Samuel Fitoussi : L’opium des intellectuels
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Samuel Fitoussi : L’opium des intellectuels
Samuel Fitoussi est essayiste. Entrepreneur et chroniqueur au Figaro, ce dernier se singularise par ses critiques affinées de la mouvance woke. Dans son dernier ouvrage, Pourquoi les intellectuels se trompent-ils ? (Éditions de L’Observatoire, 2025), l’auteur analyse les raisons pour lesquelles les mandarins germanopratins ont tendance à cautionner les mouvements politiques totalitaires. Un essai captivant.
Depuis l’Antiquité, la parenté entre philosophes et régimes autoritaires est une constante historique. De Platon, inspirateur de certaines tyrannies, à Heidegger, proche du national-socialisme, les sachants sont enclins à avaliser les programmes politiques les plus dictatoriaux qui soient. À gauche, ce n’est guère plus reluisant : soutenus par les Sorbonnards, les révolutionnaires communistes ont largement puisé leurs inspirations dans la philosophie existentialiste. À l’instar de Spinoza, il s’agit de ne pas pleurer, ni de rire, mais bien de comprendre. Comment des êtres brillants en viennent-ils à déraisonner ? Samuel Fitoussi explore plusieurs pistes afin d’expliquer cette tendance.
Tout d’abord, nous ne sommes pas sans savoir que la raison a ses raisons que la raison ignore, notre cerveau possède un certain nombre de biais auxquels les plus grands savants n’échappent pas. Certes, la rationalité épistémique requiert notre intérêt ; nous cherchons la vérité, ce dont témoignent les différentes disciplines rigoureuses dont l’être humain est à l’origine (mathématiques, astronomie). Cependant, cette partie lumineuse de notre intellect se trouve parfois éclipsée par notre rationalité sociale : sur un plan évolutif, il vaut mieux ne pas être le mouton noir de la bande. Au cours du Paléolithique, les chasseurs-cueilleurs « passagers clandestins » étaient le plus souvent exécutés. Il s’agit pour le plus intelligent de survivre, donc d’accepter les règles appliquées à tous, y compris si celles-ci sont totalement absurdes. Le consensus est donc fatalement rationalisé, et cela peu importe les conséquences : Pascal affirmait à ce propos que la félicité des hommes dépend de l’estime de ses pairs. Ainsi, les intellectuels, assoiffés de reconnaissance sociale et académique, adoptent les opinions de leurs semblables, ce qui est parfaitement rationnel d’un point de vue social, mais difficilement soutenable sur un plan épistémique : être maoïste était chic dans le Quartier Latin des années 1960 et il valait mieux, comme le dit l’adage devenu célèbre, « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Si les intellectuels peuvent mettre sur pied des théories brillamment construites, leurs choix individuels peuvent avoir des conséquences collectives dramatiques : les régimes marxistes-léninistes du XXème siècle en sont un bon exemple.
De plus, un autre biais cognitif mène les sachants à la partialité la plus éhontée ; en effet, nous sommes tous prompts à utiliser les faits que nous avons à notre disposition afin de les faire coller à notre vision du monde. De nombreux chercheurs ont poussé des étudiants à prendre en compte les faits concernant une situation délicate, puis de trancher selon ce qui serait le plus objectif. Ce qui ressort de cette étude est que les individus défendent toujours in fine leur positionnement de départ : à l’instar de ces derniers, les intellectuels sont influencés par des déterminismes sociaux qu’ils rationalisent après coup. Comme l’écrit Samuel Fitoussi : « Les intellectuels ne sont pas ceux qui choisissent le mieux leurs idées, mais ceux qui les défendent le plus habilement », y compris au service de la mauvaise foi, un comble pour les sectateurs de Jean-Paul Sartre. Dans La Longue Marche, Simone de Beauvoir tente par tous les moyens de tresser des couronnes à la gloire du régime maoïste en dépit des calamités sociales qui en résultent. Le compagnon du Castor, quant à lui, affirme sans ambages que la liberté d’expression est bien mieux défendue à Moscou qu’à New York, au moment où les dissidents soviétiques risquent la mort lorsqu’ils défendent une opinion contraire aux diktats du régime communiste. Simon Leys, lucide par rapport aux turpitudes du Grand Timonier, écrivait à ce sujet : « Il faut vraiment être un intellectuel supérieur pour ne pas voir (…) que la pluie mouille et qu’une pierre est dure » (L’homme qui a déshabillé Mao).
En outre, les mandarins ne prennent pas toujours en compte les avancées quantifiables des démocraties libérales. Les statistiques ont beau leur donner tort au sujet de la pauvreté, de l’égalité progressive des conditions, ils s’acharnent à soutenir des théories farfelues souvent démenties par les faits. Alexis de Tocqueville, politologue visionnaire, appelait cela le paradoxe de l’égalité (De la démocratie en Amérique) : plus une démocratie libérale s’approche de l’égalité de ses citoyens, plus les revendications en faveur de l’égalité au sein de celle-ci sont tapageuses. Non sans humour, l’essayiste fait référence à une théorie similaire, celle de « Saint Georges à la retraite » (Kenneth Minogue) : mécontent de ne plus pouvoir affronter de vrais dragons, le pauvre homme s’invente une vie imaginaire fantoche dans le but de continuer son combat, aussi suranné soit-il.
A présent, penchons-nous sur l’aveuglement des intellectuels concernant leurs théories politiques.
De l’importance de voir ce que l’on voit
Tout d’abord, il est nécessaire de souligner la tendance à l’aveuglement des pédants qui prétendent accoucher de la théorie de la société parfaite. En effet, ces derniers bâtissent souvent leurs conceptions sous l’influence du biais de partialité : si la théorie est bonne en elle-même, les applications ne peuvent être que salutaires pour les populations concernées. Longtemps, la famine ukrainienne causée par le régime stalinien des années 1930 fut niée en bloc, y compris par les modérés du New York Times. Lorsque les Khmers Rouges envahirent le Cambodge, de nombreux journaux français de gauche y ont décelé les germes d’une révolution glorieuse qui serait une aubaine pour le prolétariat exploité, quand dans les faits un génocide y était perpétré. En effet, les intellectuels, conquis par le marxisme-léninisme, se sont basés sur le caractère plausible de la parousie socialiste : or, comme le rappelle Thomas Sowell, ce qui semble plausible dans un cas particulier est biaisé par ce que nous croyons en général. Si un journal ou un écrivain peuvent mentir, alors nous (les intellectuels) avons forcément raison.
Également, le déni porte aussi sur ce que nous voyons de nos propres yeux. Prenant l’exemple d’un récit de voyage en URSS rédigé par Arthur Koestler, Samuel Fitoussi montre que l’endoctriné politique est capable de nier les faits qu’il constate sur place, il peut aussi les interpréter afin que cela corresponde à sa théorie initiale. Dans The invisible writing (1954), Koestler descend de son train en Ukraine, à Kharkiv. Ébaubi, il voit des citoyens hâves et loqueteux, guettés par la famine, ce qui ne correspond pas du tout à ses attentes concernant le régime soviétique. Loin de se dédire, Koestler écrit dans son journal que ces horreurs sont probablement des restes du régime tsariste, tout en mettant l’accent sur les points positifs de l’URSS. Plusieurs années plus tard, l’écrivain a remis en cause sa croyance aveugle, en reconnaissant qu’un « censeur interne » déformait ce qu’il voyait réellement dans le but de souscrire aux fariboles staliniennes de l’époque.
En outre, le problème réside dans une logique viciée, celle du syllogisme truqué. Si nous adhérons d’emblée à la conclusion d’un syllogisme, peu nous chaut de commettre une erreur de raisonnement. En effet, de nombreuses études ont démontré que le chemin pour arriver à une réponse partiale comptait moins pour beaucoup d’interrogés que la réponse biaisée elle-même : dans une même optique, les intellectuels sont prêts à déroger aux règles de la logique s’ils retombent sur leurs pieds.
D’après l’essayiste, ces nombreuses pirouettes conceptuelles malhonnêtes s’originent dans les plaisirs du déni : succombant au biais de pensée désidérative, les pédants ambitionnent que le monde suive leurs doctrines. Cela leur permet de justifier certaines de leurs croyances afférentes à ces dernières, tout en favorisant leur confort psychique. Nul ne peut ignorer que nos partis pris visent à nous rassurer. A l’instar d’Othello préférant ne pas savoir que sa femme le trompe avec Cassio, l’intellectuel a tout intérêt à penser qu’il change le monde sans changer ses désirs.
Enfin, il est un danger auquel les intellectuels succombent souvent à savoir le biais de confirmation. Si une démarche scientifique est falsificationniste (Popper), c’est-à-dire qu’un énoncé scientifique doit pouvoir être réfuté, la pensée non-scientifique est vérificationniste : il s’agit d’accumuler les confirmations des conclusions auxquelles nous sommes attachés. L’intellectuel n’est donc pas prédisposé à chercher des raisons pour lesquelles sa théorie pourrait être fausse : ainsi, un anthropologue constructiviste peut analyser une société « primitive » afin d’y trouver une forme de pureté originelle en occultant inconsciemment ou à dessein les éléments qui vont à l’encontre de sa théorie, ce qui l’invalide de facto sur le plan scientifique.
Étudions maintenant le goût des intellectuels pour l’ingénierie sociale détachée des aspirations des citoyens ordinaires.
La « tyranophilie » des intellectuels
L’attirance des intellectuels pour les théories autoritaires pourrait bien prendre racine dans leur statut. Convaincus de leur supériorité intellectuelle par rapport au commun des mortels, les sachants sont tentés par ce que l’anarchiste Bakounine appelait la « pédantocratie », à savoir le pouvoir des universitaires qui imaginent connaître la démarche à suivre permettant l’avènement du paradis socialiste. Raymond Aron constatait déjà ce goût pour l’ingénierie sociale par le haut au mépris des faits : c’est bien la concurrence et l’initiative privée qui ont permis aux plus pauvres de s’élever socialement, non la planification socialiste (L’opium des intellectuels). Difficile de mettre sur le même plan la prospérité de Singapour permise par le libéralisme économique et le paupérisme généralisé de la Roumanie brisée sous la férule de Ceausescu.
Ce goût pour la planification vient également d’une illusion tenace, celle qui énonce que la réalité est modifiable à volonté. D’après le biais de sélection, les étudiants en sciences humaines pensent que leurs cursus vont les placer en haut de la hiérarchie sociale, et qu’ils vont pouvoir la modifier au gré de leurs divagations théoriques. Or, identifier la société à un échiquier est une erreur qui ne survit guère à l’étude scrupuleuse des faits historiques. Charles Percy Snow a soulevé le problème qui pouvait découler d’une telle Weltanschauung : certains intellectuels ont méprisé les avancées technologiques consécutives à la révolution industrielle et permises par les sciences « dures » (Les deux cultures).
Un autre trait de l’intellectuel consiste dans son mépris pour ce qui existe déjà, fruit du travail acharné de ses ancêtres : le philosophe britannique Roger Scruton décelait déjà chez les sachants une haine de tout ce qui est familier, national, bref, de tout ce qui a trait au foyer. D’ailleurs, il nommait cela « l’oikophobie » (étymologiquement la « haine du foyer »). Amoureux par principe de tout ce qui est étranger à ses propres coutumes, l’intellectuel exècre l’histoire nationale britannique réduite à ses crimes les plus abjects. Dans les années 1940, George Orwell constatait le même phénomène dans ses Notes sur le nationalisme : au moment où la démocratie britannique vacille à cause des totalitarismes, les intellectuels de gauche s’entichent de « l’anglophobie », tournant en dérision par exemple la dilection de sa patrie pour l’équitation ou encore l’amour populaire du pudding.
Enfin, le totalitarisme loué par les intellectuels répond aussi à une volonté de simplifier le monde social afin de le réduire à des formules élémentaires. Il s’agit de rapporter les parties au grand tout : cependant, Hayek l’a démontré, le mandarin ne peut connaître tous les éléments nécessaires au fonctionnement d’une société équilibrée (The use of knowledge in society). Cela est d’une complexité faramineuse : seul l’ordre spontané issu des choix individuels des hommes concrets peut mener à une société sûre et prospère.
Lucide et impertinent, l’essai de Samuel Fitoussi cherche à comprendre pourquoi les intellectuels finissent systématiquement par avaliser les régimes totalitaires. Prédisposés à certains biais, ces derniers se trompent autant que l’homme ordinaire, voire beaucoup plus. Au moment où d’aucuns prennent goût à régenter la société au nom de la morale et des affects, Samuel Fitoussi prend le parti de la raison dans un conflit intellectuel qu’il remporte haut la main.