Marianne Jaeglé : l'ami du prince
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Marianne Jaeglé : l'ami du prince
Marianne Jaeglé est l’auteur de Vincent qu’on assassine (Gallimard) et Un instant dans la vie de Léonard de Vinci (Gallimard). Aujourd’hui, c’est de Sénèque dont il s’agit, plus précisément du crépuscule de sa vie pour mieux en remonter le fil, elle nous revient donc avec ce beau roman historique (Prix Orange du Livre) : L’ami du prince (Gallimard, 2024).
Grégory Rateau : Après Vincent qu'on assassine sur le meurtre possible de Van Gogh, votre dernier roman prend comme temporalité les dernières heures de la vie de Sénèque tout en remontant le fil de son existence. Pourquoi cette fascination pour les grandes destinées tragiques ?
Marianne Jaeglé : « La tragédie de la mort réside en ce qu’elle transforme la vie en destin », a écrit Malraux. En ce sens, la mort, en figeant tout, donne un sens irrémédiable à une vie ; à ce qui sans elle, resterait fluide, mais aussi incertain et soumis à évolution. La mort fige dans le marbre, mais elle confère aussi à la vie qui l’a précédée une coloration finale qui influe sur tout le reste. C’est comme si elle donnait non seulement un point final, mais aussi une signification à l’ensemble, et une signification parfois inattendue.
Je pense que c’est ce passage qui m’intéresse, d’un point de vue narratif, dans la vie des personnages. Ce moment où la vie d’un être se transforme en destin, où quelque chose s’accomplit qui fige le sens d’une existence, où les événements donnent un sens, une direction qui ne peuvent plus être changés.
GR : Je repense à cette conclusion du film Citizen Kane : « Peut-on réellement connaître la vie d'un homme ? » Le peut-on selon vous au travers de la fiction ?
MJ : Concernant Sénèque, nous connaissons les faits : la date à laquelle il est arrivé auprès de son élève, le rôle de conseiller qu’il a joué auprès de lui, la mort qu’il a dû se donner sur ordre de Néron le 12 avril 65. Nous connaissons aussi ses traités, dans lesquels il prône des valeurs comme la justice, la modération, la clémence…. Entre les faits historiques et les traités, un gouffre : les crimes, le caractère monstrueux de Néron.
Comment ce grand philosophe a-t-il pu se prêter à cela ? Comment s’est-il arrangé avec les meurtres qui ont été commis non loin de lui ? Au prix de quel conflit intérieur ? Pour moi, il y avait là une véritable énigme, que j’ai explorée par la fiction. En effet, celle-ci est le seul moyen à même de rendre compte à la fois de la complexité d’une personnalité, mais aussi de celle du réel.
« L’homme est celui qui avance dans le brouillard » écrit Milan Kundera dans les Testaments trahis. « Mais quand il regarde en arrière pour juger les gens du passé, il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. (…) l’homme voit le chemin, il voit les gens qui avancent, il voit leurs erreurs, mais le brouillard n’est plus là. »
J’ai montré Sénèque avançant dans le brouillard, et montré ce que le brouillard autour de lui impliquait. Seule la fiction permet de faire cela.
GR : Je ressens justement une influence du cinéma. Votre récit épistolaire est construit comme un Thriller avec la dimension épique du Péplum. Je me trompe ?
MJ : Je ne nie pas l’influence du cinéma ; j’ai vu et aimé de grands films sur l’Antiquité comme Gladiator, Troie… qui m’ont probablement inspirée. Cependant mon roman est tout simplement construit à partir de ce que l’époque et le sujet impliquent. Je considère que la forme d’un livre est un élément organique : elle doit naître du propos lui-même. Sénèque découvre progressivement que le jeune garçon qu’il a élevé est un psychopathe, et un psychopathe détenant un pouvoir gigantesque.
GR : A quel moment avez-vous décidé d'écrire cette histoire, cette confrontation entre le disciple et son maître, entre le despote et l'homme de lettres ?
MJ : Quand j’étais en classe de 4e, en cours de latin, j’ai appris ce qu’on considère comme les derniers mots de Néron : Qualis artifex pereo ! Quel artiste meurt avec moi !
Le roman sort peut-être tout entier de cette phrase ahurissante : l’homme qui a mis l’empire romain à feu et à sang, qui a fait tuer sa propre mère, son épouse, et bien d’autres gens encore, déplore au moment de mourir, la perte artistique que le monde va connaître avec sa disparition. On croit rêver !
Je n’avais, je l’avoue, jamais songé à Sénèque comme personnage de roman. C’était ce personnage hors norme qu’est Néron qui suscitait mon incompréhension. A l’automne 2022, j’ai une fois de plus lu une biographie qui lui était consacrée, et j’ai constaté qu’il m’était impossible d’écrire quoi que ce soit à son sujet. Trop loin dans le temps, trop démesuré, trop chaotique… Puis alors que j’étais en train de rêvasser, deux phrases sont apparues dans mon cahier : « Evidemment, ma responsabilité est immense. Je me désole à la pensée de rester dans l’Histoire comme celui qui avait tout pour réussir et qui a failli. »
Ce n’était pas l’Empereur qui parlait, mais son précepteur, celui qui avait tenté de faire de lui un homme vertueux. J’ai compris alors où se situait le sujet de mon roman : dans ce duel éternel entre l’ombre et la lumière, qui s’incarnait cette fois dans un vieux philosophe face à un tyran sanguinaire. Dans un homme de bien, face à quelqu’un d’abandonné à ses pulsions. Dans le combat entre la violence effrénée du pouvoir et la sagesse philosophique.
GR : Les vanités de Sénèque d'être lu en étant proche du pouvoir, la cruauté de Néron, les complots d'Agrippine, tout cela fait admirablement écho à la vie politique et littéraire de notre temps non ?
MJ : Même si deux mille ans se sont écoulés depuis, il est vrai que les choses ne semblent pas essentiellement différentes aujourd’hui !
GR : Que peut encore le roman de fiction selon vous à une époque qui glorifie assez régulièrement les autofictions, le vrai, le vécu ?
MJ : « Docere, delectare, movere » : voilà le triple objectif que Cicéron assigne à un livre. Instruire, plaire, émouvoir.
Pour moi, quel que soit le genre dans lequel il s’inscrit, si un livre me plait, m’émeut, m’apprend quelque chose, je considère le contrat comme rempli. Il y a d’excellents livres qui racontent le réel, (l’Empreinte, d’Alexandra Marzano-Lesnevitch) ou qui retracent des moments de la vie de l’auteur (l’Evénement, d’Annie Ernaux). J’aime aussi la fiction pure : la Route de Cormack Mac Carthy reste indépassable pour moi à ce titre.
Je n’opposerais pas ces manières d’écrire. D’ailleurs, je ne considère pas mon propre roman comme de la fiction pure. Pour moi, l’Ami du Prince appartient en partie au moins, à l’écriture du réel puisqu’il est enté sur des faits historiques, que je me suis efforcée de respecter au maximum.
J’ai travaillé dans la ligne définie par Marguerite Yourcenar dans le Carnet de notes des Mémoires d’Hadrien, qui retrace son expérience d’écriture de ce grand roman. Elle évoque ainsi la manière dont elle a raconté l’empereur Hadrien, dont on sait finalement assez peu de choses : « Chacun reconstruit le monument à sa manière, mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques. »
Cette phrase dit bien, à mon sens, à quel point fiction et réalité sont indissociables.
Avec l’Ami du Prince, j’ai reconstruit un autre monument en employant seulement ces pierres authentiques que sont les faits avérés historiquement et des citations de Sénèque. Mais je me suis laissé la liberté de créer une existence psychique, des dialogues et des relations affectives entre les personnages.
GR : Pour terminer, j'aimerais revenir sur cet enseignement de Sénèque à son ami Lucilius : « Pour parler juste, il faut penser justement. Et penser justement implique de mettre en rapport sa pensée, son discours et ses actes. » Pensez-vous que cette sagesse puisse encore trouver un écho dans nos sociétés du paraître et de l'instantanéité ?
MJ : On aurait tort, à mon avis, de considérer que la société romaine est exempte de paraître. Les écrits des contemporains montrent assez combien la coiffure, les vêtements, l’apparat, le luxe ostentatoire comptent pour les Romains fortunés.
Sénèque est à l’origine engagé pour enseigner à Néron l’art de la rhétorique, c’est-à-dire la capacité à discourir en latin et en grec, dans une société où la vie politique a lieu principalement à l’oral. Mais il s’efforce aussi d’inculquer à son jeune élève les valeurs qui sont les siennes : la vertu, le souci de la justice, la méfiance à l’égard des passions, des émotions… Ses traités en sont la preuve, et notamment De la Clémence, qui est dédié à Néron, et qui l’incite à faire preuve de cette vertu à l’égard de tous ceux qui peuplent l’Empire. Il y a évidemment une ironie profonde à considérer les résultats qu’il a obtenus avec son élève.
Pour moi, les réflexions de Sénèque, son enseignement et son exemple restent d’une brûlante actualité. D’autant plus dans une société qui promeut d’autres valeurs.