Libéralisme et démocratie, valeurs non négociables, vraiment ?
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« Le libéralisme et la démocratie sont tous deux des valeurs non négociables. » Ainsi parle Yascha Mounk, professeur américain de théorie politique à l’université d’Harvard et chercheur associé au programme de réforme politique du think tank New America. Outre Atlantique, c’est une star incontournable des idées. Dans son ouvrage Le peuple contre la démocratie, il déroule la thèse d’une double crise frappant les sociétés occidentales qui se traduit par deux glissements inquiétants : un libéralisme antidémocratique chez les élites d’un côté, une démocratie antilibérale affichée par les peuples de l’autre. Si le constat de l’éloignement progressif du peuple avec les élites est juste, notre intellectuel pétri de culture européenne - il a vécu en Allemagne et en France - préconise un traitement des problèmes par une opposition systématique aux populismes qu’il jette tous dans le même sac. Ce faisant, il adopte une position totalement divergente de celle de Christophe Guilluy pour qui le crépuscule des élites constitue la cause de la sécession d’une France périphérique. Analyse largement partagée aujourd’hui dans notre pays. Le célèbre géographe français affirme que le populisme n’est finalement que la légitime expression de singularités et de libertés démocratiques qui, unies face à un système liberticide, refusent de mourir.
Sur un ton foncièrement catastrophiste, tel Cassandre, Yascha Mounk introduit son propos : « De nouveaux venus (ndlr Trump, Orban, Salvini, Kazinsky… et dans toutes les régions du monde - Asie, Australie, Inde…-) font irruption sur la scène politique. Les électeurs portent aux nues des idées qui semblaient impensables la veille. Les tensions sociales qui couvaient depuis longtemps sous la surface surgissent sous forme d’explosions terrifiantes. Un système qui paraissait immuable (ndlr la démocratie libérale) donne l’impression de pouvoir soudain s’effondrer. » Nous sommes, il faut bien nommer les choses, dans un moment populiste et cela désole Mounk. L’arrêt de la guerre froide n’a pas engendré la fin de l’histoire prophétisée par certains ; en dépit de l’assertion péremptoire du philosophe américain Fukuyama où nous serions parvenus à ce « point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain », l’homme occidental conteste la camisole qui lui est imposée par un système qui fut longtemps unanimiste. La raison de ce rejet est simple : c’est que ledit système lui échappe toujours plus et qu’il s’en considère progressivement exclu. L’homme est désormais fait pour la démocratie libérale, et non la démocratie libérale pour l’homme. C’est ici que le bât blesse, dans cette inversion de logique. Notre auteur, nous verrons pourquoi, met très vite sous le boisseau l’analyse de la confiscation de la démocratie par les élites.
Mounk sait néanmoins être lucide. Il remarque que les milliardaires et technocrates qui s’emparent du pouvoir - ces oligarques de la sphère politico-financière appuyés sur les lobbys (plus de 30 000 lobbyistes à Bruxelles pour influencer les 33 000 (!) commissaires qui se sont substitués aux décideurs politiques nationaux) - ont désormais la tentation croissante d’exclure les peuples de leurs décisions, nourrissant ainsi la défiance de ces derniers à leur encontre. Implosion de la confiance du peuple envers les élites. Cercle infernal auquel il semble impossible de réchapper. Quant au pouvoir des juges, il est devenu un phénomène à la force inouïe qui questionne sur l’objective séparation des pouvoirs et la juste place de l’institution judiciaire en pays de droits. On observe désormais une judiciarisation de tous les aspects de la vie sociale. Bien inspiré, l’auteur regrette encore la multiplication des experts de toutes sortes vivant le plus souvent hors-sol et situés loin de la réalité de la « vraie vie ». Il ne prend quand même pas le risque de pousser la réflexion car il constaterait sûrement que la bunkerisation des élites et le surpouvoir des juges ne sont que les fruits du système libéral. Mounk fait donc briller Bossuet dont la maxime ne prend pas de ride : « Dieu se rit des hommes qui déplore les effets dont ils chérissent les causes. »
Notre universitaire n’est pas pour rien un libéral anglo-saxon, c’est-à-dire un homme pour qui l’économie prime tout le reste. Il ne se résout pas à ce qu’il nomme la dérive autoritaire de certains gouvernements, ces démocratures ou démocraties illibérales qui pointent ici ou là et qu’il diabolise à l’envi. Cette émergence sonne pour lui l’alerte qui exige de facto l’intervention d’esprits éclairés -dont il dit implicitement faire partie - pour remettre les choses à l’endroit. Fidèle à sa famille de pensée, il ouvre grand les bras à toutes les minorités ethniques pour bâtir au plus vite la grande société multiethnique mondialisée. Ce point s’impose à cet esprit progressiste comme non négociable. Il accrédite ainsi la thèse de Mathieu Bock-Côté, voix conservatrice venue de Québec, pour qui la société diversitaire prônée par les élites libérales libertaires s’érige sur le principe sacré du multiculturalisme. Ce dernier apparaît comme la nouvelle religion partagée qui possède tous les traits de feu ses devancières : un clergé (les médias), des célébrants (les hommes politiques), un temple universel (le monde), des relais (les grandes institutions que sont les Nations-Unis, la Commission de Bruxelles, la Cour Suprême aux Etats-Unis, la Cour européenne des droits de l’homme…). Cette religion séculière agit tel un rouleau compresseur, elle n’a cure des peuples, de leur volonté et de leur souveraineté.
Mounk, et c’est amusant, utilise les mêmes terminologies que les mouvements conservateurs, mais dans un but inverse. Il appelle à la résistance, à combattre les fake-news et à réglementer les propos antilibéraux fleurissant sur Internet. S’il craint les réseaux sociaux, ce n’est que parce qu’ils contesteraient le modèle dominant. Il n’a aucun scrupule à restreindre la liberté d’expression lorsqu’elle risque de porter atteinte à la sacro-sainte démocratie libérale. En filigrane et tacitement, émerge l’idée d’user de la tyrannie douce qui deviendrait dès lors un moyen licite à l’égard des peuples récalcitrants. Tout du moins contre ceux qui vivent encore de passions tristes et tardent à accepter la suprématie du système. Pour asseoir sa démonstration, il formule l’argument imparable que tout libéral se doit de marteler : le libéralisme tire sa légitimité d’avoir sorti du paupérisme un milliard d’individus sur la planète. Voilà pour le glorieux bilan. Côté passif, les libéraux et Yascha Mounk en fer de lance, comme frappés d’hémiplégie mentale, omettent d’évoquer la disparition pure et simple de la classe moyenne occidentale sacrifiée sur l’autel de la mondialisation. Dès lors, sans possible réfutation répondant à la démonstration selon le procédé cher à la rhétorique classique, un manichéisme réducteur s’empare de l’ouvrage. Ce pauvre manichéisme est celui, si caricatural, du camp du bien, il est ce voile autocélébrant de la bien-pensance.
Notre intellectuel standardisé continue malgré tout de s’indigner que l’on puisse être en peine d’accepter ce qu’il considère lui comme les évidences du progrès : il est pour l’immigration choisie et la discrimination positive ; il ne comprend pas que la Suisse ait pu décider d’interdire l’érection de minarets sur son territoire ; il ne comprend pas que les salariés n’améliorent pas leurs scores de productivité car, s’ils se forçaient un peu en travaillant plus ils rendraient leurs entreprises et les économies des pays plus compétitives ; il exhorte à endiguer la stagnation du niveau de vie qui représente un enjeu clé (il appelle cela « réparer l’économie » confirmant qu’aux yeux de tout libéral l’homme n’est qu’un agent économique) ; il n’admet pas que les leaders populistes aient le droit de s’exprimer publiquement. Il rejette finalement sans le dire la démocratie. Il sait que les populistes la réclament à cors et à cris, que par syllogisme il doit donc s’en méfier et promouvoir le despotisme éclairé de quelques-uns pour conduire les foules. Le changement climatique et la montée des inégalités sont d’autres sujets qui ne peuvent pas, selon lui, être solutionnés à l’échelle des nations. Le contraire eût étonné ! Constatant amèrement dans les sondages que « vivre en démocratie » n’est plus un idéal ou une nécessité pour les millennials américains, il se dit favorable à une forme de rééducation des jeunes esprits. Par-là, il ne cache donc plus son jusqu’au-boutisme. Pourtant, si les gens sont plus facilement ouverts aux possibilités autoritaires, c’est peut-être que les gouvernements libéraux ont été trop longtemps insensés et incompétents. L’attente d’autorité et d’un retour à la morale des pères, pour irriguer positivement la société, ne devraient pas étonner notre expert américain. Cela devrait même lui paraître plutôt sain et encourageant. A condition qu’il délaisse la posture idéologique. Les opinions dans le monde sont en train d’évoluer, il le voit, loin de le réjouir cela l’inquiète lui et sa classe. La morale de cette petite histoire contemporaine ? C’est que le système a peur et que Guilluy a raison : rien ne sera plus pareil.