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L’intelligence de l’art

L’intelligence de l’art

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L’art se fait plus spectaculaire que jamais. Juste pour affirmer haut et fort le non-sens de l’existence dans la société du spectacle dont il est partie prenante ? Et si les créateurs décidaient plutôt d’exprimer une « reprise de sens » que l’aliénation humaine ou l’abyssale vacuité de « la vie en société » ? L’essayiste et artiste Aude de Kerros analyse la fabrication d’une véritable arme de destruction massive de l’art dans un climat de guerre froide culturelle : l’AC dit « Art contemporain ». C’est à-dire « un courant unique, conceptuel, qui a été essentialisé, un art sans identité ni valeur intrinsèque ni hiérarchie qui existe grâce à son institutionnalisation, sa sacralisation dogmatique et son exceptionnelle rentabilité financière ». Mais l’art invisibilisé n’en accomplit pas moins son retour en grâce depuis les interstices – et son œuvre de provocation à l’être…

« Tout ce qui faisait Paris a disparu » constate Aude de Kerros, en chroniqueuse affûtée et vigie infatigable sur la ligne de front d’une « très longue guerre de l’art ». Celle qui fait toujours rage depuis les années 1980, lorsque « la beauté a été condamnée en France par l’art officiel ».

Au commencement, il y a eu « une manœuvre » d’escamotage consistant à « habiller du nom « Art contemporain » un courant parmi d’autres de la modernité apparu avant la guerre de 1914-18, que l’on pourrait qualifier de conceptualisant ». Depuis, il puise sa présumée légitimité dans « la reconnaissance des médias, des institutions et du marché avant celle du public ».

Pour Aude de Kerros, artiste par « inexplicable vocation », cette ruse a permis de déclarer obsolètes toutes les autres expressions artistiques ». Évacuée, la trinité platonicienne (Beau-Bien-Vrai) et la forme accomplie qui « confinerait intentionnellement à la cosmologie de son temps » (Lawrence Durrell). Escamoté, le geste du créateur de formes et la donation du visible par ce nouvel « art de l’inversion » – ce « hold-up sémantique ». Depuis, « la beauté, l’aura, le sens positif de l’art avec sa dimension tragique sont diabolisés ».

Hegel (1770-1830) ne disait-il pas que l’art est la « présentation sensible de l’idée » ?

Mais voilà : y a-t-il encore une idée qui vaille à présenter en ces temps d’anomie ? Et une sensibilité pour la porter voire la rendre visible ? Si « l’Art contemporain » fait du concept « la source unique de la création », son clergé tient l’art d’exécution ou le tableau dont émane une véritable « présence d’être » pour « vile manufacture ». L’usage de la main et de ses savoirs incomparables est rejeté : « le plasticien ne doit pas faire mais concevoir seulement »… Ainsi, « l’œuvre » peut « rester à l’état de concept, sans matérialité ni forme : le concept se suffit à lui-même », dans un e-monde dont l’Idée comme l’art se sont retirés…

Peindre et créer, c’est tout

Longtemps, il était entendu que l’art était la « mise en visibilité du monde sensible » (Jean-Luc Nancy). L’artiste de la Renaissance était autant « un artisan accompli, virtuose de la main autant qu’un homme de connaissance à la pensée libre » dont l’art touchait au plus près de son mystère, de son vertige – et de son essence, par la grâce d’une esthétique (esth/éthique ?) où la forme porte le sens selon une poétique tant charnelle qu’allégorique faisant l’objet d’un enseignement, d’une transmission d’ateliers en académies…

L’invention de la photographie (vers 1824-1840) et d’autres techniques a libéré l’artiste de « la reproduction exacte de ce qu’il voit » pour faire œuvre personnelle… La « rupture » du sens et de la forme serait-elle venue, après bien des convulsions, avec Marcel Duchamp (1887-1968) qui qualifiait sa pratique conceptuelle de « non-art » et se disait « anartiste » en pleine inflation du visible et du montré ?

Il y a eu le lendemain d’Auschwitz qui tiendrait dans cette phrase d’Adorno : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures »…

Certes, l’histoire est faite de tensions, de tragédies, de turbulences et de tensions vers l’énigme de l’être-là, de l’être jeté au monde – dont l’art jusqu’alors est la trace sensible et hantée avant de se perdre dans une sombre « intrication du monde et de l’immonde » (Nancy)…

Les « monuments de la globalisation »

Le 16 avril 1960, dans un monde livré au règne de l’image et de la marchandise, le critique d’art Pierre Restany et Yves Klein lancent le Manifeste des « Nouveaux Réalistes » qui proclame : « La peinture est morte ! Remplacée par la réalité. » Désormais, l’art est « déclaré conceptuel ».

Après 1983 (et la crise des missiles…), l’État français « adopte une politique dirigiste et impose un art unique ».

Alors, le « nouveau dogme de l’AC » s’enrichit de deux concepts – ainsi que d’un nouveau corps de fonctionnaires (« les inspecteurs de la création ») : la déconstruction et le rhizome : « Des idées simples en ont été retenues : il faut considérer les idées et se passer de toute forme accomplie ». La peinture a été officiellement déclarée « obsolète » – et son enseignement à haut niveau supprimé.

Dans le « grand rhizome labyrinthique », le maître-mot n’est pas « création » : il signifierait » enracinement, construction, élévation, accomplissement de la forme ». Non, le maître-mot, c’est… « créativité ». Un mot est interdit désormais, celui d’ « œuvre » qui évoquerait bien trop l’insoutenable « idée d’être et d’achèvement ». Aude de Kerros rappelle que « le mode opératoire de la créativité est de couper, coller, dévoyer, déplacer, inverser, renverser » – comme se déplace et se propage le rien, de manière virale : « Il ne faut en aucun cas élever, construire, harmoniser, rechercher le sens, ce qui aboutirait à créer quelque chose, qui existerait en soi, chargé d’être ».

Avec l’exposition La Force de l’art – 1960-1972 au Grand Palais, le président Georges Pompidou (1911-1974) qui a si efficacement œuvré pour la motorisation de masse, entend aussi « officialiser, exposer, muséifier » l’effervescence gauchiste de l’après Mai-69 – ce qui est « une manière de rétablir l’ordre bourgeois »…

En 1971, une chaire d’histoire de l’AC est créée à Strasbourg… Les monuments « fondés sur la dérision du contexte où ils se trouvent » apparaissent et se multiplient dans l’espace urbain international, comme la Pince à linge géante de Claes Oldenburg, dressée en 1976 devant l’hôtel de ville de Philadelphie – on a vu une exponentielle du pire depuis, de « plug anal » en « vagin de la reine » en un purulent écoulement de néant ininterrompu…
Une cynique pratique marketing applique la formule apparemment gagnante « gigantisme et provocation », n’autorisant qu’une perception administrative, gouvernementale ou marchande du monde. Cette « fabrique de la visibilité de choc contribue à plonger dans l’ombre toute œuvre d’art fondée sur la beauté portant le sens ».

Ainsi, les « monuments de la globalisation sont devenus le vecteur de la dévalorisation systématique des cultures et de leur art ».

Après avoir brossé le tableau d’ensemble de l’histoire de l’art dans ses flux parfois interrompus comme ses renaissances, Aude de Kerros s’interroge sur l’onde de conscience suscitée par le krach de Lehmann Brothers en septembre 2008 : le grand public a-t-il compris la « nature immatérielle des produits financiers » qui lui ont été vendus et leur mode de fonctionnement ? Et a-t-il saisi « par analogie les mécanismes par lesquels se crée en art une valeur sans valeur intrinsèque » ? À en juger la vogue des « cryptomonnaies » et des NFT (où l’oeuvre n’est qu’un « contrat de vente d’une image, enregistré sur la blockchain »…), il serait permis de douter d’une échappée de conscience hors des tranchées narratives dont la mise en réseau converge fatalement vers l’adhésion (?) aux nouvelles « réalités » englobantes, claironnées par un « art » tout à sa frénésie de dissolution…

« La persistance réalité de la peinture »

Mais la relation esthétique demeure, envers et contre tout, ainsi que le sublime de l’exécution : « L’art quand il est fait pour la vue est du domaine de la relation d’être à être » rappelle Aude de Kerros en ces temps troublés où « l’intelligence artificielle » ajoute à la confusion.

L’art « savant et maîtrisé » a ses sourciers (comme ses créateurs « invisibilisés »…) et dispose encore de refuges comme… la bande dessinée. Et la critique d’art indépendante a ses tribunes comme Self Art News ou Mauvaise Nouvelle.

Au nombre des créateurs invisibilisés reconnus en leur temps, le graveur et « maître du trait » Pierre-Yves Trémois (1921-1920), a pu exprimer son talent pendant ses années de maturité créatrice, notamment grâce à sa collaboration avec la revue Planète (1961-1971) de Louis Pauwels (1920-1997) – avant d’être ostracisé.

Jusqu’à la fin de sa vie, Trémois a gardé « la netteté et la fulgurance de son trait ». En 2006, il affronte le sens tragique de l’existence en se passant commande à lui-même des fresques d’une chapelle fictive, réalisée sur 80 m² de toile – visible encore en 2019 au Réfectoire des Cordeliers. Depuis, ces fresques sont roulées et « consignées dans un grenier où elles attendent le regard de futurs contemporains ».

Ils sont toujours vaillante légion, ceux qui, par métier, frappent inlassablement l’accord parfait entre le monde sensible et « certaine lumière intérieure » (Rouault) : « L’art qui aspire à la mystérieuse beauté est porté par l’impérieuse nécessité anthropologique de l’homme de vivre libre, amoureux, fécond et créateur ».

Aude de Kerros rappelle que l’art a continué à exister à travers des œuvres peintes poursuivant l’ambition de la beauté et se jouant des interdits : « L’image n’explique rien, elle brûle de sens, sa beauté est la forme visible de l’amour. Elle est élan du dessin, conquête de l’espace, accomplissement de la forme, rayonnement lumineux, couleur de l’âme. Tel est son langage. »

Les créateurs authentiques savent que l’herbe pousse toujours entre les pattes des éléphants institutionnels et poursuivent inlassablement, de toutes leurs forces, à travers leur part de visible, « l’accomplissement de la forme, l’unité entre celle-ci et le sens », dans la pleine grâce d’un saisissement du monde dans le vif et le vertige transmutatoire de l’instant où l’art, « don ou blessure », laisse passer la lumière des vivants. Et ravit pour de vrai.

L’Art caché enfin dévoilé – la concurrence de l’Art contemporain, Aude de Kerros, Eyrolles, 280 pages, 24,90 euros
Publié une première fois dans : Les Affiches d’Alsace et de Lorraine • N° 94 • 24 Novembre 2023


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