Iran, le pays des Roses noires – 28 mai 2015
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Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 13
jeudi 28 mai, Bisotoun, Hamedân
Le premier homme rencontré aujourd’hui traite de “fascists” les barbus et même les Pahlavi. En quelques mots aussi balbutiants que fermes, il explique qu’il n’y a nulle liberté dans son pays. Il en tient pour Mariam Radjavi et l’Organisation des modjâhedin du peuple iranien (OMPI). Nous arrivons à Kermânchâh, fondée sous le Sassanide Bahram IV, où le tâq-e Bostân “arc du Verger” recèle deux magnifiques grottes. Ce sont les scènes d’investiture habituelles, mais la présence d’anges - tout au moins de jeunes gens munis d’ailes - et de motifs floraux, ajoutée à la précision du trait, signe l’évolution de la technique depuis les Achéménides du premier Naqch-e Rostam. Foulé aux pieds par Ardéchir II, on distingue, soit un soldat romain, soit Ahriman, le Mal.
Les bureaux de change comme les tombeaux sont fermés
Notre chauffeur, dans Hamedân, nous dépose au tombeau d’Ibn Sina (Avicenne), récent et laid. Il nous faut à nouveau changer quelques dizaines d’euros en prévision des dernières quarante-huit heures. Mais les bureaux de change comme les tombeaux sont fermés. Il nous reste tout de même de quoi déjeuner. Je voudrais racheter des sucreries, en fait. Nous lisons donc sur les pelouses de la place Ecbatane (capitale des Mèdes, ancien nom de la ville), où une mendiante insistante à qui je ne donne rien me donne un coup de pied dans la cuisse et lance à Mahmoud que je suis fou. Mahmoud a vingt-trois ans et il est networker, ce qui signifie apparemment commercial qualifié. Il travaille cinquante ou soixante heures par semaine car il voit ses collègues également les jours chômés. Demain vendredi, normalement jour chômé, il a par exemple rendez-vous à huit heures du matin avec eux pour un petit-déjeuner d’équipe. Pendant son temps libre, il voit des amis - avec qui il boit du scotch - et navigue sur Facebook et Viber. Avec lui, nous visitons les tombeaux d’Esther et son oncle Mardochée. Il reste trois familles juives à Hamedân, quinze personnes âgées au total. Le rabbin nous rappelle qu’Esther plaida la cause de son peuple auprès du roi achéménide que l’un de ses ministres poussait à massacrer les Juifs. Elle l’épousa. Le monument, exigu, au charme dépouillé, est surmonté d’un dôme de brique. Les tombeaux sont d’ébène et recouverts d’étoffe. Notre guide présente le lieu comme le deuxième sanctuaire le plus saint, après Jérusalem. Les Juifs iraniens sont, dit-il, en sécurité, mais ne peuvent émigrer en Israël. Deux pièces du monument servent de synagogue. Au mur sont apposés les Dix commandements, en hébreu et en persan. En sortant, le rabbin nous dit à quel point il aime les stylos Mont-Blanc et nous en demande un. J’ai déjà écoulé tous mes porte-clefs en forme de tour Eiffel, et remis à Mahmoud les magnets aux photos de monuments parisiens…
La peur de l’uniforme
Il y a deux mois, un ami de Mahmoud a été abattu par la police. Il était revendeur d’alcool. La police le savait et voulait l’arrêter. Il a fui, l’agent a tiré, il est mort. Mahmoud me demande comment est organisée la police en France et nous dit à quel point ses amis et lui ont peur de l’uniforme. Il voit sa chère et tendre en cachette ; un jour, ils ont manqué être découverts et arrêtés. Elle était blanche comme un linge. En quelques heures, notre jeune ami a trouvé moyen en déclinant toutes nos invitations de nous offrir des cigarrillos aromatisés au vin rouge, des glaces à la noix de coco et à la pistache, une visite dans une tchâikhâneh hors de prix (l’interdiction de la pipe à eau vient seulement d’être levée dans les maisons de thé de Hamedân), les conduits dans sa Peugeot. Il proposait même de nous conduire gratis à Qazvin. J’ai décliné poliment mais fermement, et je lui ai causé beaucoup de peine. Mahmoud voudrait émigrer dans un pays anglo-saxon ou en Europe, faire du vélo, voyager. Il s’est photographié longuement, le sac de Marc sur le dos.
100 % des jeunes filles abandonneraient le voile si elles le pouvaient
Pendant que nous fumons cette pipe à eau que dans le fond lui n’aime pas du tout, il parle d’abondance, notamment de la vie et du bonheur. Sur les musulmans dévôts, qu’il accuse de duplicité scabreuse et de favoritisme professionnel, il lance: “I hate them!” Quant aux femmes, parmi lesquelles ses amis et lui distinguent les laides et les maquillées, il les juge vénales (car évaluant les hommes en fonction de la taille de leur auto). Mais il les plaint car elles n’ont nulle distraction, hormis le qalyân : le vélo leur est interdit, elles ne peuvent faire de sport à cause du hedjâb, et je me souviens de leur appétence dans les parcs de Téhéran pour l’un de ces jeux d’enfants qui consistent à se balancer de droite à gauche en se cramponnant à deux barres parallèles. Elles sont aussi pour lui exclusivement des visages, réflexion qui vient vite au visiteur. Selon lui, 100 % des jeunes filles abandonneraient le voile si elles le pouvaient. Il nous dit encore un mot sur la virginité. Le jeune époux, s’il n’en fait pas le constat, est fondé à demander l’annulation immédiate du mariage, de même qu’à en ébruiter ou non le motif, sans doute exclusif pour un repentir si prompt. Quant aux voitures, Mahmoud loue les Peugeot, produites (c’est notamment le modèle “Pars”) sous licence. Le parc en est ancien (on trouve encore des 504) et contribue - sans doute moins que la moyenne - à la pollution automobile. Celle-ci est terrible en Iran, et s’explique peut-être aussi par une faible qualité du pétrole raffiné. Nombre de passants - certes moins que de pansements consécutifs à une rhinoplastie - arborent un masque chirurgical dans la rue. Il nous confirme que la 206 est prisée des jeunes gens aisés ; certaines reçoivent un coffre de berline et sont surnommées en conséquence “J.Lo.”, d’après Jennifer Lopez que les Américain appellent, eux, “the bottom”. Quant au peuple iranien, Mahmoud nous apprend que contrairement aux autres Kurdes, les habitants de Kermânchâh sont détestés. Il raconte aussi des blagues sur une propension à l’idiotie des Turks d’Iran. L’un d’eux, voulant ajouter un trou à sa ceinture, se serait ainsi percé les intestins. Un autre aurait répondu à une jolie femme qui lui téléphonait qu’elle était seule toute la soirée, ses parents, ses frères et ses sœurs absents : “N’aie crainte, et lis le Coran !”…
Tous ces enfants de Perse qui s’approchent de nous pour nous déclarer timidement : “You’re my guests !” sucent dès l’enfance le lait de la peur, de l’ennui, et du désespoir…
Il est une explication originale de la forte propension d’Iraniens à fréquenter l’Université. Donnant tort aux bassidji, l’ayatollah Khomeïny avait opté pour la mixité dans l’enseignement supérieur, une mixité que la jeunesse n’a pas connue depuis l’école maternelle. Apparemment, l’Iran a cependant achevé sa transition démographique. Les familles ne compteraient plus qu’un ou deux enfants. Je me souviens d’avoir lu que les contraceptifs étaient en vente libre dans les pharmacies. L’islam n’est pas une culture de vie. Mais si le régime a le pouvoir de prévenir l’éclosion de cette saine mixité qui forme le plus beau fleuron de la civilisation française, il n’a pas celui d’abolir une culture de l’entraide profondément enracinée. Sans doute au contraire ses menées la renforcent-elles. Il est encore possible qu’il la souhaite pérenne, pour acheter la paix sociale dans un pays où le taux de chômage réel doit être minoré de dix à vingt pour cent. Cette solidarité intrafamiliale, intragénérationnelle, etc., que prolonge l’invraisemblable hospitalité à l’égard de l’étranger, d’où qu’il vienne (un Iranien serait capable d’offrir un burger et un Coca à un Américain), vaut survie au pays des roses noires. Elle ne peut faire oublier par ailleurs les diversités ethnique et sociale au pays des 3 R : roses, rêves, révolution. Cette dernière - même s’il peine à la concevoir en dehors de l’anti-modèle de 1979 -, Mahmoud la veut. Il va jusqu’à prétendre que 100 % de ses amis aiment les Pahlavis. Je ne vois nulle raison d’être mesuré, et je juge la jeunesse iranienne la plus noble, la plus généreuse, la plus poétique, la plus pessimiste au monde. “Ils nous poussent à nous droguer, dit Mahmoud !” Tous ces enfants de Perse qui s’approchent de nous pour nous déclarer timidement : “You’re my guests !” sucent dès l’enfance le lait de la peur, de l’ennui, et du désespoir…
Emigrer en Norvège
Lors d’une halte entre Hamedân et Qazvin, une jeune femme ingénieur informaticien nous aide à passer commande de notre dîner. Partie rejoindre sa mère pour une fête islamique, elle suit habituellement une formation de coiffeuse et d’embellisseuse d’ongles. Son rêve exclusif d’émigrer en Norvège, où vit sa belle-sœur et où les gens sont heureux, s’explique d’un mot : “Khameneï !” Cette dame qui ne porte pas d’alliance - ce n’est pas systématique en Iran, où certaines portent un anneau serti de brillants - accepte l’invitation à notre table. Quelques regards nous viennent de la salle, mais nous ne recevons aucune remarque, pas même des quatre étudiants à l’Université Bou Ali de Hamedân avec qui nous avons déjà échangé quelques mots. L’un d’eux au moins est turk.