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Santiago Espinosa : Etre sage à l’école de la douleur

Santiago Espinosa : Etre sage à l’école de la douleur

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Santiago Espinosa est philosophe. Auteur de L’impensé (2019) et de L’inexpressif musical (2013), ce dernier aborde des thèmes aussi variés que l’absence de but de la musique, le réel, ou encore la question des apparences. Disciple de Clément Rosset, Espinosa récuse les doubles que d’aucuns souhaiteraient substituer à ce qui est. Son dernier ouvrage, Le Savoir Tragique (Encre Marine, 2024), traite de la notion du tragique, son rapport au temps, mais aussi de l’éthique de la force que nous devrions adopter face à la rugosité de l’existence.

 

D’emblée, le philosophe tient à distinguer le tragique du malheur et du pessimisme : dans son acception courante, le tragique renvoie à un évènement triste et parfois inattendu. Originellement, ce terme renvoie à une notion grecque : une sagesse empreinte de joie embrassant l’existence sans condition qui a eu des répercussions sur les œuvres d’auteurs comme Spinoza, Nietzsche et plus récemment, Clément Rosset. En effet, le tragique désigne « la totalité de ce qui existe » : la réalité, liée au temps et à l’espace, se présente sans médiation à nous. Or, le Temps passe et abolit tout sans aucune forme de pitié pour nos brèves existences et c’est là où le bât blesse : l’affectivité de l’Homme a maille à partir avec ce processus de démolition des choses qu’il chérit.

Si la dislocation progressive de tout ce qui existe déprime le pessimiste, concluant ainsi qu’il y a un inconvénient à naître, le tragique ne place pas la valeur de ce qui est dans la durée de ce qui est. Certes, le réel inflige très souvent un démenti à nos aspirations les plus grandes, mais il n’est pas écrit que nous devions en tirer une résignation : au contraire, nous pouvons tendre vers la vertu qui s’apparente à une force d’approbation au grand Tout qui nous enlace jusqu’à l’instant fatidique.

Or, Espinosa note qu’il existe en Occident un courant anti-tragique qui mine le sentiment du courage : cela a d’ailleurs une incidence sur la mentalité des masses acquises au confort. Les enfants, à qui l’on instillait jadis l’idée qu’il fallait changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, sont abreuvés par une idéologie d’après laquelle le réel doit se plier à leurs caprices. A l’abri des guerres et apeurés par la perspective de leur finitude, les consommateurs modernes paniquent face aux conflits actuels et au renouveau des épidémies leur infligeant une leçon qu’ils voudraient oublier : le réel était, est, et restera toujours substantiellement tragique, c’est-à-dire déchiré et insensible à nos états d’âme.

De plus, Espinosa nous le montre, le refus du tragique puise ses racines dans l’Antiquité grecque : jetés dans un monde de hasard et d’erreur, les personnages des tragédies attiques devaient se tenir droit face au destin qui leur était réservé. Brocardant cet esprit, Socrate les condamna, Aristote les assimila à une purification (κάθαρσις), et le christianisme les jugea impies. En effet, la trame des existences est sans appel, sans raison, sans pourquoi, mais aussi gratuite ; Eschyle, tragédien de premier plan, fait dire à Clytemnestre « Les choses sont ce qu’elles devaient être » (Agamemnon).

Cette perspective terriblement exigeante fut éclipsée par le judéo-christianisme : le malheur des hommes fut attribué à leur « mérite ». Pourvus d’un libre-arbitre, les humains pourraient œuvrer à leur Salut promis par un Dieu bon et tout-puissant : l’existence acquit un remède et la résurrection promise fit miroiter un Paradis post-mortem. Or, c’est précisément cette logique salvatrice que le philosophe, disciple de Rosset, souhaite déconstruire : la réalité se confond avec le temps, il n’y a rien d’autre que la souveraineté de ce qu’il y a et il ne peut exister de remède à cela.

Si ce qu’il y a est sans raison (la souffrance, la mort, l’injustice..), les hommes y réagissent souvent de deux manières opposées mais qui se rejoignent. L’optimiste voit dans l’atrocité une étape vers un bien plus grand : pour lui, tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes. A l’inverse, le pessimiste est un individu blessé dans ses attentes : puisque la vie n’a pas de sens, il voudrait la quitter ; l’existence aurait donc dû avoir un but. En somme, l’optimiste est l’imbécile heureux, écartant le tragique, tandis que le pessimiste est l’imbécile malheureux qui décrète l’absurdité de ce qui est, alors que ce qui est, est, point à la ligne.

De cela, Espinosa conclue que le monde tragique est « neutre » : l’homme est appelé à dépérir comme toute chose, il est livré à la branloire pérenne de la Nature sans qu’il ne sache pourquoi. Loin de toute asthénie, le héros tragique est un exemple de bravoure face à l’adversité.

A présent, penchons-nous sur le rapport qui existe entre le temps et la notion de tragique.

 

Pour les hommes, rien qui dure

Nous l’avons vu, le tragique désigne tout ce qui est, il implique donc la question du temps. Le présocratique Parménide écrivait dans son traité De la Nature « Ce qui est, est, ce qui n’est pas, n’est pas » : cela signifie que ce qui est ne peut pas ne pas être, et que ce qui n’est pas ne peut pas être. Les tragiques grecs avaient donc compris le réel comme une « fatalité » (Ἀνάγκη), ce que les Romains nommeront après eux Fatum. Loin d’en conclure au caractère funeste du destin, Espinosa met en exergue le fait qu’il est nécessaire tout autant qu’inéluctable.

Cependant, cette conception implacable de l’existence a rencontré une certaine adversité : les actions humaines pourraient être à l’origine d’ « évènements » historiques. Ainsi, la Révolution française aurait changé durablement le monde en remplaçant le monarque par le président de la République. Lassés d’avoir contemplé le monde durant des siècles, les hommes devraient le « transformer » d’après la célèbre formule de Karl Marx (Thèses sur Feuerbach, XI). Or, d’après Espinosa, vouloir révolutionner une situation politique n’altèrera jamais le réel per se. Que les hommes obéissent à un roi ou à un chef éclairé, qu’ils travaillent plus ou moins longtemps, cela ne changera pas significativement le réel tissé de hasard, de souffrances et marqué du sceau de la mort. Il y a un ensemble de réalités physiques, d’ objets matériels, de croyances, d’organismes : tout cela forme le grand Tout qu’est le réel, et modifier une part de ce dernier ne le changera jamais dans ce qu’il est essentiellement. A la manière de Schopenhauer, le philosophe fait de ce qui est l’instant éternel (nunc stans) : le présent se manifeste tel quel, l’ici et le maintenant apparaissent dans toute leur souveraineté et aucune révolution ne changera le fait que cela soit. Si par folie, un individu pense qu’il est en mesure de révoquer le réel, il sera qualifié de « psychotique » par la clinique : en effet, nous sommes dans la réalité, et comme l’écrit Samuel Beckett, « il n’y a pas de remède à cela » (Fin de Partie). Clément Rosset voyait dans cette conception une forme de cruauté : une fois qu’elle est dépouillée de tous ses autours, prise pour elle-même, la réalité est cruelle. Plus que cela, c’est l’indifférence du grand Tout à la souffrance qui rend la réalité d’autant plus rude.

Ainsi, Santiago Espinosa pointe le fait que Kronos gouverne et abolit tout : « Il n’est rien que n’efface le Temps tout-puissant » écrivait Sophocle dans Ajax. Puisque ce qui est se confond avec le temps, ce qui est ne cesse de disparaître : le seul Tout à être se présente tel quel, et les humains n’ont qu’une part infime du temps, ce qui rend leur condition tragique.

De plus, cette intrication entre l’être et le temps a une implication sur la valeur que nous accordons aux choses : l’humain s’attache à une part du réel qui sera inévitablement démolie par le destin, et cela le fait souffrir. Or, il oublie que les choses ont l’importance qu’on leur donne : l’apparaître n’a point de valeur en soi, il est simplement jugé à l’aune d’une perspective particulière. Gratuit, hasardeux, nous avons affaire au réel : l’humain peut ourdir un certain nombre de doubles afin d’esquiver ce dernier, mais cela reste sans succès.

En outre, ce rapport troublé au temps, anti-tragique, plonge ses racines dans le geste philosophique socratico-platonicien : contre ce temps impersonnel qui abolit tout, il a fallu par le biais du discours philosophique inventer des arrières-mondes. A ce propos, Platon a pu affirmer sans ambages : « le temps est l’image mobile de l’éternité immobile » (Timée). Contre une existence imparfaite soumise à l’inflexibilité du destin et à la mort, Platon a postulé un monde intelligible, immobile et éternel, préservé de la destruction. Quant à Euripide, auteur grec, il voulut en finir avec le tragique en cherchant un responsable aux maux des souffrants tout en affirmant que ces derniers ne devaient pas souffrir.  En somme, l’existence est récusée en bloc au profit d’un monde idéal et inexistant où la mort n’existe pas et où les justes obtiennent ce qu’ils méritent.

A présent, étudions l’éthique de la force préconisée par le philosophe pour traverser notre existence avec courage.

 

Pour une vertu sans morale

Afin de vivre pleinement sa vie sans regimber, Espinosa nous enjoint à nous débarrasser de la vertu héritée de plusieurs siècles socratiques et judéo-chrétiens : en effet, l’équation raison-vertu-bonheur liée aux arrières-mondes a évacué le réel brut à affronter avec force. Quant à la promesse du bonheur liée à la bonne nouvelle christique, elle fut aussi le prélude aux promesses de paradis terrestres dont nous connaissons les ravages. En somme, la vertu morale montre toujours qu’elle a maille à partir avec un réel qui aurait dû être autrement qu’il n’est, ce en quoi elle est anti-tragique.

Si nous nous croyons exempts de toute rigueur morale, nous modernes, Espinosa montre qu’au contraire, notre époque est la plus morale et la plus tyrannique qui soit : certes, nous n’avons jamais aussi bien vécu, et nous bénéficions d’un confort inconnu de nos aïeux, pourtant, les revendications diverses et variées n’ont jamais été aussi tapageuses. Le paradoxe énoncé par Tocqueville garde toute sa vérité : plus un pays est démocratique est égalitaire, plus sa volonté d’égalité est intransigeante. Cependant, le philosophe n’y voit pas un progrès, mais une régression : le confort douillet, auquel nombre d’occidentaux sont habitués, rend les hommes faibles et incapables de désirer tout ce qui est.

Rappelons-le, le réel est « contrevolonté » disait Ortega y Gasset, il est alogique et notre liberté n’y est absolument pour rien, seul règne l’innocence du devenir lié au déterminisme du grand Tout. Se plaindre du rôle que nous devons assurer au sein de ce qui s’impose à nous s’apparente à une note de musique qui geindrait en raison de la place qu’elle tient au sein d’une symphonie. Ainsi, à la vertu morale doit succéder « la virtù » : originellement, la vertu tire son étymologie de la « force » (vir). Si elle était une excellence ou une qualité dans l’Antiquité, elle prend le sens d’une faculté à atteindre ses fins avec ruse sous la plume de Machiavel. Nietzsche la qualifie de vertu « débarrassée du virus moral ».

En somme, Espinosa reste fidèle à Clément Rosset : le désir n’est pas un vide à combler, mais une capacité à être joyeux de toutes les joies. La joie liée au miracle d’exister revient donc à s’évertuer à se sentir plus fort, à sentir son vouloir s’intensifier en dépit des obstacles que nous pouvons croiser sur notre route. Approbation absolue du grand Tout, la vertu amorale doit s’accorder avec le célèbre mot de Nietzsche : « Amor Fati ».

 

Erudit et puissant, Le Savoir Tragique célèbre la grâce d’exister et nous enjoint à la bravoure devant la difficulté de ce qui est. Faisant fi de la morale, Santiago Espinosa nous fait redécouvrir toute la force de l’éthique héroïque issue des tragédies grecques. Au moment où tout est soumis à la loi du ressentiment, lire cet ouvrage est un exercice d’hygiène intellectuel.

 


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