Post-monde
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Mes chers amis,
Ne soyez pas surpris ni effrayés, c’est bien d’outre-tombe que je vous écris et je ne vous veux que du bien. Soyez même certains que je regrette déjà de vous importuner en faisant résonner cette voix que vous pensiez, peut-être, ne plus jamais entendre. Mais à l’issue d’une interminable hésitation, je me suis finalement résolu à contourner le tacite vœu de silence que tous les défunts se doivent d’observer.
Rassurez-vous, je me tairai ensuite pour l’éternité et la lecture de ces quelques lignes ne vous empêchera pas longtemps de vaquer à vos terrestres occupations. Si je me permets d’abuser ainsi une dernière fois du temps précieux où vous êtes encore en vie, voyez-vous, c’est qu’il m’est venu un regret, là où je suis pour toujours, et que je ne peux demeurer pour l’éternité à le porter seul. N’y voyez surtout aucune incitation, aucune exhortation : il me faut simplement me délester.
Avant toute chose, je veux que vous sachiez qu’un regret post-mortem est impossible à décrire : infiniment plus douloureux, plus profond, plus lourd à porter que n’importe quel regret éprouvé lorsqu’on est en vie, quel qu’il soit et quelles que soient les conditions où vous l’éprouvez. J’ai déjà enduré un temps infini les affres indicibles dans lesquelles ce regret éclos dans les limbes m’a porté. Alors je vous en prie, soyez indulgent avec moi si ces mots ultimes adressés aux vivants vous apparaissent maladroits, étranges, dérisoires ou vains. Si je n’étais déjà pas un écrivain de mon vivant, je ne crois pas que la mort ait changé quoi que ce soit sur ce point. Néanmoins, je prétends faire mon possible, une dernière fois, afin d’être lu par vous de la manière la moins désagréable que je puisse. Si la mort ne rend pas omniscient (n’attendez pas de moi que je vous révèle ici quoi que ce soit au niveau des faits), elle rend l’âme capable de la plus haute des considérations pour ses anciens co-locataires. Je ne parlerai pas ici d’amour, ce n’est ni le lieu ni le moment, mais sachez que j’ai pour vous bien des égards.
Si vous êtes toujours à me lire en ce point des préliminaires, c’est que la Mauvaise Nouvelle ne vous fait pas peur et que vous êtes bien du nombre de mes amis ! Toutefois, si le hasard avait porté à la curiosité de me lire des lecteurs moins familiers, je les prie à présent de ne point céder aux habitudes de lecture et de jugement que cette étrange post-modernité a pu leur inculquer à leur insu. Toi qui entres ici, abandonne toute œillère idéologique, toute velléité de mettre en case. Vise l’époké. Oui, je sais, rien ne t’y aide moins que le temps où tu es né mais tu peux me croire sur parole : il n’y a pas plus imperméable à l’idéologie qu’un mort.
Enfin, voilà le cœur de ce pourquoi je vous écris, mes amis : alors que j’étais encore incarné, à vos côtés, nous partagions peu ou prou la même sombre inquiétude. Notre pays la France était soumis depuis quelques décennies à une modification inédite et profonde, une transformation de son peuple et de son territoire, et il ne fallait pas le dire. L’aire géographique et culturelle plus vaste dans laquelle la France s’inscrivait en la nourrissant depuis des siècles était victime de la même mystification : le socle de certaines nations se dégradait d’identique manière, du fait des mêmes causes manifestes, mais cela ne pouvait être dit, ou alors uniquement pour en dire du bien. Les causes, objectivement, étaient multiples et l’on ne s’accordait pas à définir la plus urgente d’entre celles-là qu’il fallait combattre. Le souci commun finissait ainsi par s’éparpiller en autant de fronts distincts où montaient les plus vaillants, dilapidant au final les énergies qui auraient dû être fédérées. Le combat politique sembla rapidement à beaucoup ne plus être celui où les choses se joueraient (analyse que je partageais), ces derniers résolurent d’investir le combat culturel. L’éclosion de magazines, de journaux en ligne ou en papier, sensibles à ces transformations et relayant l’inquiétude que j’évoquais plus haut, témoignait de cet engagement pour un combat désormais déplacé sur le front de la pensée et de la culture.
Pendant ce temps, les politiques poursuivaient leur œuvre, ou leur non-œuvre, si l’on préfère : occuper le terrain où désormais le pouvoir ne résidait plus, investi presque tout entier par le Spectacle, tandis que les sources de notre inquiétude continuaient d’inonder le pays et les racines du Mal de poursuivre leur ancrage dans notre sol bien aimé.
C’est ce regret que je veux vous livrer aujourd’hui : celui de ne pas avoir réellement agi contre ces racines et ces sources. Car tandis que nous continuions, opiniâtres et emplis d’espérance ou de fol élan, de rédiger nos articles, nos livres, sur mille sujets connexes, que nous persistions à organiser des tables-rondes, des conférences, sur des thèmes circonscrivant les termes de la guerre qu’on nous menait, que croyez-vous que faisait l’ennemi ? Eh bien, il continuait à faire ce qu’il avait fait jusque-là. Sans sourciller. En souriant. Il installait ses troupes.
Si les meurtrissures infligées par le terrorisme islamique finirent par provoquer un sursaut et une prise de conscience en de nombreuses âmes, la défense immunitaire générée par le Système – j’use de ce terme par facilité, je veux désigner par celui-ci un ensemble complexe de structures non-organisées qui, par leur action conjointe, favorisent dans une société donnée des actions néfastes à l’intérêt du peuple et du pays en question – la défense immunitaire générée par le Système, donc, déployait en synchronie toute sa puissance de voilement du réel et de contrôle subtil des discours. Il empêchait ainsi que ne fussent mis en œuvre les seuls remèdes efficaces envisageables.
Aujourd’hui, ce sont mes enfants qui payent le prix de tout cela. Je sais qu’ils continueront à se battre avec courage. Ils le feront parce qu’ils y seront contraints. Ou bien ils quitteront la France. Dans tous les cas, ils souffriront.
« Que faire ? », hurlé-je en contretemps, dorénavant hors du temps, comme tiré d’un cauchemar mais me réveillant dans le même cauchemar. « Que faire ? », en écho au titre d’un traité de politique du début du XXème siècle ; comme en écho aussi peut-être à la question que vous vous posez chaque soir, avant que le sommeil ne vous allège momentanément.
Si je ne sais pas répondre à cette question puisque je ne puis désormais rien faire, je crois que j’aurais su, ou du moins j’aurais essayé d’y apporter une réponse de mon vivant, si je n’avais autant dilué mon énergie et mes actes lors de mon passage parmi vous. Et ç’eut déjà été action que cette recherche d’action. Peut-être n’est-ce là qu’orgueil de trépassé, mais j’aime à croire que cela eut permis à mes enfants de ne pas devoir affronter le pire.
Je ne voudrais pas vous quitter de manière trop abrupte, mais je crois que j’ai tout dit. Si j’ai tenté de partager ce lourd regret afin de ne plus en porter le poids, je suis conscient que j’ai pu faire peser chez certains un sentiment d’impuissance déjà embarrassant. Je ne peux que conseiller à ceux-là de le bien regarder en face. Et de considérer qu’il ne pèse rien, ce sentiment d’impuissance, comparé au regret que l’on ressent sur son lit de mort. Ou même après la mort.
Votre dévoué, éternellement.
Gédéon Pastoureau