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Raison et révolution

Raison et révolution

Par  

Avant le commencement sera le Verbe.
Charles Péguy, 1901.

             Comment penser une « communauté humaine » qui ne serait ni déterminée dans sa forme par un pouvoir susceptible de l’empêcher de succomber à la tentation de l’anomie, ni entraînée par ses passions et contradictions internes dans la seule forme rendue possible par l’absence d’un pouvoir capable de la « retenir » prisonnière d’une forme déterminée par une loi, dans la forme même de l’anomie ? Comment penser la forme d’une telle communauté sans penser enfin la loi (lex) comme véritable lecture d’un texte à la fois écrit et non écrit sur la table même de la liberté, sur une table réellement ouverte au partage, à la répartition, à la distribution ? Une communauté sans loi n’est précisément pas pensable, et c’est bien pourquoi la nécessité de penser la forme d’une communauté ne s’impose réellement qu’à partir du moment où toute forme prescrite par un pouvoir déterminé se révèle n’être qu’une forme déguisée de l’anomie qui, en dernière analyse, détermine de l’intérieur la forme et la nature même du pouvoir. C’est en effet parce que le pouvoir est essentiellement anomique qu’il peut s’imposer (et ne s’impose que) comme producteur d’une loi qui doit tout au pouvoir qui l’impose elle-même comme loi. La loi, de son côté, est essentiellement une forme de non-pouvoir : non seulement, elle ne peut rien par elle-même, mais encore elle perd son caractère essentiel de loi (à la fois source de légitimité et de légalité) quand elle acquiert le pouvoir de s’imposer autrement que comme répondant aux besoins les plus impérieux de la conscience morale, quand elle est autre chose que l’expression même de ce qu’une conscience libre et droite se doit à elle-même. La loi est en ce sens la même chose que la raison, cette même raison dont Péguy disait que c’est la « trahir », et trahir aussi « le peuple », « que de vouloir établir sur le peuple un gouvernement, un commandement, une autorité de la raison »[1] - et dont Heidegger nous demande quelque part de nous rapprocher par un « saut » de la pensée qui lui fasse mesurer « toute la portée et la grandeur de ce Jeu où se joue notre condition d’hommes »[2].

             Nous vivons, si nous en croyons Agamben, sous le double joug d’un pouvoir qui d’un côté « retient », c’est-à-dire maintient ce qui est (l’être social) dans l’état, le conserve, le perpétue en donnant vigueur et force à une loi qui informe, et de l’autre côté défait l’être social, le délie de lui-même et de toute obligation pour le livrer à une existence purement factuelle où nulle loi n’oblige réellement l’être à être ce qu’il est, une existence sans forme, susceptible d’épouser n’importe quelle forme, d’aller de transformation en transformation sans jamais s’arrêter en lui-même pour décider de ce qui est en vérité. On peut parler d’un régime d’injonction contradictoire, où il s’agit en même temps d’être soi-même et l’autre, d’être libre et non libre, lié et délié, sans aucune distinction, sans discrimination. C’est exactement l’inverse de la loi de liberté qui libère l’homme pour qu’il puisse devenir ce qu’il est. C’est l’inverse de la vocation chrétienne dans laquelle l’individu est arraché à lui-même pour entrer dans la voie d’un accomplissement de ce qui le relie fondamentalement à lui-même en Dieu.  

             Significativement, le passage de la lettre de Jean où il est question de l’antéchrist qui « séduit » (medeis planatô hymas, que nul ne vous séduise) suit de près ce rappel évangélique : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes (heautous planômen), et la vérité n’est pas en nous. »[3] Rappel qui nous renvoie au dialogue de Jésus avec les pharisiens, après la guérison de l’aveugle de naissance, quand ceux-ci lui demandent si eux aussi sont aveugles : « Si vous étiez aveugles, répond Jésus, vous n’auriez pas de péché ; mais puisque vous vous dites ‘’nous voyons’’, votre péché demeure. »[4] Par un raccourci saisissant, Jean révèle le caractère eschatologique de ce dialogue, où il est au fond question du pouvoir de « retenir » les péchés, c’est-à-dire de faire durer (indéfiniment ?) l’état des choses, le statu quo, le temps qui précède le jugement (le temps « qui reste » !). Le pouvoir qui retient n’a force pour durer que parce qu’en lui est en acte, déjà, le sans-loi, celui qui séduit, et il est en acte dans le pouvoir qu’a l’homme de se séduire lui-même, en disant : nous voyons, dans le pouvoir même que nous avons de nous justifier nous-mêmes. Qu’est-ce qu’un pouvoir institué, finalement, si ce n’est un système d’auto-justification du pouvoir ? C’est cela qu’en fin de compte, le Christ, quand il viendra, ôtera du chemin pour que nous allions librement à lui, avec nos péchés.

             En attendant, nous avons à réfléchir sur ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu de raison, c’est-à-dire agit dans la société où nous évoluons comme un véritable pouvoir de rétention et, tout ensemble, comme une véritable source d’anomie. Bien qu’on puisse assurément charger nos gouvernants de tous les péchés du monde (ils le méritent), il faut prendre garde au fait que ce qui continue à les rendre crédibles aux yeux d’une majorité de nos contemporains, c’est la garantie scientifique, la caution d’un savoir qui, parce qu’il sait, peut légitimer les actes du pouvoir sans en passer jamais par le débat contradictoire qui, normalement, fonde et refonde la démocratie. La science est, essentiellement, antidémocratique. Elle n’a rien à faire, en principe, en politique, et une politique qui prétend se fonder sur les données de la science est tout le contraire d’une politique, c’est une mystique, au pire sens du terme, et non, certes, au sens où Péguy l’entendait, quand il opposait mystique et politique. La forme dans laquelle l’humanité doit entrer pour former enfin une « communauté » ne peut être déterminée par un quelconque savoir scientifique, mais par cette seule détermination qui caractérise la conscience morale quand elle s’oppose résolument au mal, ce qui, transposé en politique, donne la « révolution sociale », une révolution qui, en aucun cas, ne « serait une conclusion, une fermeture de l’humanité dans la fade béatitude des quiétudes mortes ». Car,

« loin que le socialisme soit définitif, il est préliminaire, préalable, nécessaire, indispensable mais non suffisant. Il est avant le seuil. Il n’est pas la fin de l’humanité, il n’en est pas même le commencement. Il est, selon nous, avant le commencement. »[5]

 

[1]. De la Raison, Oeuvres en prose complètes, tome I, Gallimard, collection de la Pléiade, 1987, p. 842.

[2]. Le Principe de raison, Gallimard, 1962, p. 240.

[3]. Première lettre de Jean, 1, 8

[4]. Evangile selon Jean, 9, 41.

[5]. De la Raison, Oeuvres en prose complètes, tome I, Gallimard, collection de la Pléiade, 1987, p. 841.


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