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Le sacre de Baudelaire par Suarès

Le sacre de Baudelaire par Suarès

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Propos recueillis par Maximilien Friche

MN : Stéphane Barsacq, vous rééditez des écrits de Suarès. Nous avons évoqué il y a peu de temps le livre qui va sortir sous peu sur Dostoïevski et nous plongeons aujourd’hui dans Vues sur Baudelaire sorti en juin dernier. D’emblée Suarès nous déclare : « Nul ne fut plus poète que Baudelaire. » On lit aussi que « Baudelaire a ouvert la carrière de la poésie », qu’il a payé la rançon de tous les poètes. Qu’est-ce qui distingue véritablement Baudelaire des autres poètes ? Est-ce de l’excès propre à Suarès, personnage radical dans le monde de la littérature, de mettre Baudelaire au pinacle ?

SB : Je crois que Suarès voit parfaitement l’essentiel. En son temps, le « grand poète » n’est pas Baudelaire, mais Hugo. Rappelez-vous l’exclamation de son ami Gide en 1902. « Hugo, hélas ! » D’ailleurs, à peu de choses près, l’Université, ou ce qu’il en reste, continue à penser comme à l’époque de Sully Prudhomme. Comme me le disait récemment Angelo Rinaldi : « Chaque fois que je lis Hugo, j’ai l’impression de voir défiler la garde républicaine. » Baudelaire n’est évidemment pas un tel modèle, et il ne le sera jamais. Rien de l’exaltation des « valeurs de la République », ni je ne sais quelle marche vers je ne sais quelle république. On est dans un autre ordre, autrement vertical, autrement vertigineux. Suarès voit en poète, l’œil ouvert sur la nuit, qui est le don des Muses à ceux qui percent les illusions. La modernité, s’il en est une, commence avec Baudelaire. De lui se réclament aussi bien Rimbaud que Mallarmé, et, partant, toute l’aventure symboliste, jusqu’aux grands maîtres du XXe siècle : Valéry, Proust, Breton, Bonnefoy. Qu’on y songe : Baudelaire offre une pensée en poésie, un art souverain en vers, grâce à l’emploi de formes archaïques comme le Sonnet, mais il va aussi à la découvertes de terres nouvelles : il est critique pictural et musical. On ne peut le séparer d’un côté de la révolution wagnérienne, de l’autre de la révolution impressionniste. Baudelaire est un enfant du Romantisme, mais sur un mode qui retourne celui-ci : il n’a aucune illusion. Il ne cherche qu’à saisir ce moment de tremblement où la vérité éclate. Celle-ci n’est ni la fausse beauté, car il sait le périssable de toute aventure, ni le faux bien, car il éprouve le manque d’assise d’un monde qui a congédié Dieu, sans renoncer à congédier le diable, ultime messager. Suarès expérimente également cette difficulté de fonder un autre idéal sur les ruines du néant.

MN : Nous avons lu ce qu’a écrit Suarès sur Dostoïevski et en lisant son Baudelaire, nous retrouvons certaines obsessions de Suarès, qui lui permettent de distinguer le génie de la tourbe. Et nous reviendrons sur la question de la profondeur et du dialogue intérieur, mais avant j’aimerais établir une sorte de correspondance entre les deux génies (voire les trois) : tous les deux sont touchés par la misère, la maladie, tous les deux ressentent avec une acuité particulière d’être le combat où s’affronte le mal et le bien, tous deux semblent synthétiser les maladies de leur siècle fou, l’un incarne Paris, l’autre la Russie, etc. Est-ce un hasard ? Peut-on établir certaines corrélations, certaines causalités ?

SB : Le XIXe siècle est un siècle écartelé. Les privilèges des artistes de l’Ancien Régime n’existent plus. De surcroît, ils n’en sont pas encore à espérer jouir de l’industrie éditoriale. D’un côté, ils ont vécu l’écroulement du système de valeurs médiévales, avec Dieu au centre, qu’on le loue ou qu’on l’exècre, de l’autre, ils sont confrontés au progrès, qui se fait sur le dos de la misère des classes populaires et paysannes, et fatalement des femmes et des enfants. Léon Daudet parlait, bien avant Philippe Murray, du « stupide XIXe siècle ». Stupide ou horrible ! Baudelaire est un dandy d’Ancien Régime, qui finit comme un gueux. Dostoïevski est un aristocrate, qui est tenté par l’aventure révolutionnaire, avant de devenir partisan du trône et de l’autel, tant il pressent la suite de l’aventure : les massacres des masses au nom d’un Bien. Quant à Suarès, c’est également un prince-né, dont tous ceux qui l’ont connu m’ont dit qu’il faisait penser, quand on le rencontrait, à un SDF. J’ai encore dans l’oreille l’exclamation de la comédienne Danièle Delorme, qui lorsqu’elle le vit pour la première fois avec son fiancé, Gérard Philipe, s’était exclamée : « Oh putain ! C’est ça, le Condottière ! » Que nous disent ces trois auteurs ? Autrefois, on luttait pour obtenir le ciel ; désormais, il faut lutter contre ceux qui ont décrété qu’il n’y a pas de ciel, donc il faut lutter deux fois plus dur. Gagner son salut ou gagner son salaire n’exige pas précisément les mêmes efforts. Et dans un monde pris par le culte de la réussite, au nom du veau d’or, la défaite totale est assurée pour tous à terme.

MN : Revenons maintenant à la question de la profondeur d’âme, au dialogue intérieur évoqué par Suarès pour qualifier le poète : « Baudelaire, le plus intérieur des poètes. » Suarès écrit : « Il a laissé une œuvre vivante et brève qui est un raccourci d’homme ». Il s’est mis dans son œuvre comme matière première, il s’est muté en poésie. Suarès dit que Baudelaire a montré aux poètes qu’une existence peut se fonder sur la poésie. Là encore on trouve des points communs avec ce qu’il dit de Dostoïevski. Il faut donc que le poète ne ménage rien de sa personne pour l’être réellement ? Il faut donc se sacrifier pour la littérature ? Comment articuler ce sacrifice avec une certaine pudeur suggéré par la geste poétique elle-même ?

SB : Oui. La question du sacrifice est au centre de tout. Le poète est un autre Christ. Mais il ne faut pas se méprendre sur la notion de sacrifice. Il ne s’agit de donner, ni de s’abandonner. Il s’agit de vaincre par la Douleur. De vaincre au nom de cette Douleur. De ne plus dissocier la Douleur de la Victoire. Le poète rachète ceux qui ne le sont pas : il leur offre la chance de poétiser leur rapport au monde. De le vivre avec une plus grande intensité au plus près du cœur. Baudelaire, Dostoïevski, Suarès, ces trois maîtres sont le contraire des charlatans : ils n’offrent aucune recette, aucun protocole. Ils ne disent pas comment toucher le bonheur ou le bien-être. Ils expliquent comment nourrir nos expériences les plus profondes d’une conscience supérieure. Il y va avec eux de la grande tradition dont l’Occident a conservé le premier exemple avec le mythe de la Caverne, qui a le même fondement que celui des Evangiles : à savoir, la question d’un retournement, ou, comme l’on veut, d’une con-version. Nous sommes des êtres de boue qui nous prélassons au fond d’un trou où des images illusoires sont projetées sur un mur. Soudain, quelqu’un sort de la Caverne, hurle tant la lumière lui fait mal, refuse d’ouvrir les yeux, puis finalement, ouvre un œil, puis l’autre, et il voit. Il devient « voyant, » comme le dira Rimbaud, qu’on comprend si mal. Commence la deuxième partie de l’aventure : le fait de vouloir sauver les autres, en redescendant dans la Caverne, au risque de se faire massacrer. Mais que voulez-vous ? Si Platon ou les évangélistes l’ont écrit, on peut être sûr que c’est fatal !

MN : Suarès aime mettre en dialogue les poètes qu’il a lus, il aime mettre en dialogue les poètes avec les artistes, les musiciens. Baudelaire a beaucoup écrit sur Wagner, Delacroix… Votre préface est elle-même une mise en dialogue de Suarès avec Baudelaire. Il faut être un écrivain pour bien écrire sur un écrivain ? Bien écrire sur un écrivain est nécessairement faire œuvre littéraire ? Est-ce une façon de s’inscrire dans une histoire de la littérature, d’hériter et de transmettre ?

SB : J’ai envie de vous répondre oui et non. Oui, parce que la culture dialogue avec la culture. Et non, plus profondément, parce que les grands artistes, quel que soit leur art, s’adressent à tout le monde. Vous êtes un grand artiste non pour toucher un professeur du Collège de France, mais pour remuer aux larmes une concierge. On me rétorquera que Baudelaire n’est pas nécessaire et que Mike Brandt suffit. Je ne le crois pas. En certaines situations, précisément existentielles, ce sera Baudelaire qui arrachera les larmes, jamais un chanteur de charme. Maintenant, où je vous rejoins, c’est que les artistes ont imposé leurs pairs à toutes les époques : pas de Bach, sans Mendelssohn, pas de Lautréamont sans Breton, pas Borgès sans Caillois. Prenez encore l’exemple de Jean Cocteau. Il a imposé un nombre incalculable d’artistes. Où il est piquant de noter que notre époque est sans doute moins généreuse, mais malheur à elle !

MN : Suarès parle de fuite concernant Baudelaire. Cette fuite serait motivée par le refus d’être le semblable de ceux qu’il méprise. « Il aime mieux faire horreur aux gens, que leur être semblable. » Plus loin Suarès qualifie Baudelaire de prince de la solitude. Ce mépris vient-il de lui, de sa conscience aiguë du mal dont il est capable, ou vient-il des autres ?

SB : La solitude dont parle Suarès est une catégorie métaphysique. Nous sommes faits des uns et des autres, et nous sommes seuls. Le poète est celui qui parle de sa solitude à la nôtre. C’est le paradoxe que c’est ainsi qu’il crée le dialogue. Non pour parler de lui, ni parler de nous. Mais pour ouvrir notre absence ou notre désert commun à une médiation qui passe par le chant. A cet égard, on ne le redira jamais assez : la politique s’adresse aux foules, aux communautés. La poésie ne s’adresse à personne. Même pas à soi pris sur une base personnelle. La poésie s’adresse à l’autre en soi. A celui qui n’est pas dans la foule, - à celui que la foule veut tuer.

MN : Pour finir, j’aimerais évoquer l’art. Suarès dit que Baudelaire a fait de la poésie un art. Il parle de gravure, de sculpture. Il souligne que la poésie de Baudelaire porte la marque du travail, de l’effort, voire de la souffrance. Le dilemme est d’être à la fois vrai et beau. Cet équilibre suppose-t-il de ne pas être prolixe, de beaucoup jeter ? Comment sait-on que l’ouvrage est fini ? Est-ce le but de tout écrit d’aller vers l’œuvre d’art écrite ?

SB : Votre question est riche et comporte déjà des réponses, auxquelles je souscris volontiers. Toute la difficulté en art, Baudelaire comme Dostoïevski et Suarès l’expérimentent, est de dépasser l’art, ce qui nécessite, non un rejet de l’art, mais sa pleine possession au point suprême. Alors commence la possibilité de dire les choses en vérité. « Une parole de vérité pèse le poids du monde », disait Soljenitsyne. Avec une parole de vérité, vous pouvez abattre des empires. Toute la question est de savoir comment se tenir droit devant ce qui surgit, comment affirmer les droits inaliénables de la beauté, malgré l’immondice. C’est, de fait, toute la difficulté. Baudelaire affirmait :  « Notre monde va finir ». Question : n’a-t-il pas déjà fini ? Dès lors, il est inutile de se lamenter. Autant se ressaisir, mettre ses pas dans les siens et travailler. Suarès a raison : « L’heure est venue que la nuit se rachète ; l’heure a sonné que tout s’explique. A présent que tout est fini, et les ténèbres même, cette aurore ravissante nous appartient. »


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