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Jean Vioulac : Situation Critique

Jean Vioulac : Situation Critique

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Jean Vioulac est philosophe. Auteur d’Anarchéologie (PUF, 2022) et de Métaphysique de l’Anthropocène II (PUF, 2024), ce dernier se distingue par ses ouvrages précis et exigeants. Penseur punk et iconoclaste, ce dernier s’inspire aussi bien de la physique quantique que des paroles de Lou Reed. Dans Approche de la Criticité (PUF, 2019), il s’efforce de penser le seuil critique qu’a atteint l’Humanité : partant de la métaphysique antique grecque, il retrace avec brio le parcours d’une logique philosophique qui a mené la totalité du genre humain à vivre sous la coupe de l’abstraction au détriment du sens et de la vie. Un ouvrage décapant.

 

D’emblée, il s’agit pour le philosophe de décrire les symptômes de notre époque et d’analyser pourquoi celle-ci nous mène à une crise qui menace la survie de l’Homme. En effet, le capitalisme détruit l’environnement à une vitesse prodigieuse : à mesure que le Monde se peuple de plus en plus (un milliard d’individus en 1800, sept milliards en 2019), plus de la moitié des espèces animales et végétales disparaissent, et les ressources naturelles viennent à manquer. Plus qu’un problème environnemental, la crise contemporaine se caractérise par une désertion du sens : en effet, la science a atteint une précision sans précédent avec l’avènement de la modernité. Avec Galilée et Copernic, l’Homme perd sa centralité dans l’Univers ; Darwin ravale l’humain à un animal parmi d’autres descendant d’un cousin du singe ; tandis que les progrès de la géologie font perdre la temporalité imposée jadis par l’Eglise catholique (6000 ans) : apparu en -200 000, Homo Sapiens Sapiens n’arrive que tardivement dans un Univers qui a environ 13,8 milliards d’années. Plus généralement, l’astronomie rabaisse l’importance de la Terre au sein du grand Tout, réduite à une poussière bleue perdue dans un rayon de soleil, astre lui-même très loin du centre de notre galaxie, la Voie Lactée. De plus, la philosophie se voit aussi touchée par un processus de démystification et de désenchantement : longtemps occupée à étudier les structures de l’esprit et du monde, elle s’est enlisée dans un idéalisme au moins depuis les dialogues platoniciens ; or, les penseurs du soupçon ont détruit le ciel des Idées pour le rabattre sur la Terre ferme : Freud a découvert le puit sans fond de l’Inconscient qui réside sous le Moi, Nietzsche a fait de la volonté de Vérité une concrétion d’une volonté-de-puissance particulière, tandis que Marx a souligné l’importance des conditions matérielles d’existence dans l’élaboration des théories philosophiques.

En outre, la crise que nous traversons pèse aussi sur l’existence en général : plus qu’une perte de sens, nous perdons le monde. Par un grand processus d’abstraction issu des mathématiques et de la métaphysique rationnelle de la philosophie antique grecque, notre technologie nous échappe et nous ravale à de simples atomes dans un gigantesque Dispositif sur lequel nous n’avons plus de contrôle. Cadenassés dans l’ère de l’informatique, de la cybernétique, et de la dématérialisation, nous sommes prisonniers de nos télévisions, de nos ordinateurs, et de nos téléphones intelligents : l’idéalisme des écrans masque le gouffre principal qui nous menace, à savoir l’extinction de notre espèce, mise en danger par la crise climatique susceptible de se transformer en catastrophe, puis en extinction.

Si nous voulons comprendre comment nous en sommes arrivés là, il est nécessaire de dresser des généalogies précises, ce que le philosophe fait pour la physique, la cybernétique, le Capital, et enfin pour notre rapport à la communauté.

 

Une crise épistémologique

Aux sources de la science moderne, nous trouvons le Logos grec : dès les Présocratiques, nommés parfois Physiologues, la Nature se voit comprise sous un angle rationnel et non plus mythologique. Il s’agit donc de procéder à une logicisation totale du réel. A ce sujet, Heisenberg, l’une des figures de proue de la physique quantique, écrivait : il n’est « guère possible de s’occuper de physique atomique moderne sans connaître la physique grecque de la nature » (Conférence de 1949). Suivant cette volonté rationnelle de compréhension du Tout, la philosophie moderne, sous la tutelle de Descartes, cherche à décrypter le réel dans son intégralité sous la forme d’une science de l’être (l’ontologie), rendue possible par une théologie, discours sur la véracité divine : à partir de cela, il est possible d’adopter une éthique scientifique moderne aussi largement fondée sur une médecine. Les choses du monde, réduites à leur représentation dans l’entendement, peuvent être connues en remontant la chaîne de cause à effets. Ainsi, le cosmos entier s’apparente à une immense mécanique dont nous pouvons connaître l’objectivité, la causalité, et que nous pouvons mesurer.

Or, le XXème siècle vient bousculer cet état de fait : Niels Bohr établit que « toute mesure implique nécessairement une perturbation dans le cours des phénomènes, ce qui introduit un élément d’incertitude » (La théorie atomique). Ainsi, la certitude, principe inébranlable selon Descartes se voit destitué, ce qui mènera à la théorisation du célèbre « principe d’incertitude » mis sur pied par Werner Heisenberg dès 1927. Plus que cela, c’est la causalité qui se voit frappée d’illégitimité : les phénomènes ne peuvent plus être constitués par cette catégorie. Seule l’équation de Schrödinger est à même d’exprimer la variation de la fonction d’onde au cours du temps. Si cela semble anodin, la perception du réel s’en trouve bousculée : en effet, l’environnement quotidien de l’homme en chair et en os se trouve disqualifié par sa naïveté, puisque ce qui est ne peut se comprendre que par le truchement d’une mathématique extrêmement abstraite. Le monde compact et chaud de la vie prosaïque laisse place à un monde incolore, froid et muet, ce qui ne peut susciter que l’effroi au sens pascalien du terme.

Au XXème siècle émerge aussi la cybernétique théorisée par Norbert Wiener (Cybernetics) : sur le plan étymologique, cette dernière renvoie au « contrôle » et au « commandement ». Elle se caractérise comme une science des mécanismes d’information des systèmes complexes. Appuyée par les évolutions théoriques de la physique quantique, Wiener traite de « l’information » comme ensemble de ce qui s’échange entre les hommes. Si cela semble insignifiant, il n’en est rien : l’information, comme son nom l’indique, met en forme des motifs et créée un ordre. Elle s’oppose donc de fait à la seconde loi de la thermodynamique, celle de l’entropie : si la physique quantique établit que l’Univers suit un processus de désordre croissant, l’information participe à la néguentropie, à savoir ce qui endigue un moment l’entropie à l’œuvre dans le grand Tout. Norbert Wiener, visionnaire, en faisant sien la lutte contre l’entropie comprend que l’Histoire humaine est temporaire et condamnée à l’extinction : l’aventure humaine aura été une folle tentative de créer de l’ordre dans un Univers qui tend vers le désordre. Plus que cela, la cybernétique nous fait comprendre que l’ordinateur, machine d’abord militaire, s’autonomise peu à peu de son concepteur, et se distingue en cela de l’outil qui est un prolongement du corps humain et de son intelligence.

Ainsi, cette crise épistémologique de la physique et de la cybernétique a une incidence qui mène à la crise que nous connaissons : une abstraction toujours plus grande au détriment de la vie par une prolifération du Spectacle sous toutes ses formes.

 

La société du Spectacle

Par cette logique infernale d’abstraction et de codage, la quasi-totalité de l’Humanité vit empêtrée dans la Toile : les différents outils technologiques colonisent notre quotidien et créent une fracture numérique entre les arriérés et ceux qui ont accès aux nouvelles prothèses électroniques. Entremetteur universel, le Réseau transforme jusqu’à notre rapport aux autres : l’intersubjectivité se voit supplantée par l’interconnectivité dans un non-espace, stricto sensu, u-topique et a-topique, sans corps et sans distance. La société devient ainsi un agrégat de particules élémentaires atomisées : chacun est rivé sur son smartphone ou son ordinateur, et nous réalisons le paradoxe d’être seuls ensemble. La communauté, jadis jugulée par des structures collectives, se voit éclatée en monades dont le narcissisme confine au ridicule : il s’agit de faire le « buzz », donc de bourdonner toujours plus fort que son voisin. Pire que cela, l’écran fait irruption dans le quotidien de tout le monde, y compris des enfants qui viennent désormais à l’écran avant de venir au monde : le bébé est vu sur un écran, celui du gynécologue, il vient au paraître avant même que sa mère accouche.

Si cela semble être la marche de l’Histoire, « on n’arrête pas le Progrès » dit l’adage, le cyber espace créée une masse spectatrice atomisée, passive, devant des écrans où la vie est aplatie, voire inexistante. Guy Debord, visionnaire, écrivait à ce sujet en 1967 : « La conscience spectatrice prisonnière d’un univers aplati borné par l’écran du spectacle derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que des interlocuteurs fictifs » (La société du spectacle). En plus de la passivité qu’elle cause, la Toile a une potentialité totalitaire : appareil phénoménologique, elle donne à voir tout ce qui est. Ainsi, la vie privée d’un homme peut être mise à la disposition de tous par le biais de ce média. En dépit de cela, elle connaît des avantages certains puisque la totalité des grandes œuvres de l’Humanité sont disponibles en ligne et mises à la portée de chacun.

Cette virtualisation issue du Réseau a une incidence cataclysmique puisqu’elle altère totalement notre rapport au monde : ce dernier est habituellement un espace-temps aménagé sur le sol terrestre dans une communauté vivante, et dans la perspective de la finitude. A l’inverse, Internet déleste les individus de leur ancrage et les font passer dans un univers intelligible où la totalité des choses sont réduites à leurs représentations formelles spectaculaires. Cette perte du monde revient aussi à perdre la maîtrise de celui-ci : lorsque nous contemplons un écran, nous ne faisons rien et nous ne connaissons pas son essence. A contrario, l’artisan doit connaître son outil et il demeure actif et ancré sur son sol terrestre. Cette fuite dans le monde des Idées parachève ainsi le déploiement de la métaphysique occidentale issue de la philosophie antique grecque.

En procédant à une archéologie du Capital et de notre rapport à la communauté, Jean Vioulac analyse l’ensemble des répercussions de cette logicisation issue des Grecs. Logique de déni, la fuite dans l’idéalisme des écrans nous fait perdre la Terre, notre vie mais aussi notre mort : longtemps ritualisée, cette dernière est désormais occultée de l’espace public, vue comme une anomalie technique et qualifiée d’obscène.

Percutant et rigoureux, Approche de la Criticité cherche à penser le seuil critique qu’a atteint l’Humanité en remontant à ses causes physiques, technologiques, économiques et communautaires.

Mise en danger par une technologie devenue folle nous privant de notre vie et bientôt de notre Terre, Jean Vioulac nous invite à briser la prison du Réseau qui enrégimente nos existences. Au moment où la crise écologique fait miroiter l’extinction de notre espèce, lire cet ouvrage est salvateur.


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