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Quand la finance engendre la bureaucratie dans les entreprises

Quand la finance engendre la bureaucratie dans les entreprises

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Il est une chose étrange dans notre monde qui parle de performance à tout bout de champ, c’est d’avoir le sentiment de travailler dans un univers de plus en plus bureaucratique, contraint par des méthodes, des processus, des normes, des lois… le tout dans une organisation multipliant les interfaces dans une relation clients-fournisseurs dénichée à tour de bras. Oui étrange, car s’il est bien une époque où nous avons cessé d’être dans l’aventure industrielle et technologique, c’est bien la notre. Nous sommes entrés de plein fouet dans l’économie du recyclage qui ne laisse pas de place à l’aventurier, voire pire, qui, voulant supprimer les risques du comportement, recherche par tous les moyens à supprimer le facteur humain. C’est dire si le génie est en voie de déserter les plus grandes de nos entreprises. Prenons un exemple : à l’époque de la CGT toute puissante, EDF sut concevoir et construire 20 tranches de production nucléaire en une quinzaine d’années. Aujourd’hui, alors que le capital est ouvert, que la flexibilité cherche à rimer avec performance, que la modernité exige de se recentrer sur le fameux cœur de métier, en sous-traitant quasiment tous les gestes concrets et réels, notre fleuron national peine à finir une seule tranche en 9 ans à Flamanville. Sans doute y-a-t-il des tonnes d’explications : réalisation d’une tête de série, inflation des prescriptions de l’autorité de sûreté nucléaire, etc. Néanmoins, force est de constater qu’avant de donner des leçons au passé en dénigrant l’esprit fonctionnaire, nous ferions bien d’analyser réellement l’efficacité des organisations existantes, et l’utilité de toute la bureaucratie ambiante.

 

Virtualisation du travail

Si les organisations connaissent une bureaucratisation interne, ce n’est pas seulement du fait de l’inflation juridique, c’est aussi lié au phénomène de virtualisation du travail. Phénomène à la fois idéologique et économique. Quelle difficulté avons-nous, chacun, de raconter notre travail, d’expliquer notre quotidien sans le langage creux des organisations qui ont inventé nos fonctions. La plupart du temps, à la question « quel est ton travail ? », on a tendance à répondre de façon fumeuse : « je m’occupe de… » On est content que la chose en question nous occupe, c’est certain, mais précisément, que faisons nous ? Ces gestes professionnels, quels sont ils ? Pousser du mail, participer à des réunions, gérer son agenda… Et la finalité directe ? Les moins chanceux ne font que gérer une des multiples interfaces imaginées par les faiseurs d’organisations. Et oui puisque les organisations sont les choses jamais remises en cause dans les groupes de réflexion qui animent nos entreprises. On peut réfléchir aux processus, aux modes de management, mais jamais aux organisations. Si cela ne va pas, au pire on rajoute une fonction destinée à gérer l’interface posant problème. On pose des « quai d’Orsay » partout pour gérer des conflits dont le maintien permet l’existence du fameux quai d’Orsay créé. Les entreprises sont devenues des métastases d’interfaces.

Le travail réalisé, agissant sur la chose, apportant la valeur ajoutée, est sous-traité. L’idéologie qui a mené à sous-traiter des tâches au prétexte de ne pas être cœur de métier, a transformé des entreprises industrielles en rassemblement de cols blancs. Jamais l’analyse financière n’a été produite pour vérifier la pertinence d’un tel modèle à la japonaise. Mais la croyance à la performance économique de ce modèle a été érigée en dogme. Tout comme la monnaie a connu une virtualisation en passant de la monnaie scripturale à la monnaie fiduciaire, puis à la monnaie numérique ; tout comme l’économie est passée de l’industrie aux services, puis à l’économie numérique (on peine à comprendre pourquoi en regardant gratuitement une vidéo youtube et en recevant des pubs, on permet à d’autres de toucher un salaire…), le monde du travail à son tour s’est virtualisé. Le geste professionnel s’est transformé peu à peu en geste administratif pour ne laisser place qu’à une participation au grand tout comme organe d’un système bouclé sur lui-même. L’autosuffisance est bien le vocable le plus approprié pour ces monstres froids qui nous emploient.

Cette virtualisation du travail fonctionne un peu comme une bulle spéculative. Une bulle sur laquelle est fondé notre salaire, j’en conviens… Car piloter les interfaces nourrit sa famille ! Pilote de processus, appui à la conduite du changement, animateur de réseaux, chef de projet, chef de mission, … Des beaux mots. Aussi ronflants que devraient l’être les salariés… mais cette bulle spéculative où le travail ne crée aucune valeur et se nourrit des gestes professionnels sous-traités, cette bulle qui n’a de valeur que du moment où tout le monde y croit, éclatera bien un jour, au moins celui où l’état d’urgence sera décrété en France après le lancement de la vraie guerre civile à laquelle nous ne pouvons plus ne pas croire.

 

Vie ordinaire et facteur humain

Dans notre vie au quotidien, on mesure bien ces ravages de la bureaucratie, ce masque de la virtualisation du travail. Les plateaux d’appels remplis de prénoms qui ne sont qu’un organe d’un processus, d’un déroulé, et qui ne sont jamais responsables de rien. Les exemples sont légion entre le besoin de faire établir un raccordement gaz, internet ou pour un service après-vente, lieu où les masques tombent et les entreprises révèlent leur vraie nature. Il vous est impossible de bénéficier d’un suivi, d’avoir accès à une personne capable de prendre le temps d’une conversation de bon sens pour résoudre votre problème. Quand, par hasard, vous tombez sur un employé zélé, c’est qu’il est dans la désobéissance, dans ce fameux travail réel distinct du travail prescrit dont parlent les ergonomes, c’est qu’il met en œuvre un processus de contournement. Ne vous avisez pas à adresser des félicitations à son responsable, il se fera remonter les bretelles pour en n’avoir fait qu’à sa tête. On le qualifiera bientôt d’électron libre, puis de rebelle, puis enfin de non-corporate,… on entend presque la sentence finale des Mains Sales : Non récupérable.

Derrière le prétexte de la taylorisation du tertiaire se cache une idéologie matérialiste dont l’ennemi est l’homme. Il n’y a que lorsqu’il est consommateur qu’il peut être roi… et encore… si il a respecté le protocole intuitif proposé par les concepts de vente… demandez une crêpe au sucre dans une crêperie et vous vous verrez mettre dehors avec un coup de pied au derrière, n’est-ce pas ? Cette image caricaturale peut trouver bien des correspondances qui le sont moins dans notre vie de petit consommateur.

Résister à ce mouvement dans les entreprises, c’est risquer de se faire neutraliser par des formules : réactionnaires, passéistes, nostalgiques. Si vous osez dire alors que des sourcils s’arquent déjà : « Avant on faisait comme ci en moins de temps et moins cher, on s’embêtait moins. » Voilà la réplique qui vous sera opposée dans l’objectif de vous classer le plus tôt possible chez les pré-retraitables, c'est-à-dire le personnel non recyclable : « oui mais ça, c’était avant ! » Il est vrai que la dialectique accompagne toujours le déploiement d’une idéologie dans les entreprises comme partout ailleurs. Cela permet de rendre l’idéologie non discutable, opposable. Aujourd’hui pour être performant, il faut multiplier les dossiers, et surtout les dossiers de présentation pour faire du coloriage, il faut passer dans x commissions successives pour pallier le manque de courage dans les affaires de ceux qui étant parvenus à être décideurs ne font que chérir le principe de précaution, surtout s’il y a un risque pénal quelque part, niché au creux d’une responsabilité à prendre… L’organisation prescrite les a poussés à mépriser l’incarnation. A l’ère post CGT, à l’ère des marchés et de la finance, il n’y a plus d’aventuriers, il n’y a plus que des apparatchiks !


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