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Satan !

Satan !

Par  

J’ai eu ma période anglaise. Je vivais à Londres, mais c’était l’époque où il n’y avait plus trop l'esprit de cette bohème particulière des années soixante, le fameux Swinging London ; on y trouvait davantage d’avocats, de banquiers, de capitaines d’industrie. Des députés également, bref, ce qui constituait à l’époque le gros de ma clientèle. Régulièrement, je donnais à ces gens des cours de français. Une boîte de formation pour adultes me payait grassement pour cela tandis que, parallèlement, je me penchais des questions de littérature comparée.

J’étais ami avec un chaman. Il s’appelait Nicholas et enseignait les lettres dans une grammar school. Dès qu’il en avait le loisir, il étudiait les traditions préchrétiennes et en particulier tout ce qui se rattachait au celtisme. Il était également membre d’une société non pas secrète mais discrète, une sorte d’ordre émané, dans l’esprit du moins, de la célèbre Golden Dawn. Nous nous voyions souvent, chez lui, chez moi, au pub. Nos discussions planaient très rapidement et très haut, malgré nos divergences d’opinion. Cela dit, Nicholas pouvait être aussi très terre à terre, pour un initié. Comme beaucoup d’enseignants de part et d’autre de la Manche, il ne détestait pas le métier en tant que tel mais supportait de moins en moins les conditions de travail, et encore moins le public. Il me disait souvent sans ambages qu’il les trouvait de plus en plus cons, ses élèves. De mon côté, je ne faisais pas l’expérience de ce problème, avec mes petits groupes d’adultes triés sur le volet. Je devais tout de même faire attention aux femmes, redoutables allumeuses, quoique jamais entièrement débarrassées, en dépit de tous leurs efforts et de leur appartenance à la upper class, d’une aura de vulgarité typiquement anglaise. Je ne sais comment l’expliquer mais je le ressens à chaque fois, quelle que soit la couche sociale. Beaucoup d’entre elles commencent très jeunes leurs vies de garces. Vous me direz : les Françaises aussi. Et les Américaines. Toutes, en fait. Mais dans ces pays majoritairement protestants, je trouve que ça se ressent d’une manière très spéciale.

Je logeais chez un couple d’Anglais bien comme il faut. Upper class eux aussi. La cinquantaine. Monsieur, grand, maigre, timide et souriant, enseignait les mathématiques dans un technological college (l’équivalent d’un IUT). Très peu de gens avaient le droit d’entrer dans son étude. Je ne faisais pas partie de ceux-là, me contentant du tracé qui me menait de ma chambre aux zones qui m’étaient autorisées dans leur demeure douillette et cossue de Chelsea, et inversement. Madame était ce qu’on pourrait appeler auto-entrepreneur.  Elle avait monté une agence immobilière très sélective s’occupant de racheter puis de faire retaper des appartements du West End afin, par la suite, de les louer à une clientèle qui avait les moyens. C’est d’ailleurs par son entremise que j’avais obtenu ce poste de formateur de français langue étrangère. Par conséquent, je ne voulais pas montrer trop d’empressement à vider les lieux pour m’installer dans un logement un peu plus autonome.

Je payais régulièrement mon loyer (modeste car je n’avais pas besoin de beaucoup d’espace), ce qui me valait de rester dans les bonnes grâces de cette dame titulaire d’une licence de home economics (économie sociale et familiale) très affable, très BCBG. So British.

Ma vie était assez réglée. Lorsque je me prenais une cuite, c’était toujours à l’extérieur. Chez mes logeurs, j’étais toujours sobre. Le matin, je descendais, je prenais mon breakfast, de grosses tranches de pain tartinées de beurre demi-sel et trempées dans un bol de café noir. Le midi et le soir, j’étais souvent de sortie (j’avais bien entendu l’amabilité de prévenir) ; je ne dédaignais pas la morue panée assortie de frites au vinaigre qu’on trouve dans maint fish and chips.

Nicholas se foutait souvent de la gueule de mes logeurs bien qu’il ne les connût pas. C’était un chaman travailliste. Il se foutait aussi de ma gueule, parce que j’étais dans le monothéisme. Je répondais en le traitant d’enculé de païen mangeur de lapin bouilli. On s’entendait comme larrons en foire, concrètement. Un samedi, on était allés faire une virée à Oxford. C’était l’automne et il pleuvait à torrents. Je me rappelle Nick, dans une vieille église de la cité, qui me désigne sur le dallage un zodiaque tracé à une époque très ancienne, un zodiaque avec, au centre, le Christ Pantocrator ! J’étais fasciné par cet élément non chrétien bien étalé sur le sol, sans la moindre ambiguïté. Nous vérifiâmes que l’église avait bien été bâtie avant la Réforme (on ne s’imaginait pas vraiment ce genre d’ « hérésie », même du temps de la Réforme, mais avec l’originalité anglaise, on ne sait jamais). C’était surprenant, cela dit extrêmement intéressant et un peu plus tard, devant nos verres de vin chaud dans un pub du coin, nous en avions pas mal discuté .

J’avais aussi des amies anglicanes qui n’ignoraient rien de ma catholicité. J’appréciais particulièrement la blonde Deborah (Debbie), à la fois coincée et chaudasse juste ce qu’il fallait. Deborah n’était pas tellement attirée par moi, seulement par mon côté français, je pense, mais je ne lui en voulais pas.

Je ne ramenais pas de nanas chez mes logeurs. Règle d’or. J’avais bien senti tout de suite le puritanisme de ce foyer. D’ailleurs, ils n’étaient pas anglicans mais baptistes. Madame avait d’ailleurs essayé de me convertir : « Paul, pourquoi n’iriez-vous pas à cette soirée avec le pasteur ? Ce sera très bien et vous pourrez faire la connaissance d’étudiants. Quant au pasteur, vous verrez, c’est quelqu’un de très sympathique. » J’y étais allé, par curiosité. Madame n’avait pas la preuve formelle que j’étais un papiste, elle me voyait sortir le dimanche matin, c’était tout. Mais ni avec elle ni avec monsieur je n’abordais les questions religieuses, les fois où nous devisions de façon un peu attardée.

Je m’étais passablement ennuyé, à cette soirée. Oui, le pasteur était sympa, oui, il y avait des étudiants, et d’ailleurs je dirais même qu’il y avait carrément de la belette, de petites étudiantes en médecine toutes mignonnes comme c’est pas permis. Sur l'instant, je me demandai comment elles géraient la bite, ces aimables baptistes. Un jeune gars vendait une cassette audio de chansons qu’il écrivait à la louange de Dieu et de Jésus. Il nous gratifia d’un concert au synthétiseur. C’était, globalement, du sous-Dépêche Mode dans les mélodies et du sous-Dave Gahan dans la voix. Un son de merde, à vomir. J’applaudis avec les autres. « Non, franchement, c’était sympa, très cool et oui, je voudrais acheter ta cassette ». Je me sentais comme un agent infiltré. Don’t blow your cover, me dis-je, just buy his tape and take your leave. À ce jour je possède encore ces enregistrements. Le gars était sincère dans sa démarche.

Le lendemain, exactement le lendemain, je prends mon petit déjeuner à la cuisine. Madame était en train d’éplucher des légumes ou d’en rincer à l’évier, je ne sais plus. On discutait de choses et d’autres. Madame était une interlocutrice charmante, très sociable, toujours très chic, très propre sur elle. Elle savait toujours quoi dire, quelle que fût l’interlocuteur. Dans un coin de la pièce, une petite télé était allumée. C’étaient les infos du matin mais madame et moi n’y prêtions pas particulièrement attention.

Soudain, un reportage sur Jean-Paul II. Madame s’interrompt brusquement au beau milieu d’une phrase, se retourne vers le poste, voit le visage du pape et là, sans transition, elle se met à glapir en anglais : « SATAN ! C’EST SATAN ! LE PAPE C’EST SATAN ET L’EGLISE CATHOLIQUE C’EST L’EGLISE DE SATAN !! SATAN !! » (« Satan ! It’s Satan ! The Pope is Satan and the catholic church is the church of Satan ! »)

Elle prononçait bien, en articulant sur la première syllabe et en réalisant la diphtongue : SEÏtn ! SEÏtn !

Je pensai dans les premières secondes qu’elle me faisait un sketch. Et puis non. Je vis qu’elle ne jouait absolument pas la comédie et je la regardai, sidéré, ma tranche de pain à mi-chemin de mon bol. Elle était hors d’elle.

Elle avait déjà eu l’occasion de critiquer devant moi les néo-druides qui se rassemblent régulièrement à Stonehenge. Ça s'était également passé à la cuisine, devant le petit récepteur. Mais alors elle s’était exprimée d’une voix tout à fait normale, malgré la fermeté de ses propos. Elle n’avait pas parlé de Satan, juste dit que c’étaient des stupidités. Je n’étais pas forcément en désaccord avec elle sur ce point mais, même ce jour-là, je m’étais retenu d’abonder de façon trop appuyée dans son sens, préférant imaginer la façon dont Nick lui aurait répondu.

Ce jour-là, en revanche, fut très différent. C’était une autre femme. « Elle est folle », me dis-je. Et moi qui, chaque dimanche, allais à Saint Mary, dans Cadogan Street !

Je n’étais pas au bout de mes surprises. Dès que le reportage fut terminé, la furie domestique s’éteignit en un quart de seconde pour laisser à nouveau la place à la très ordonnée, très posée Mrs. D, qui reprit sa phrase exactement là où elle l’avait interrompue.

Je fis comme si de rien n’était et terminai ma tartine. Au cours de la journée, je pris certaines dispositions. Nick pouvait m’héberger de façon indéfinie, il y avait de la place dans sa maison ex-hantée. Je lui expliquai la situation, il ne fit aucune difficulté, bien au contraire, il était content de soutirer de l’argent à son connard de Français préféré. Sans compter, bien sûr, les interminables discussions que cela entraînerait. Je réglai le loyer chez les D…, les informant très courtoisement que j’avais trouvé quelque chose qui me rapprochait de mes lieux de travail et d’étude. Ils comprenaient parfaitement. Nous nous quittâmes dans les meilleurs termes.

Une fois installé chez Nick, tout se passa bien. Il me montra les formules d’exorcisme tibétain aux montants des portes (un moine bouddhiste avait exorcisé sa maison quelques moins auparavant, suite à un problème de poltergeist), me présenta son chat venu d’Ulthar et, le soir même de mon arrivée, me proposa un tirage de son tarot celte. J’acceptai. La carte qui me symbolisait était le Soleil, celle qui me complétait (ou me contrecarrait, selon les circonstances) était la Lune, et, en haut du tirage, l’Etoile représentait mes aspirations. J’avais donc une configuration très intéressante, très puissante même. D'une façon ou d'une autre, en tout cas, je restais un « sataniste ».


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