Rue des coutures Saint-Gervais
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Rue des coutures Saint-Gervais
Paris, rue des Coutures Saint-Gervais, rue de l’amie retrouvée, j’avais convoqué le cercle ! Nouvelle Marge ? Pourquoi revendiquer la marge ? Il faut se tenir droit devant le Seigneur, me dit Pauline. J’hésite à lui dire que ma revue s’appelle Mauvaise Nouvelle. Je suis un cumulard dans ma relation au Seigneur. Un canular. Il est impossible de faire court quand on veut expliquer, il faut donc manier l’ellipse et l’aphorisme pour ne pas trop peser, ne pas voler du temps à celui qui nous fait la grâce de nous écouter. Mauvaise nouvelle / Nouvelle marge, j’y reviendrai. Et ça y est, j’ai déjà commencé à conceptualiser l’art de dire, l’art d’écrire. Je suis donc déjà dans le thème que j’avais lancé en lasso pour attirer mes amis : qu’est-ce que l’acte d’écrire, quel est son rapport avec la littérature ? Drôle de question. Qui, comme toutes les vraies questions, n’appellent surtout pas de réponse, mais une démultiplication de questions dans notre chair même.
Ô my captain, my captain !
Ce jour de novembre, le cercle s’était refermé. La galerie d’art de la rue des Coutures Saint-Gervais devenait grotte, refuge. Chacun témoignait à tour de rôle de la naissance de l’écriture en son sein. L’intime devenait lumineux donc vertigineux, à rebours de toute l’impudeur voulue par ceux qui nous intiment l’ordre de nous connaître nous-mêmes ou pire : de devenir ce que l’on est ! Chacun à tour de rôle s’excusait de devoir dire sa vérité. Le cœur se mettait à fleur de peau. Ô my captain, my captain ! Certaines têtes se rentraient, des pommettes s’aiguisaient de rose, les doigts se décomptaient en pianotant une fugue sur eux-mêmes, l’amie retrouvée et moi-même théâtralisions… La minute de gloire passait de l’un à l’autre comme une colombe. Ce que nous avons dit ce soir-là nous a à la fois singularisés et reliés. Pauline a parlé du Verbe et de l’incarnation, Gabriel d’enfance et de poésie, Fabrice de livres et de livres et de livres, Frédéric de textes et de contexte, Patrick d’art et de philo et de théologie, Sarah a parlé du rideau de la synagogue et du rouleau, et moi, j’ai parlé de pétanque. Droit de suite ! Chaque témoin de ce moment fut envoyé en mission. J’aime commander. Commander, c’est désirer. J’ai demandé à chacun de livrer pour MN un texte sur cette question de l’acte d’écrire. Ce qui s’était passé à la marge méritait de rejoindre les absents. Droit de suite ! Toute conversation d’amitié est une conversation sans fin.
MN/NM
La marge, je vais y revenir donc, puisque c’était la question du début. Et justement, y revenir, c’est là toute la question. Bien sûr, Nouvelle Marge se veut l’image inversée de Mauvaise Nouvelle : MN NM, dans une logique de révolution personnelle. Et Mauvaise Nouvelle ne fut pas seulement choisie pour inquiéter les catholiques peu habitués aux vertiges de la pensée et à la fantaisie, non. Mauvaise Nouvelle, c’est la nécessité de remettre l’être en crise métaphysique, c’est, dans une logique de priorité, lui rappeler qu’il est mortel avant d’oser annoncer une bonne nouvelle. J’en ai fait un livre rempli d’attentats (Apôtres d’opérette). Mauvaise Nouvelle… Et si je disais que le blasphème est encore adresse à Dieu, un art de dissimuler sa prière… Quant à la marge que je veux neuve, oui, elle est un pied de nez au centre qui ne nous a pas prévus. Nous prenons la marge comme nous prenons notre élan, comme nous prenons le large, renonçant à mendier auprès des rentiers des lettres. Nous ne sommes pas dupes. La marge autour du champ, cette bande enherbée non cultivée, est le lieu qui permet le retournement du sillon vers le centre, le lieu qui permet une conversion. La marge que nous voulons élargir en friche est un champ du possible où nous nous tenons droit dans la jouissance de notre pied de nez envoyé aux usurpateurs du centre.
Art d’écrire : mon tour
Et pour moi, alors, l’acte d’écrire ? Qu’est-ce donc ? Il faut exprimer les choses simplement : je ne sais pas ne pas écrire, c’est tout. Absence totale de savoir-vivre. Toi-même ! Moi-même ? Au fond, un don ou une tare, c'est la même chose, et la seule question qui se pose est : qu’en faire ? Comme en amour, élection et malédiction vont de pair. J’ai commencé à écrire sérieusement à l’âge de 16 ans, recevant cet ordre de celle à qui je racontais mes rêves sous forme de nouvelles. En me donnant l’ordre d’écrire, elle m’a mis en voie de disparition. À toutes mes lettres, elle a répondu en prenant les mots d’un autre, d’un écrivain, un vrai, Cocteau : « Mon Dieu, acceptez-nous dans le royaume de vos énigmes, évitez à notre amour le contact du regard des hommes, mariez-nous dans le ciel. » Ainsi, Cocteau a enfoncé le clou. Ma vocation toute trouvée. Je suis devenu écrivain pour elle. Tout ça est raconté dans FOL.
Mes phrases se posent et s’engendrent, en vagues successives, pour tenter de trouver la juste expression de l’âme qui déborde depuis son expansion sous l’effet de l’amour. Il faut donc écrire et s’excuser dans le même mouvement. Ne pas indisposer le lecteur par trop d’impudeur. Y’en a marre de tous ces sentiments ! On veut des aventures, du quoi de neuf, docteur ! Il faut donc nourrir sa plume. Le monde est là pour ça. Notre regard se pose. Il s’agit de se soumettre au réel, certes, mais de mauvaise grâce, et se soumettre quand même. Nous sommes des usines, tout est matière, nous sommes des croque-morts, des bouffeurs d’orteils, des gargouilles évasées dans lesquelles le monde se déverse et que nous vomissons à notre façon, c’est-à-dire dans la grimace qui nous sied le mieux. Lorsqu'on écrit, on ne vit pas tellement, tout est prétexte à écrire, le réel s’abîme, les autres humains y compris. On est à la fois la matière première et l’usine, le charbon et le poêle. Tous les livres s’écrivent au cœur des conversations, au moment où la pensée s’essaye sous forme de phrases, et se trouve belle dans cette trahison sonore, ce mensonge de la raison. Écrire, c’est traduire du silence, de son silence intérieur, pour y retourner. Le mur que je griffe est murmure.
J’écris depuis mes 16 ans et aucun de mes échecs ne m’a conduit à renoncer. Si je pose un point final, ce sera de m’être entièrement écrit, c’est tout, d’être enfin candidat pour la mort. J’écris car je n’ai pas le choix. L’objectif est de s’épuiser, de s’écrire totalement, de faire de son être incarné, de toute sa chair, du verbe. Il s’agit d’accuser réception de la tare reçue. Incarner son propre camp dans la guerre de tous contre tous. Il s’agit d’imposer sa personne au monde. Écrire est une déclaration de guerre au monde. Le reste : le monde des lettres, les éditeurs, les boutiquiers du livre, les gloseurs en tous sens, … n’a que très peu d’impact sur cette détermination de devoir écrire. Rien ne peut l’entamer, au contraire, tout ce qui est, la renforce. L’inéluctable, la malédiction. L’écrivain est inscrit dans sa tragédie. Ah l'absurde syndrome de l’angoisse de la feuille blanche ! Mais heureux celui qui l'a ! Personne n'est obligé d'écrire, il y a plein d'autres choses à faire. La pêche, la chasse, les femmes, les jeux de société, la carrière professionnelle, les vacances à la mer, les vacances à la neige, les vacances à la campagne, le tourisme à l’étranger, les musées, les soldes… Que ceux qui ne savent pas quoi écrire se taisent à jamais et qu'ils nous laissent saigner tranquillement sur nos cahiers !
Écrire m’a poussé à lire, m’a fait aimer lire. C’est bien dans ce sens que cela s’est opéré. Je revenais de loin. Aucune lecture jeunesse, je m’endormais toujours sur la première page. Les livres dont on est les héros : je mourais dès la première page. Mon sens du tragique me poussait au mauvais choix. Et puis, à 14 ans, il y eut les Hauts de Hurlevent, et là ce fut la rencontre avec la littérature. Dès lors, j’ai toujours lu, pas très vite, pas beaucoup, mais toujours. Il faut entrer en lecture pour ne pas en sortir. À force de lire, on entre dans la matière qui fait des phrases et on prend conscience que ce qui nous a poussés à nous y mettre, au-delà des circonstances, est d’avoir une langue. La tare, c’est ça, avoir une langue. Tout le reste est sans intérêt. Et puisque l’âme déborde, je pense qu’écrire c’est maintenir l’influx, c’est se contenir pour se rassasier éternellement de regrets. C’est comme à la pétanque ! On envoie en se retenant. Tout l’art est là, dans sa façon de s’excuser de la ramener avec sa tare. L’art de dissimuler sa prière. Un artiste se complait dans les préliminaires de l'acte d'amour qu'est le suicide. Nous sommes des suicidés éternels, des loups des steppes. Il y a de la lenteur en littérature, la maniaquerie du vice lent et sophistiqué, la délectation du couteau dans la plaie. Pour moi un écrivain n'a rien à dire, et rien vécu, en tous cas, pas plus que les autres. Il a un regard et une langue. C’est tout. Son regard capte, sa langue traduit, et au passage, transforme la chair en verbe pour rendre grâce de la tare reçue. Et après, il faut être à l’œuvre, devenir ouvrier et sculpter les textes autour de l’aphorisme premier, de la formule magique par laquelle on a l’ambition de se résumer. Par manque de temps de tout dire. On cherche tous son épitaphe… La difficulté est de rendre discrète sa langue pour ne pas tomber dans l'exercice de style, il faut réserver les maxi 45 pour les tiroirs. L'écriture est continence. Vraiment. L'ellipse est mon refuge, comme ça on me prête du talent et je le vole.
Tout le monde écrit. Tout le monde n’est pas écrivain. Exprimer une pensée en faisant usage de ce jeu de construction de phrases ne suffit pas. Il n’y a pas que le discours et la jouissance intellectuelle qui en découle. Il y a aussi l’art narratif, la façon de conter une histoire. Ce dernier est un art de peindre. Il enchaîne des tableaux et laisse le lecteur tisser ce qui manque. Ce qui manque convoque le lecteur dans la trame. L’ellipse narrative agit comme un leurre, un peu comme la troisième dimension en peinture. Il y a donc dans la peinture et la narration le point commun de proposer une manipulation volontaire à l’autre. Le lecteur collabore à l’illusion. C’est ainsi que la narration crée des mondes, c’est ainsi que le livre est un corps aussi. L’art narratif est manifestation de l’incarnation.
Pour moi, toute incarnation est pathétique. La tragédie n’arrive qu’en relecture, qu’en ré-écriture. C’est la raison pour laquelle je pose le narrateur comme premier lecteur, comme relecteur. Il m’en fait rabattre un peu et me remet à ma juste place. Comment avoir le culot d’écrire après tant de génies (Dostoïevski, Bernanos, Barbey, …) ? Comment avoir le culot de rabâcher de vieilles lunes métaphysiques en les prenant pour une trouvaille ? L’usurpation est le synonyme de l’art. Il faut la revendiquer. Exister relève toujours du culot. Vous comprenez, nous débordons ! Nous sommes en crue ! Nos frontières naturelles formées par notre corps ou pire notre être social, sont ridicules. On n’a qu’une vie, une courte vie pour se débarrasser des abrutis. Qu’une vie pour insulter l’avenir. Qu’une vie pour noyer notre chagrin en fantasmant sur le déluge !
J’écris au premier degré, ce degré d’impudeur qui fait se répandre l’âme et rend volubile l’esprit, et la narration, quant à elle, met tout à distance dans une ironie qui est politesse, élégance, pudeur, … Il est utile de manifester que l’on n’est pas dupe. Tous les hommes sont ridicules, surtout les écrivains, non pas dans la tragédie qu’ils vivent mais dans le sérieux avec lequel ils vivent. Et soulignons au passage que ce second degré, la révélation du pathétique, n’amène une légèreté que passagère. En effet, assez rapidement, elle renforce la dimension tragique de la vie en humiliant les héros. Il faut donc se prêter à rire, c’est la seule façon d’éviter le mélodrame. La pure tragédie est impossible ou rare. Elle campe les mythes. Je préfère faire rire, maîtriser le sourire des lecteurs pour jouer d’eux en jouant de moi. La phrase se doit d’avoir plusieurs caudalies et révéler tout ce qu’elle ne dit pas en se déposant dans le lecteur. Je crois que la phrase peut faire mouche et perturber irrémédiablement l’être qui la lit. Cela arrive essentiellement par la poésie qui accompagne la narration et qui est toujours comme un raccourci dans le labyrinthe tissé, le moment contemplatif dans la lecture. Tout texte dissimule une prière d’enfant, un blues psalmodié, une plainte amoureuse. Ceux qui voient cette prière cueillent une épiphanie, une manifestation de l’éternité par le biais de l’écrivain taré. C’est quand la littérature est un art qu’elle devient performante, qu’elle agit sur les êtres.



