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Iran, le pays des Roses noires – 19 mai 2015

Iran, le pays des Roses noires – 19 mai 2015

Par  

Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 4

Mardi 19 mai, Téhéran

 

Nous reprenons ce matin le taxi de la 22e rue de Vélandjak jusqu’à Tajrich, terminus septentrional de la ligne 1, de couleur rouge, orientée Nord-Sud. Dans une sorte de pâtisserie à l’occidentale, nous achetons deux gobelets de tchâi "thé" et quelque chose à manger. Après une heure de métro, nous visitons le Musée national d’Iran. Des scolaires, à nouveau, et quelques touristes français, en groupe. Une Iranienne qui étudie le français depuis cinq ans est ravie de converser avec Marc. Elle parle français sans accent et lui demande seulement de parler un peu plus lentement. Les collections comprennent des sculptures, bas-reliefs et objets quotidiens (dont plusieurs rhytons) bien exposés. Ils proviennent de nombre des dizaines de sites archéologiques que compte le pays: Persépolis, Pasargades, Suse, Choqa Zanbil, etc. Le fût de quelques colonnes porte des inscriptions en vieux-perse, en babylonien et en élamite, voire en hiéroglyphes. Les frises achéménides et le guerrier parthe de bronze sont splendides, et les aiguières zoomorphes plaisantes. Il est aussi des cartouches de pierre noire (de basalte?) qui figurent chacune des provinces de l’Empire, de l’Ionie au Gandhara. Une petite section est également dévolue au Paléolithique. Seul le rez-de chaussée est ouvert à la visite, et nous nous arrêtons donc aux Sassanides. Je n’ai je crois rien vu de séleucide. Marc et moi contemplons pour finir la carte des sites. Nous n’en verrons pas le vingtième, et notamment pas Chouch "Suse". Je n’ai pas d’inquiétude sur nos chances de gagner rapidement et à bons comptes Pasargades et Persépolis, au Nord-Nord-Est de Chiraz. Mais rejoindre - en longeant la frontière irakienne déconseillée par le Quai d’Orsay - des sites aussi isolés que Choqa Zanbil, Bichapour, Bisotun et Takht-e Soleiman "le Trône de Salomon" ne sera pas aisé, dans les délais impartis…

 

Le Grand bazar millénaire

Le musée de la Période islamique, que je persiste à appeler musée Antéislamique alors que le rôle en est visiblement tenu par le Musée national d’Iran, est fermé et nous gagnons le bazar. Nous ne serions pas forcément identifiés tout de suite, au moins par la foule et d’un bon pas, si le port de mon appareil photo n’était ostentatoire. La pochette en est pourtant fixée entre le flanc droit et le sac à dos, mais il me faut bien le sortir à intervalles réguliers pour quelques clichés d’eivân, d’étal de vêtements, de ruelle obscure ou d’âne bien chargé. Au moins n’y a-t-il pas ici de vélomoteur comme au Maroc, remarque Marc. Le Grand bazar millénaire compte plusieurs mosquées et même une église (arménienne?). Dans une salle des Ablutions, je ne peux m’empêcher de photographier les nombreux dormeurs de cette fin de matinée, déchaussés, mais certains toujours en veste, allongés sur les tapis. Mon peu de vergogne aurait dû se garantir en coupant le flash : un homme va aussitôt me dénoncer dans un bureau. Je m’approche des conspirateurs et propose de supprimer le cliché. Ils ne comprennent pas l’anglais et me répondent avec un peu d’hostilité qu’ils parlent fârsi "persan". Je conserve la photo et, en quittant les lieux, une femme en tchâdor me bouscule, emboutissant temporairement mon zoom.

Étal de fruits confits, Darband

 

La musique iranienne

Nous ne partons que demain pour Qom puis Kâchân. Marc veut voir Darband, une station de ski au Nord de la capitale, pour quelques vues panoramiques. Destination que nous avons préférée au complexe palatial Pahlavi de Saad. Alors que nous marchons vers les taxis et que je vide ma deuxième petite bouteille de soda d’Atlanta pour restaurer mon feng-shui intérieur, nous croisons un joueur aveugle d’instrument à cordes. Nous l’écoutons et un jeune homme engage la conversation avec nous dans un anglais très riche. Khosrow, dix-huit ans, est le fils d’un entrepreneur en travaux publics que les sanctions internationales contraignent à ne commercer guère qu’avec l’Irak. La mère de Khosrow est autrichienne. De ce pays, il détient la nationalité, mais ne parle pas la langue. Je le prie de demander au musicien un morceau iranien traditionnel; il me répond que c’en est un. Ma demande était sotte : les arts en Orient ne sont pas soumis à cette indexation intégrale dont les jalons sont en Occident le scriptorium du monastère, l’université, la bibliothèque royale, l’apparition des droits d’auteurs, la constitution de sociétés de gens de lettres (cf. Beaumarchais) et d’artistes, la fondation des bibliothèques et des grandes écoles publiques, l’adoption de la classification Dewey, etc. J’imagine que la musique iranienne recourt à la variation sempiternelle, ignorant les couplets ou toute interprétation de référence. Khosrow nous parle de son épididymite qui lui a interdit de s’asseoir quelque temps, et l’a tenu éloigné des salles de cours quelques semaines ou mois. Conversation fort civile, ma foi; il faut croire décidément que nous inspirons confiance, et que nous pouvons nous en réjouir…

 

Une jeunesse entre fierté nationale et fascination de l’Occident

Bien qu’il n’ait pas dormi depuis deux jours, Khosrow demande à nous accompagner à Darband. Il nous emmène dans un restaurant très chic, étagé sur trois niveaux à flanc de montagne. De notre table, nous apercevons sur le versant raviné d’en face le restaurant jumeau du nôtre, et dans le thalweg un âne chargé de plusieurs centaines de bouteilles de Dasani, cette eau que notre compagnie d’Atlanta préférée vend - après y avoir ajouté quelques conservateurs - à ceux qui la tiraient de leur robinet jusque-là… "Robinet" se dit, je crois, chir-e âb, littéralement "le lion de l’eau"; car les premiers modèles distribués en Perse ornaient leur molette d’une gueule de félin. Notre conversation à bâtons rompus traite de l’Iran, de l’islam, de la marche du monde, de l’alcool, des femmes, etc. Khosrow est un jeune homme doux et bon, assez instable, visiblement perturbé par le divorce de ses parents et sa double origine. Il prétend ne pas aimer l’Iran et rêve des États-Unis. Mais il méprise les Séoudiens ("Qu’apprend-on jamais de ce qui se passe dans leur pays?"), voit dans son pays une "superpuissance du Moyen-Orient", loue un général iranien combattant Daech en Irak, etc. À ses yeux, l’Émirat islamique ne fait jamais que répéter la méthode de l’envahisseur arabe au Xe siècle : la violence barbare. Il ajoute que l’islam est "a piece of shit", et que son père soupçonne fortement les autorités d’orchestrer la contrebande d’alcool. Je suis moins surpris de sa virulence que du volume sonore, dans une langue tout de même répandue en Iran, qui pis est en un lieu public fréquenté par des gens qualifiés. Il me répond qu’il serait emprisonné et tué si ses propos étaient rapportés. Nous parlons un peu du destin; sa conception en est sans doute plus islamique qu’il ne le pense. Je glisse quelques mots sur la Providence et la collaboration de l’homme à l’œuvre divine. Khosrow parle encore de son désir d’être plus blanc, me juge physiquement très français et se plaint d’une attaque de panique. C’est un garçon attendrissant dont les propos sont révélateurs de la mentalité des jeunes Iraniens rencontré chaque jour : mélange de fierté nationale et de stupeur devant le choix de leur destination pour nos vacances, absence de haine envers les États-Unis, fascination pour l’Occident et rêve d’émigration, pessimisme foncier au sujet de leur insertion professionnelle. Encore Khosrow - qui se juge trop faible de caractère pour reprendre un jour les rênes de l’entreprise paternelle - est-il aisé; il nous a offert la course en taxi et le déjeuner à tous les deux, j’en ai le rouge au front.

 

Gandalf le Gris

La montée dans Darband est un enchantement. Le long des gorges, des échoppes proposent des confitures et fruits confits, un calligraphe moule des caractères persans en longues arabesques noires (Marc en a acheté une qui représente la sainte Vierge et l’Enfant) et un diseur de bonne aventure évoque puissamment le sorcier aux oiseaux dont Gandalf le Gris est l’ami. Il se tient sous une simple bâche, une cage contenant six perruches devant lui. J’ai cru d’abord qu’il offrait d’en libérer une contre finances. Mais à côté de la cage sont disposées plusieurs dizaines de papiers pliés, chacun portant un poème de Hâfez. Le mage tire une perruche de la cage, la rassure en la posant contre lui puis la tient fermement avant de la promener le long de la pile. Le premier coup de bec désigne le poème qui contient la destinée du passant. Je soupçonne d’être de mèche Khosrow, le Vieux et la perruche; car à entendre la traduction du premier, je me ferais certes une haute idée de moi-même, mais elle serait parfaitement fondée !

 Le devin aux perruches, Darband

La pluie avant 2 800 ou 3 000 mètres d’altitude

Plus haut, il y a encore quelques paillotes où l’on peut fumer le narguilé et manger des brochettes. Surtout, à même le torrent, des structures métalliques recouvertes de tapis et de coussins forment de ravissants boudoirs. Khosrow ne nous suit plus dans notre ascension. Il peine à marcher et souffle beaucoup. Il nous laisse donc, prend nos numéros et redescend vers Téhéran. Marc et moi poursuivons dans l’espoir d’atteindre un sommet qui doit culminer à 2 800 ou 3 000 mètres. Il y a de la végétation, au bord du sentier une sorte de rampe basse formée de tas de cailloux empaquetés de fil de fer et sur laquelle nous cheminons le plus possible, et cette pierre ocre foncée qui au soleil doit prendre de si belles nuances mordorées. Malheureusement, le temps est maussade, et la perspective d’un magnifique panorama de Téhéran la gigantine s’éloigne aussi vite que jaillit le torrent en contrebas. Nous convenons, où que nous soyons parvenus, de redescendre dès la première goutte de pluie. À  mi-hauteur, nous croisons un Iranien au faciès turk. J’ai appris avant mon départ que si plus de 90 % de la population de ce pays étaient de confession chiite, moins de 70 % étaient d’ethnie perse ou indo-européenne. Celui-ci était peut-être un descendant de l’envahisseur mongol, ou un immigré turkmène ou ouzbek d’Afghanistan, etc. Il a plu moins de vingt minutes avant le sommet, assez fortement - surtout pour mes bateaux, mon pantalon de ville et mon fin ciré événementiel. Nous n’avons eu que le temps de prendre l’altitude et la photographie…

Les hauteurs de Darband

Marc et moi, trempés, faisons halte dans une paillote entr’aperçue avant l’ascension. J’achète quelques fruits confits, de l’eau et des coupe-faim, et nous descendons jusqu’au torrent. Je pense cette fois à ôter mes chaussures, et même mes chaussettes, trempées. Je me servirai du braséro apporté avec mon premier narguilé pour les sécher. Le personnel est aux petits soins et nous nous amusons fort au-dessus de l’eau vive, fumant et mangeant sous les yeux ébahis des serveurs. Nos voisins de tapis, jeunes germanistes rêvant de poursuivre leurs études en Allemagne - où elles seraient gratuites -, nous recommandent et demandent de ne régler que 270 000 rials, bien que nous soyons étrangers. On nous en réclamera 450 000, j’en proposerai 300 000 (*Man amerikani nistam! "Je ne suis pas américain!"); nous nous entendrons finalement sur 320 000, soit huit euros si j’applique le truc fourni par l’Irano-Hongroise de Sainte-Jeanne d'Arc. 8,75 euros forment une approximation plus précise. En tout cas, la joie du serveur amateur de balle au pied - qui, pour s’attirer nos bonnes grâces, s’était fendu d’une énumération incroyablement fastidieuse des joueurs français afin de tirer parti de touristes - nous a réchauffé le cœur. Ils font leurs armes sur nous et seront vite déniaisés…

 

Je suis assez inquiet pour la francophonie en Iran

De retour à Tajrich, nous avons un peu erré dans le mall où l’on vend pour l’équivalent de soixante euros les pantalons d’un couturier californien, puis dans une librairie-disquerie de bonne tenue. En littérature étrangère, beaucoup de romans américains et britanniques (dont ceux de Jane Austen), plus au moins trois romans français dont Le Comte de Monte-Cristo. Je suis assez inquiet pour la francophonie en Iran. Les jeunes gens parlent de temps à autre l’anglais, et ceux rencontrés dans le "boudoir", étudiant au Goethe Institut, parlent un assez bon allemand. Mais même un chirurgien, dans le métro de Téhéran, qui lut correctement "Montesquieu" sur la couverture du livre que je lisais, me parla en définitive en anglais. Je ne crois pas que nous devions jamais composer avec l’immigration en France, et je ne veux pas d’une "immigration choisie" qui ferait diriger des salariés et des fonctionnaires français par des étrangers. Mais à tout prendre, au Cap-Verdien, à l’Érythréen ou au Soudanais, je préférerais le jeune Iranien qualifié, paisible, portant beau en toute circonstance et finalement si proche de nous. Je fais là l’acquisition d’un imagier animalier, préféré à un Lucky Luke ou un Astérix en Corse; j’y apprendrai au moins l’alphabet…


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