sur un parchemin inanimé, mais Parole à forme humaine imprimée toute vive en mes chastes entrailles, non par le tracé d’un roseau inerte, mais par l’opération de l’Esprit Saint. Qu’elle me soit faite, en un mot, comme jamais elle ne s’est réalisée avant moi et ne se réalisera pour personne après moi. »
En France, nous avons une si belle langue, dans laquelle tant de stylistes se sont illustrés, de Pascal à Cioran en passant par Chateaubriand, que nous sommes tentés de lui vouer un culte pour elle-même. Nous assistons parallèlement à un essor du storytelling, dans tous les domaines, où la parole perd tout rapport avec le réel. Pour moi, le verbe ne sert qu’à approfondir le Verbe et l’essentiel est de le vivre. D’où le fait que je trouve plus forts que bien des écrivains à la mode des auteurs comme Primo Levi, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Varlan Chalamov et Alexandre Soljenitsyne, qui ne prétendent pas faire de littérature, mais témoignent d’une réalité profonde.
Chacun de mes livres part d’une nécessité intérieure pour trouver sa propre forme. Dans Une Saison au Thoronet,, je marche dans les pas des moines qui ont construit l’abbaye et tente de ressaisir l’esprit qui a présidé à l’ordonnancement de ses pierres. Je bâtis moi-même ma petite abbaye en articulant méditations sur Dieu, la spiritualité cistercienne, l’art et la science, autour de deux semaines de retraite. À l’arrivée, sa forme épouse le rythme des heures de la liturgie et de l’architecture cistercienne, qui ont vocation à ordonner le temps et l’espace pour nous faire entrer en Christ.
Mon Dictionnaire amoureux des cathédrales est le pendant gothique de ce livre consacré à l’art roman. Je me sers alors de la contrainte qui m’est imposée par les éditions Plon : écrire sous la forme d’un abécédaire, et je le fais d’autant plus volontiers que les cathédrales gothiques sont souvent comparées à des encyclopédies. Les évêques qui les ont élevées voulaient mieux expliciter les mystères de la foi, et les artisans qui ont traduit leur pensée dans la pierre en ont fait des miroirs donnant à voir l’image de Dieu perdue en chacun et présentant à Dieu une image extatique de sa Création. J’associe à mon entreprise tous les grands auteurs qui ont écrit sur elles : chacun y ajoute sa pierre, dans une communion des saints, qui fait briller quelques-unes des infinies facettes du visage de Dieu.
Le thème de la lumière est central dans mes livres. Il s’agit de témoigner de la lumière qu’on porte et de présenter une vision transfigurée du monde. Mais la question qui se pose est de savoir si on peut présenter une telle vision transfigurée sans s’être laissé soi-même transfigurer. C’est tout l’enjeu de mon roman, L’Or du chemin, qui raconte la quête artistique, amoureuse et spirituelle d’un peintre florentin du début du Quattrocento. Il est écrit sous la forme d’une lettre à un inconnu, dont on ne découvre l’identité qu’à la fin. Dans l’intervalle, cet inconnu peut être tout un chacun. À travers l’itinéraire de mon héros, je veux inciter chacun à partir en quête de la lumière qu’il porte, et ce que je dis à travers la peinture, chacun doit pouvoir le transposer dans sa propre vie. Pour moi-même, le temps de l’écriture a été une quête, une épreuve et une victoire sur les ténèbres qui m’entourent et que je porte.
Dans Sous l’œil du dragon, écrit en collaboration avec le peintre et graveur Paul Kichilov, je cite saint Irénée : « Puisque tu es l’ouvrage de Dieu, attends patiemment la main de ton Artiste, qui fait toutes choses en temps opportun ». L’artiste et l’écrivain peuvent aider à une conversion du regard, mais uniquement dans la mesure de la transparence du leur. En épousant le regard et la main du Maître, ils peuvent libérer la lumière enclose en toute chose et tracer avec la matière de ce monde une figure du Royaume.



