Machiavel, chantre de la liberté du Prince ep.2
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II. La nouvelle politique est un art: l’art de dissimuler
Avec son opuscule Le Prince, Machiavel marque un changement majeur dans la conception helléno-chrétienne de la politique sur laquelle s’aligneront ensuite tous les dirigeants modernes : autocrates comme un Napoléon, ou « démocrates » au sens moderne.
Quand on a lu les Anciens Grecs, ce qui frappe à la lecture du Prince, c’est son amoralité, son positivisme absolu, son absence totale de transcendance. L’objectif de celui qui commande n’est plus le bien commun mais la conservation de son pouvoir, par tous les moyens, quel qu’en soit le prix pour les citoyens.
Sans se poser la question de la légitimité de l’entreprise, Machiavel y expose froidement une série de recettes destinées à prendre le pouvoir et à le conserver. Et à cette fin tout est permis, la violence comme la ruse.
La cruauté est même préconisée pourvu qu’elle soit efficace :
« Les cruautés sont bien employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal), lorsqu’on les commet toutes à la fois, par le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu’on n’y persiste pas, et qu’on les fait tourner, autant qu’il est possible, à l’avantage des sujets.
Elles sont mal employées, au contraire, lorsque, peu nombreuses dans le principe, elles se multiplient avec le temps au lieu de cesser. » (Le Prince, Chap. VIII, in Œuvres politiques de Machiavel, Éd. Charpentier, Paris, 1881, p.41).
« […] c’est surtout à un prince nouveau qu’il est impossible de faire le reproche de cruauté, parce que, dans les États nouveaux, les dangers sont très multipliés. » (Chap. XVII, op. cit., p.71).
La promotion du Bien Commun est ici qualifiée d’utopiste. La duperie est de mise. Avec Machiavel, la politique n’est plus une science, elle devient un art, l’art de la dissimulation pour accéder au pouvoir et y rester.
« […] ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler.
Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper ». (Chap. XVIII, op. cit., p.75).
Il faut savoir renier ses amis et ses promesses en inventant un prétexte quelconque :un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner.
« Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? » (Chap. XVIII, op. cit., p.75).
Il ne s’agit donc plus de rendre les hommes vertueux car ils sont nécessairement « méchants ». Il faut valider ce fait et en tirer les conséquences practico-politiques.
Ainsi, pour asseoir une domination, Machiavel préconise les vices à l’égal des vertus, la vertu pouvant même se révéler nuisible :
« […] celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. Il faut donc qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
[…] à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d’autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être ». (Chap. XV, op. cit., p.66-67).
Il faut renoncer à l’idée d’être vertueux, mais seulement de le paraître aux yeux de l’opinion de la majorité : c’est le réalisme selon Machiavel.
« Il [le prince] doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence : car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher.
Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain ». (Chap. XVIII, op. cit., p.76-77).
Il faut aussi souligner comment la religion doit, elle aussi, être simulée : elle n’est plus qu’un instrument pour le détenteur du pouvoir qui n’est manifestement plus obligé d’y croire et de s’y soumettre.
S’il renonce à la transcendance, la source de sa légitimité ne peut qu’échoir à l’opinion publique. Désormais, c’est elle qui doit faire l’objet de toutes les attentions car c’est sur elle que s’appuie le pouvoir.
À la lecture du Prince, ne peut-on être frappé par la ressemblance de ce portrait (duperie, trahison des amis, promesses non tenues, simulation vertueuse masquant la corruption intime…) avec celui de certains élus actuels ?
Jean-Jacques Rousseau déclare dans le Contrat social :
« En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains ». (Du contrat social, Livre III, chap. 6, Christian Bourgeois éditeur, collection 10/18, Paris, 1973, p.140).
En résumé, si on occulte la transcendance d’une loi naturelle universelle et nécessaire dans les rapports sociaux :
- la politiquene consiste plus à apporter le bonheur aux hommes en les incitant à la vertu, car ceux-ci sont irrémédiablement méchants.
- la politiquen’est donc plus une science (la science morale par excellence), mais un art : l’art de conquérir et de garder le pouvoir en simulant les vertus, la sincérité et l’honnêteté pour se lier l’opinion de la majorité.
- l’autoriténe vient plus ni de la transcendance (loi naturelle et révélée), ni des lois de l’institution, mais du seul charisme du chef. C’est le nouveau théâtre politique : d’un côté l’opinion de la majorité est présentée comme source de la légitimité en ce qu’elle agrée le chef ou non ; de l’autre, le chef dispose de tous les artifices pour la séduire et la tromper.