Christophe Guilluy : There is an alternative
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« There is an alternative » est la réponse qu’apporte Christophe Guilluy, géographe et théoricien de l’opposition entre gagnants et perdants de la mondialisation, métropoles gentrifiées et France périphérique, dans son ouvrage Les dépossédés, à la célèbre assertion de Margareth Thatcher : « There is no alternative ». Cette phrase passée à la postérité permettait à la Dame de Fer, dans les années 1980, de consacrer définitivement le modèle libéral et d’entériner la victoire de Francis Fukuyama qui, dans son livre La fin de l’histoire, fêtait l’avènement puis le triomphe de la mondialisation libérale porteuse, selon lui et pour de nombreux leaders politiques et culturels de l’époque, de paix et de félicité universelle. Samuel Huntington semblait alors KO et son célébrissime ouvrage, Le Choc des civilisations, apparaissait alors comme symptomatique d’un penchant nauséabond pour les vieilles luttes dépassées et les passions tristes.
Mais voilà, beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts, et une contestation massive de ce qui allait semble-t-il de soi s’est levée au sein des sociétés occidentales. Subitement, la pacification du monde par le marché et, concomitamment, la fin des guerres à travers la planète, se retrouvaient en butte avec une réalité tout autre. Tout est allé de Charybde en Sylla : la lutte de tous contre chacun et de chacun contre tous, une géopolitique devenue folle où chaque puissance (américaine, russe, indienne, chinoise…) établie ou résurgente bataille tous azimuts pour asseoir sa suprématie économique et politique, des migrations massives et désormais incontrôlées… Ces secousses d’une magnitude extrême font craindre le pire et semblent ne plus vouloir cesser.
L’alternative dont parle notre géographe, fin analyste des questions sociales, s’apparente à la résurrection des territoires ruraux et de leurs petites villes et villages qui sont porteurs de sens à travers un localisme de bon aloi : « Une fraction des élites pense désormais que les petites villes, les villes moyennes et les campagnes offrent les conditions d’un développement endogène et durable, car tous ces territoires disposent d’une force inestimable : la ressource humaine. Au départ, il y a des gens ordinaires, des artisans, des agriculteurs ou des commerçants qui portent une idée, un projet qui fait sens localement (politique adaptée à leur géographie), et à l’arrivée c’est une petite économie durable fondée sur les circuits courts et un esprit de solidarité qui prend forme. Ce retour à la (res)source humaine n’est pas seulement la condition du développement de ces territoires, il marque aussi un coup d’arrêt au processus de dépossession, d’annihilation des existences et de la société tout entière. Le retour des gens ordinaires au centre est la seule réponse à la promesse du chaos, et la seule condition à la reconstruction. »
Notre auteur (et nous avec) abhorre la théorie libérale du ruissellement selon laquelle les riches font vivre les régions grâce à la richesse qu’ils créent et qui profiterait à tous, ce qui les absoudrait, ipso facto, du péché de chasser indirectement les autochtones (des littoraux notamment) rendus incapables de financer l’inflation des coûts du logement : « En réalité, comme à son habitude, la nouvelle bourgeoisie cool et inclusive ne chasse personne, ne s’impose pas, elle n’a pas besoin de le faire. Elle accompagne, presque sans le vouloir, la main invisible du marché de l’immobilier. Mieux, comme hier lorsqu’elle a débarqué dans les quartiers populaires des grandes villes, elle explique aujourd’hui qu’elle permet aux espaces qu’elle investit de s’améliorer, de retrouver un dynamisme économique, de créer des emplois locaux. Une petite musique médiatique vient par ailleurs justifier cette dynamique en laissant entendre que ce mouvement est cohérent avec le besoin de « quitter la ville », de télétravailler en développant la co-résidence pour le bien des autochtones. Un monde parfait, donc. »
Guilluy rappelle, à toutes fins utiles, le mépris absolu affiché par Macron, et par la classe sociale qu’il incarne, envers les gens simples, à travers la célèbre affirmation présidentielle lors de l’inauguration en 2017 de la Station F à Paris, plus grand campus de start-up d’Europe : « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. »
Lucide quant aux dérives idéologiques du moment, notre auteur fustige le wokisme en tant que dernier avatar de la guerre des représentations en Occident : « Promu ou combattu, ce wokisme est partout. Fidèles aux techniques publicitaires, ses promoteurs savent que l’important est d’en parler, en bien ou en mal, de saturer les médias de thématiques qui divisent la société en tranches, en panels. Ils lancent quotidiennement des débats et concepts clivants, l’important n’étant pas de convaincre mais d’imposer l’idée d’une société nouvelle, d’un peuple nouveau, sans attache ni histoire. Présentée comme inédite, cette représentation est rarement analysée dans le continuum d’un projet au long cours qui tend à incorporer le modèle sociétal dans son enveloppe économique ; l’individu-consommateur à la place du citoyen. »
Dans la société du spectacle où nous sommes, la politique même se confond avec le divertissement, les séries et ce puissant influenceur qu’est Netflix. Après Macron, c’est Mélenchon qui s’appuie sur le storytelling de l’industrie du panel, de l’intersection, de la disparition de la majorité ordinaire et surtout du monde d’après. C’est une stratégie « terranovesque » qui avait permis de porter Macron au pouvoir. L’inconvénient majeur de cette stratégie reste que le marketing n’a jamais fait un projet et, qu’une fois élu, ce type de « candidat Netflix » demeure frappé d’illégitimité, d’enfermement sociologique, culturel et géographique.
Les élites, au mépris de la population, ont fabriqué une société créolisée pour reprendre l’expression mélenchonienne : « Depuis trente ans, l’intensification des flux migratoires extra-européens a profondément modifié la population des territoires d’accueil de ces populations. Une transformation d’autant plus rapide et visible qu’elle s’est déployée à un moment où les élites détruisaient, par le dénigrement des cultures et modes de vie des classes populaires dans lesquels se sont toujours fondus les nouveaux arrivants, les conditions de l’assimilation. La suite est connue. La société segmentée, dite multiculturelle, s’est imposée. Mais avec elle, la société de la défiance. Car, comme l’historien Robert Putman l’avait démontré au siècle dernier, ce type de société conduit mécaniquement à l’abandon du bien commun et in fine au démantèlement de l’Etat-providence (qui reste un objectif des classes dirigeantes actuelles). Dans ce modèle où l’Autre ne devient pas soi, c’est le séparatisme et la segmentation qui sont la norme, pas la naissance d’un nouveau peuple. »
Dans cette dynamique de remplacement, les peuples anciens, en dépit de la folklorisation orchestrée qui est la leur, parviendront-ils à préserver ce qu’ils sont ? Résisteront-ils « à la multiplication des enclaves blédardes, facette de la grande segmentation inhérente au modèle porté par les élites depuis un demi-siècle, segmentation du marché culturel hollywoodien dans lequel le burkini Adidas a toute sa place ? »