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Claude Habib : le privé et le politique

Claude Habib : le privé et le politique

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« Naguère, au moins pour les hommes, la nécessité du travail ne faisait aucun doute : il fallait travailler parce qu’un homme devait gagner le pain de sa famille », rappelle à toutes fins utiles l’essayiste féministe Claude Habib dans son ouvrage Le privé n’est pas politique. « Au temps où l’horizon n’était pas plombé comme il l’est aujourd’hui par l’éco-anxiété, la perspective d’une carrière allait de soi : on entrait dans un métier avec ses aléas et ses incertitudes, mais on y entrait dans l’espoir de progresser, c’est-à-dire d’y manifester ses talents, de les faire reconnaître et rémunérer à proportion de leur valeur. »

La valeur justement, et précisément celle du travail, a connu une dégringolade dans l’échelle des priorités occidentales. De finalité, le travail est passé à un simple moyen. D’un accomplissement permis par ses efforts, le travailleur y voit maintenant une aliénation et une amputation vis-à-vis d’autres activités humaines jugées plus attractives : « Le désinvestissement du travail s’est manifesté spectaculairement après la fin des confinements, soit par la démission du travail antérieur, soit par la formulation d’exigences nouvelles, qui semblaient exorbitantes aux employeurs : davantage de pauses, des horaires aménagés, le maintien en télétravail après la fin de la pandémie. Et des hausses de salaires, et la semaine de quatre jours… » On a alors parlé de « grande démission » (big quit) puis de « démission silencieuse » (quiet leaving) pour décrire ce désengagement progressif et inéluctable, visible au sein des entreprises. Dans le panier des valeurs, le travail est ainsi noyé au milieu de notions jugées plus fondamentales comme l’accomplissement de soi, la santé, la pratique du sport, la famille, les jeux.

La famille doit d’ailleurs s’entendre différemment de la structure communément admise. En mutation, elle n’est plus uniquement incarnée par le triptyque père/mère/enfant. Le philosophe Marcel Gauchet a bien défini sa réalité nouvelle une fois passée par les fourches caudines du progressisme : « La famille n’est plus une institution dans la rigueur du terme, dont le père serait le « chef ». Elle est une association privée de personnes en vue de leur épanouissement affectif. » Le ridicule syntagme « faire famille » a ainsi fait florés pour encourager toutes les associations possibles, au gré des lubies individuelles et de la toute puissante volonté personnelle.

 

Si les femmes, à bon droit, exigent l’égalité et l’indépendance qui lui ont longtemps fait défaut, Claude Habib rappelle que le désir profond de chacune d’entre elles demeure « d’être aimée exclusivement et durablement » -bien noter les deux adverbes-. N’en déplaise à un certain néo-féminisme partisan du batifolage et de la frivolité, « c’est ainsi que la plupart des femmes souhaitent être aimées, excepté les Manon et les têtes folles, excepté celles qui ne croient plus à l’amour, ou qui n’imaginent pas pouvoir en inspirer, et toutes celles qui ont leurs raisons d’en désespérer : les femmes abandonnées, les femmes violées, les grandes brûlées de l’existence. En règle générale, une femme normale ne se contente pas de l’intensité : elle veut aussi la durée. »

 

Oui, le foyer familial contemporain est bel et bien percé comme dit joliment l’auteur dans un chapitre de l’essai. L’irruption dans nos maisons de la sphère publique est constante, le smartphone est l’instrument idoine de l’individualisme, la radio, la télévision et l’ordinateur sont ces moyens qui nous font appartenir à des communautés provisoires et flottantes, extérieures au foyer : « Ce n’est pas assez de dire que le foyer est percé ; non seulement l’extérieur pénètre le logis, mais celui-ci se met hors de lui pour rejoindre le monde virtuel et s’y déverser en pixels. La manie d’influencer s’est emparée d’une génération, ce qui implique de documenter sa vie et de la feuilletonner au bénéfice d’abonnés dans l’espoir qu’ils s’attachent à votre personne et s’inféodent à vos conseils, mais d’abord et surtout qu’ils se multiplient. L’exhibition volontaire de l’intime est le corollaire de l’appétit du nombre. On ne croit plus que le bonheur niche dans le retrait – pour vivre heureux vivons caché. On sait qu’il coïncide avec l’expansion de soi dans la multitude anonyme. » Il existe en outre une ambition totalitaire des puissants -élites et GAFAM- à vouloir s’insinuer dans la vie privée, au sein du plus intime qu’est le foyer, d’y inclure ce big brother pour surveiller le langage et les actions, d’y semer parfois l’effroi ou l’inquiétude comme pendant la pandémie, sommet de manifestation du biopouvoir.

Pour Claude Habib, les propagandes du nazisme et du communisme ne connaissaient pas de bornes, allant jusqu’à la dénonciation des parents contre-révolutionnaires par leurs enfants, et c’est aujourd’hui, mutatis mutandis, une situation analogue que nous vivons : « Plus aucun propos n’est anodin, plus aucun espace n’est sûr lorsque les liens élémentaires sont compromis et que la délation passe pour un acte héroïque. »

La lutte des sexes, quant à elle, entretenue par les féministes les plus enflammées, s’est depuis longtemps invitée au coeur des foyers. Car il fallait lutter contre l’inféodation de la femme à son mari, créer un « homme déconstruit » tourné vers la recherche de l’égalité absolue dans son couple, il fallait surtout se battre contre une histoire où l’homme aurait usé de sa force au long des temps pour contraindre la femme dans tous les domaines de la vie, éradiquer enfin la culture du viol qui faisait système depuis toujours. Dans cette perspective disruptive, le foyer traditionnel avait-il et a-t-il encore une légitimité ? D’après notre essayiste, la réponse est sans hésiter « oui » ! Parce qu’il y a toujours un moment où l’homme, aussi déconstruit soit-il, « regarde un match au lieu de passer l’aspirateur ». Le combat de la culture éclairée contre la nature injuste, de la lutte des sexes ou du désir d’en changer, ne tient pas face à l’évidence qu’homme et femme, par un sublime miracle, sont fondamentalement singuliers dans leurs attributs respectifs. La femme cherchera à s’embellir, soigner son cadre de vie, cherchera à parfaire ses talents en cuisine (preuves pour les néo-féministes de son irréversible aliénation), quand l’homme aura à cœur d’entretenir l’extérieur de la maison, se désignera pour les travaux de force et appréciera d’aller au pub retrouver ses acolytes masculins. N’en déplaise aux déconstructeurs qui envahissent l’espace privé de leurs billevesées idéologiques (comme encourager le lesbianisme jugé plus égalitaire, ou établir une société sans hommes…), Dieu a créé l’homme et a créé la femme, deux êtres distincts faits pour découvrir ce difficile chemin mutuel d’épanouissement et de compréhension.

Si les féminicides doivent être condamnés de la façon la plus ferme, l’auteur rappelle qu’en 2022, 118 femmes ont été tuées par leurs conjoints sur une population de 15,5 millions de femmes en France. Ces chiffres, quoique désolants, permettent de relativiser l’ampleur du phénomène et ne justifient en aucune manière de mettre l’homme occidental au pilori de la culpabilité éternelle. Mais, « dans la perspective militante, mieux vaut une description inexacte de la réalité que des informations vérifiées qui se révèleraient démobilisatrices. Plutôt la partialité que la pondération, plutôt l’extrémisme que la demi-mesure. »

Dans ce maëlstrom d’idées et d’idéologies devenues folles et rendant fou, il faut utilement se recentrer sur son foyer, son espace vital, le « trésor intérieur que nul ne peut nous ravir » dit un ami prêtre, afin de lutter contre cet éparpillement de notre être. Le contexte est, il est vrai, à la déconstruction, à la déculturation et à la décivilisation. Il faut y opposer la faiblesse de la vie privée, la sanctuarisation des choses personnelles, la sanctification du quotidien, de l’ordinaire. Ce mouvement salutaire contre « les blindés du tout politique » n’est rien d’autre que la proposition pascalienne de « demeurer dans sa chambre » pour éviter du malheur à l’homme. Une proposition chrétienne, révolutionnaire dans la force de sa simplicité. L’intériorité ou la recherche de Dieu qui s’oppose à l’inculture, l’indifférence et l’indifférenciation homme/femme. Afin de chercher une forme de vérité.

 

 

 


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