Une lointaine influence
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Une lointaine influence
J’aimerais affirmer crânement que ma langue plonge dans la longue mémoire des peuples. Mais soyons un peu plus modestes et surtout beaucoup plus honnêtes : en bon proustien, mes premières impressions littéraires restent d’abord attachées à ma mère. Peut-être existe-t-il en chacun de nous un petit noyau d’enfance, composé de quelques souvenirs marquants, qui décident de l’homme que l’on devient, ou du moins de notre sensibilité générale. Si aux yeux de Proust, ce fut le rituel du baiser du soir, ce fut chez moi ces lectures dont la voix m’accompagnait jusqu’aux portes du sommeil. Combien j’aimais cette voix de ma mère, me contant, à l’heure du coucher, les exploits d’Achille, de Lancelot et des chevaliers de la Table ronde, de la mythologie grecque et égyptienne, mais aussi Le club des cinq ou Les aventures de Fantômette. J’embrassais l’Iliade et Oui-Oui d’un même amour. Et encore aujourd’hui, la chaleur de ces moments reste bordée dans ma mémoire par la nuit, qui s’étendait derrière la grande vitre de ma chambre.
Si ces images forment désormais un temps heureux de mon enfance, la réalité était assurément plus complexe à cet âge. Car en même temps que ces premiers souvenirs, je me rappelle aussi que ma peur de l’obscurité ne m’a quitté que dans ma vie d’adulte, si bien que ces lectures du coucher représentaient la dernière escale avant de devoir affronter seul la pénombre.
Cette angoisse allait jusqu’à la hantise d’être emporté par des démons ou de fermer les yeux sans me réveiller. La nuit n’était plus un phénomène naturel, mais le bouleversement des lois ordinaires de l’existence, vers une dimension parallèle et menaçante. Elle modelait l’étroit espace qui séparait mon lit du mur opposé en une lande opaque, peuplée de créatures monstrueuses. En vérité, cette pensée me terrifiait si fort que je redoutais en m’endormant de me retrouver sans défense, face à des dangers inconnus.
Aujourd’hui encore, je crois que la littérature chez moi appartient à ces deux mondes antagonistes et pourtant si proches, de l’effrayant mystère et de la présence consolatrice. Du silence glacé et de la chaleur organique de la voix. Et je reste convaincu que ce sentiment traverse toute l’expérience humaine, depuis ces contes que l’on partageait dans les âges anciens, veillant à éloigner l’idée de notre mort et la crainte de la nuit, réellement habitée alors de bêtes sauvages, de même que les premières lectures maternelles éloignent l’enfant de sa première angoisse du néant. Le réconfort de la langue, derrière celle de la parole, demeure de la sorte, je crois, cousu chez moi à cette angoisse surnaturelle et fascinante de l’obscurité, formant deux faces opposées d’une même expérience sensible.
Peut-être est-ce pour cela que, même si j’aimais écrire des histoires, j’ai très tôt voulu devenir poète. Certes, ma mère travaillant souvent à la maison, je recherchais sans doute par là son attention, essayant d’exister pour elle par ces petits textes, comme une terre partagée. Mais sans doute aussi était-ce parce que la langue, le sentiment de la langue, a toujours possédé à mes yeux une aura féérique. Non seulement par le sens abstrait des mots, mais en outre dans leur écorce sonore. Ainsi certaines voyelles, certains sons, dans ma tête et, inexplicablement, jusque dans ma bouche, apparaissent colorés : i est jaune, on est orange, ou est rouge, a est blanc. De manière plus générale, chaque mot possède une matérialité, une sensualité singulière, comme la main peut reconnaître les différents tissus ou les roches à leurs seules textures.
De sorte que la notion de littérature n’étant venue qu’après ces impressions – qui, dans l’enfance, ne portaient ni le nom ni la solennité qu’on prête d’ordinaire aux Lettres –, l’écriture ne m’a jamais intimidée. De même, lire de grands écrivains a rarement représenté dans mon cas une fin en soi, mais plutôt une simple voie pour approfondir mon goût de la langue, et plus exactement ces premières expériences sensibles qui m’accompagnent à chaque instant. Si bien qu’aujourd’hui encore, comme mon plaisir d’écrire n’est pas lié aux chefs-d’œuvre que j’ai pu apprécier par la suite, ceux-ci n’ont pas le pouvoir de me priver du désir de devenir moi-même écrivain. Je ne fais pas de la littérature, puisque je me contente de travailler mes phrases pour la jouissance ambiguë que cela me procure. Et si je recherche le compagnonnage de romanciers ou de poètes, les affinités de l’esprit et que je m’imagine ne pouvoir m'attacher profondément en amitié qu’à des gens qui mettent les livres au centre de leur existence, je dois aussi avouer entretenir un rapport égoïste, au fond, aux ouvrages qui me plaisent, ces œuvres se réduisant à une nourriture dont je me sers pour plonger plus loin dans mon amour de la langue, comme un fidèle heureux de découvrir un moyen de mieux sentir la présence de son Dieu.
D’ailleurs, si on me permet une brève digression, j’apprécie reconnaître dans la lecture en général un exercice régulier d’attention comparable à un exercice physique ou à une lente prière. Elle représente, et je crois que c’est le cas pour beaucoup de monde, même dans le divertissement que procurent des romans légers, un geste comme un sillon spirituel que les yeux tracent à chaque phrase, la lecture façonnant les muscles de l’esprit. Elle est l’eau chaude qui lave de l’effort et le plaisir de l’effort, unis dans un même élan. Mais pour en revenir au sujet de ce texte, puisqu’on nous a demandé d’écrire sur l’importance à nos yeux de l’influence littéraire, il y a toujours cette volonté me concernant d’enrichir ma propre voix et de tenter de mieux dire ce que j’ai à dire, n’ayant jamais cessé d’être ce petit enfant qui apprend à parler.
Car mon existence se réduit à une folle nuit où je rêve de composer enfin le livre que je crois porter en moi et qui m’est inconnu. De remonter à cette source première d’où semble jaillir le langage, et avec lui la beauté du monde, afin que j’abandonne ce moi si haïssable, cet atome qui tourne et siffle sur lui-même, pour vibrer à une fréquence supérieure. Alors, comme cerné par l'obscurité, j’espère m’accomplir, c’est-à-dire vivre par le langage au plus haut degré de vérité.



