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De la valeur

De la valeur

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Cela est devenu courant, le sens des mots est constamment dévoyé. De la cour de récréation au travail, les concepts fusent mais personne ne semble prendre le temps de les définir avec méticulosité. « Valeur » en est un : de la gauche à l’extrême-droite, il est de bon ton de pérorer sur « les valeurs de la République » et de les louer comme des principes sacrés et inviolables. Au-delà de notre régime politique, les valeurs sont partout : chacun a les siennes qu’il défend ardemment, nous disons souvent avec emphase « je défends mes valeurs ». Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Peut-on remplacer ce mot creux par un autre plus consistant ? Faisons le point.

Le terme de valeur apparaît en 1080 dans La Chanson de Roland : issu du bas latin valor, ce dernier fait avant tout référence à « ce en quoi une personne est digne d’estime (quant aux qualités que l’on souhaite à l’homme dans le domaine moral, intellectuel, professionnel) » (Le Petit Robert). En cela, la valeur est apparentée au mérite et à la compétence personnelle : ainsi, nous dirons d’un homme méritant qu’il a « une haute conscience de sa valeur » (Hermant), et d’un homme compétent qu’il a de la valeur. Nous comprenons d’emblée l’aspect glissant d’une telle acception : le mérite existe-t-il vraiment si nous adoptons un point de vue strictement déterministe ? Cela est peu probable.
Egalement, la valeur, selon une perspective littéraire, a pu désigner la bravoure ou la vaillance : au cours d’un combat rude et éprouvant, nous dirons qu’un soldat a de la valeur. Au XVIIème siècle, le dramaturge Pierre Corneille écrivit cette phrase devenue célèbre : « La valeur n’attend point le nombre des années » (Le Cid). Ici, le sens de valeur est celui de courage.
Cependant, ce terme associé à des qualités aristocratiques recèle une autre signification qui s’est amplifié avec l’essor de la modernité : loin d’être qualitatif, il devint quantitatif. D’après le dictionnaire, la valeur renvoie au « caractère mesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé, d’être désiré » (XIIIème siècle). Il pourra par exemple qualifier un prix : nous parlerons ainsi de la « valeur d’un bien », ou encore d’un « objet de valeur ». On désigne également par valeur le fait de faire valoir quelque chose ou un talent : un propriétaire peut ainsi « mettre en valeur son terrain », ou un professeur de musique est susceptible de « mettre en valeur la virtuosité de son élève » en le faisant travailler de telle ou telle manière. Cette dimension quantitative a évidemment eu une incidence en économie : à partir de 1705, le signifiant prit l’acception de « qualité d’une chose fondée sur son utilité objective ou subjective (valeur d’usage), sur le rapport de l’offre à la demande (valeur d’échange), sur la quantité de travail nécessaire à la production ». Quant à la fameuse « valeur ajoutée », elle résulte du travail ou d’une conjoncture économique particulière. En économie, nous parlons aussi de « valeur extrinsèque de la monnaie » de la « valeur or ».
En outre, la spéculation financière de plus en plus prégnante nous fait aussi comprendre la valeur autrement. En effet, celle-ci envoie au « nom générique de tous les titres cotés ou non en Bourse » : Synonyme d’ « action », d’ « obligation », ou de « titre », la valeur peut aussi être un effet de commerce : nous parlerons ainsi d’ « une valeur à recouvrer ».
Enfin, c’est au XIXème siècle, en raison des progrès faramineux de la science et de la progression du nihilisme philosophique, que la valeur économique finit par s’appliquer à l’existence : Eugen Dühring, philosophe et économiste allemand, rédige en 1865 un ouvrage nommé La valeur de la vie. Au XXème siècle, ce poncif de la valeur de la vie sera repris par l’écrivain André Malraux qui déclarait : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie » (Les conquérants).
Ainsi, nous l’avons vu, la définition de la valeur est diverse et ondoyante : bravoure ou mesure, qualité ou quantité, ses acceptions ne sont pas les mêmes à travers les siècles.
A présent, étudions ce terme compris comme évaluation subjective.

La valeur : un jugement personnel ?
A ces nombreuses acceptions égrenées ci-dessus s’ajoutent la question de l’évaluation : ainsi, l’art aborde souvent le caractère de ce qui répond aux normes idéales d’une institution ou de quelqu’un. D’une œuvre qualitative, nous dirons qu’elle « a de la valeur ». En philosophie, les « jugements de valeur » doivent trancher si un objet peut être digne d’estime ou non : nous les opposons classiquement aux « jugements de réalité ». De plus, ce signifiant recouvre souvent la question de l’efficacité ou de l’utilité (une méthode qui a fait ses preuves a de « la valeur »), voire de sens : nous parlerons de « valeur expressive d’un mot ».
Au XIXème siècle, le philologue prussien Nietzsche est le premier à faire de ce mot un concept central de sa philosophie : traversé par une volonté de puissance, l’individu est structuré par des préférences substantielles déterminées par celle-ci, ce que le philosophe nomme « valeurs ». Ces dernières renvoient donc à ce qui est vrai, beau, ou bien selon un jugement personnel plus ou moins en contradiction avec les normes d’une époque. Or, il est bon de le rappeler, le cadre déterministe nietzschéen implique le fait que l’individu n’a pas le pouvoir de fixer ses valeurs : sa physiologie, parcourue par une certaine volonté de puissance ascendante ou faible, va déterminer ses orientations.
En outre, il ne faudrait pas occulter les derniers versants de la valeur. Accolée à la mesure, il nous est loisible de mesurer une grandeur, ainsi, nous dirons que « nous en fixons la valeur ». La musique, quant à elle, parle de la valeur « d’une blanche qui vaut deux noires » afin d’aborder la durée relative d’une note ou d’un silence. En linguistique, nous parlons de valeur pour parler du sens d’un mot limité ou précisé par son appartenance à une structure. Quant à la valeur picturale, elle s’apparente à la qualité d’un ton plus ou moins foncé ou plus ou moins saturé : à ce propos, Fromentin écrivait « Des écarts de valeurs plutôt que des contrastes de ton ».
Ainsi, la foultitude de sens que recèle la « valeur » donne le vertige : il suffit de s’en soucier en consultant un dictionnaire ou une encyclopédie. Or, il nous saute aux yeux que l’acception nietzschéenne de ce concept occupe la première place des débats politiques : il n’est pas un instant où les sophistes inondant les plateaux télévisés ne parlent des « valeurs de la république ». Ici, la signification semble claire : il existerait des préférences substantielles sécrétées par le corps social républicain. Cependant, il est notable qu’elles ne sont jamais définies avec acribie : le poujadiste, le démagogue, le socialiste bon teint tout autant que le libéral ventripotent brandissent ce mantra qui relève de la persuasion par la répétition. Il est toujours nécessaire pour ces derniers d’asséner les fameuses « valeurs républicaines » dès qu’un incident trouble « l’ordre républicain » : pas plus rigoureux sur ce point, les républicains n’accolent jamais une définition à « La République ». Il existerait, par on ne sait quelle opération du Saint-Esprit, un « arc républicain », aréopage de gens biens censés maintenir coûte que coûte un régime politique dont la clé de voûte est l’idéalisme : on s’y donne à cœur joie, le « mérite », la « liberté », « l’égalité », la « tolérance » (« il y a des maisons pour ça » disait Claudel..), le « vivre-ensemble », la « diversité » et autres billevesées détonnent au sein de l’Assemblée. Or, il suffirait d’un Socrate retors qui s’immiscerait dans ce panier de crabes : « Mais qu’entendez-vous par « valeurs », chers républicains ? ». D’un coup, le château de cartes s’effondrerait..
La prochaine question est : peut-il exister une alternative à la valeur ? Si oui, quelle est-elle ?

De la valeur à la vertu
Nous l’avons vu, la valeur est liée à l’évaluation : elle est donc relative. A la bourse, une valeur peut monter et descendre, ce en quoi elle n’a pas de valeur intrinsèque. Le règne des moyennes, ce que Nietzsche nommait le nihilisme, prospère au sein de notre époque. Le capitalisme, par son processus de valorisation permanente de toute chose, ravale tout à la morale du boutiquier : tout est négociable, révocable, et tout est soumis à une mise en valeur économique, du ventre de la femme aux enfants. Ainsi, le système néo-libéral dans lequel nous sommes enserrés a réussi à introduire dans le langage courant ses injonctions : chacun a ses valeurs. Qui n’a pas déjà entendu à la machine à café : « mon fils, moi, je lui inculque de vraies valeurs » ? Les valeurs républicaines invoquées à tout bout de champ résultent de l’intromission d’un paradigme économique néolibéral au sein de nos institutions représentatives.
A l’encontre de ce relativisme crasse qui met tout sur le même plan, la vertu oppose de la consistance au caractère glissant de la valeur : dès l’Antiquité, l’ἀρετή grecque désigne une excellence, une qualité qui prend sa source dans l’ethos aristocratique. Pour les Romains, la virtu désigne la force (vir) d’âme, elle est notamment encouragée par les Stoïciens. Durant l’ère médiévale, l’Eglise Catholique porte aux nues les vertus théologiques (foi, espérance, charité) et cardinales (prudence, tempérance, force d’âme, justice) : ces principes sont autant d’ancres dans le ciel qui aident à se comporter avec honneur sur Terre. La Renaissance, quant à elle, voit advenir l’Œuvre majeure du florentin Machiavel : dans Le Prince, la vertu (virtù) désigne la faculté d’agir avec ruse et force dans le but de maintenir l’intégrité de son pouvoir sur les foules. Enfin, nous connaissons la fortune de ce terme durant la Révolution Française : Robespierre opposa avec force « l’amour de la patrie et de ses lois » à la promotion du vice par certains libéraux, dont le meilleur exemple est Mandeville pour qui « les vices privés font les bénéfices publics » (La Fable des Abeilles). En somme, les vertus engagent à la force d’âme, à la constance et au refus des compromissions avec la morale du temps dictée par les détenteurs des moyens de production.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la valeur n’en a pas de manière intrinsèque : relative et fixée par une volonté de puissance, cette dernière fluctue au gré des circonstances. Parfaitement liées au libéralisme, elles font le lit du relativisme ambiant au bonheur des marchands. A l’inverse, la vertu comme principe d’action nous assure d’un chemin plus droit. Au moment où la réification nous ravale au rang de marchandises, subvertir la logique de la valeur est capital.


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