« Service de la dette » et catholicisme : Jusqu’à quand l’imposture ? (3)
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Rappel des épisodes précédents :
EGLISE CATHOLIQUE ET USURE
I La tradition scripturaire
II Les Prophètes et les Psaumes
III Le Nouveau Testament : qu’en dit Jésus ?
(…)
IV Quelques Pères de l’Eglise : Clément d’Alexandrie (150-215), Basile Le Grand (330-379), Grégoire de Nysse (331-394), Grégoire de Nazianze (329-390)
Si l’on veut trouver un texte qui illustre l’esprit évangélique, on choisira peut-être un passage de Jean Chrysostome (344-407) :
« Si l’on imaginait comment ils se comportent à l’égard des pauvres cultivateurs, on verrait qu’ils sont plus cruels que les barbares. A des gens consumés par la faim et épuisés par le travail, ils imposent des contributions incessantes, ils se servent de leurs corps comme d’ânes ou de mulets. Que pourrait-il y avoir de plus pitoyable que la condition de ces gens qui, après avoir souffert tout l’hiver, se retirent les mains vides et restent débiteurs ? » (Homélie sur Mathieu, L, XI, 3).
Les Pères de l’Eglise seront unanimes à condamner l’usure, s’inspirant d’ailleurs d’un passage du Lévitique (25, 35-37). Basile dira ainsi : « Tels sont les riches : les biens communs qu’ils ont accaparés, ils s’en décrètent les maîtres, parce qu’ils en sont les premiers occupants. » (Homélie 6, sur la richesse).
Clément d’Alexandrie rappelle aux Juifs l’intention de la loi mosaïque :
« La loi défend de pratiquer l’usure à l’égard de son frère : non seulement à l’égard de son frère selon la nature, mais encore à l’égard de celui qui a la même religion ou qui fait partie du même peuple que nous, et elle regarde comme injuste de prêter de l’argent à intérêt ; on doit bien plutôt venir en aide aux malheureux d’une main généreuse et d’un cœur charitable » (Stromata, I, II, c. XVIII).
Auparavant, Tertullien[1] (150-210), dans sa controverse avec Marcion[2], précisait de même que l’opposition entre l’Ancien et le Nouveau testament, radicale selon Marcion, devait être nuancée car le Nouveau est en puissance dans l’Ancien. Cette continuité en germe est manifestée dans la question du prêt à intérêt : Tertullien cite Ezéchiel (18, 8) sur le juste qui renonce à l’usure. Par ces paroles, Dieu préparait la perfection du Nouveau Testament. Ainsi, dans l’Ancien, il s’agissait de sacrifier l’intérêt alors que dans le Nouveau il est recommandé de perdre même le capital… (Adv. Marcionem, I, IV, c. XXII).
Mais revenons à Clément d’Alexandrie : la richesse n’est pas destinée à être un droit naturel au titre de propriété privée mais doit, selon les préceptes évangéliques, être mise à disposition de tous.
Basile Le Grand, dans son Homélie sur le Psaume 14, dénonce la pratique de l’usure comme le summum de l’inhumanité : « Lorsque le prophète décrit l’homme parfait, capable d’accéder à la sérénité totale, il met au nombre de ses mérites sa répugnance à toute usure. Ces sortes de bénéfices soulèvent maintes fois la réprobation de l’Ecriture. (…) Et sur la Cité qui regorge de vices, que dit le Psaume ? Jamais de sa grande place ne s’éloignent tyrannie et fraude (Psaume 54, 12). Dans notre texte, le prophète choisit encore le désintéressement pour caractériser l’humaine perfection. Il ne prête pas son argent à intérêt (Psaume 14, 15). »
Comme cette usure contraint à la soumission, elle peut être qualifiée d’esclavage selon Basile. « C’est réellement le comble de la barbarie, quand un homme dénué du nécessaire cherche à emprunter pour soulager sa misère, que le riche, au lieu de se contenter du capital songe encore à exploiter la détresse de l’indigent pour accroître ses revenus (…) Alors, acculé par la nécessité, il cède et son créancier l’abandonne tout ligoté par les contrats et les signatures » (idem).
Grégoire de Nazianze condamne de même fermement celui qui « a contaminé la terre par les usures et les intérêts, amassant là où il n’avait pas semé, et moissonnant là où il n’avait pas répandu de semences, tirant son aisance non pas de la culture de la terre mais du dénuement et de la disette des pauvres » (Orat., XVI). « Rien n’apparente l’homme à Dieu autant que la faculté de donner » (De l’amour des pauvres).
Ces actions de céder quelque chose que l’on possède est caractéristique de : l’amitié, la solidarité, la compassion (miséricorde). Dans le même ouvrage, Grégoire met alors en avant deux citations de l’Ancien testament : « La miséricorde et la vérité marchent devant sa face » (Psaume 88, 15) (…) Rien autant que la bienveillance envers les hommes n’attire la bienveillance de l’Amis des hommes » (Sagesse, 1, 6).
Rien n’est plus étranger aux mœurs divines que l’orgueil, l’arrogance, la suffisance, l’insensibilité face aux malheureux. Sinon, il n’y aurait eu ni Incarnation, ni Révélation. « Lui, de condition divine, ne retient pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même, prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes » (saint Paul, Phil., 2, 6-7). Imiter le Christ, c’est volontairement organiser sa vie en fonction de cette simplicité évangélique en se définissant gestionnaire des biens terrestres et non propriétaire absolu.
S’aidant de sa grande culture philosophique, Grégoire de Nysse va rédiger une homélie Sur les usuriers où ceux-ci sont violemment dénoncés : « Renonce à l’usure et aux intérêts (…) Celui qui tend à l’indigent un or gros de pauvreté ne met pas un terme au besoin, mais aggrave le malheur » (Homélie contre les usuriers).
Pour Grégoire comme pour ceux qui nous venons de citer, l’usure est un commerce vil, dégradant, indigne, et qui facilite le sacrifice de l’humain au profit d’abstractions chiffrées. Nous ne reproduirons ici qu’un extrait d’un long passage cité par Pamphile Akplogan : « L’oisiveté et la cupidité, voilà la vie de l’usurier : il ne connaît ni les travaux de l’agriculture, ni les soins du commerce (…) il a pour charrue une plume, pour champ un parchemin, pour semence de l’encre ; sa pluie à lui, c’est le temps (…) son aire, c’est cette maison où il réduit en poudre la fortune des malheureux qu’il pressure. (…) Il souhaite aux humains des besoins et des maux, afin qu’ils soient forcés de venir à lui ; il hait quiconque sait se suffire, et voit des ennemis dans ceux qui n’empruntent pas (…) Chaque jour il calcule son gain … l’acte dressé sur un parchemin, la reconnaissance d’un débiteur misérable. (…) Donne, et je te rendrai, écrit Dieu dans les Evangiles, dans ce contrat commun de toute la terre, écrit pas quatre évangélistes au lieu d’un scribe (…) Sois sage, ô humain, n’outrage pas ton Dieu, ne fais de lui moins d’estime que de ces banquiers dont tu acceptes sans hésiter la caution… ne réclame pas d’intérêts… » Grégoire de Nysse, Homélie sur les usuriers.
Puis, s’inspirant sans doute du passage d’Aristote cité plus haut, Grégoire note que cette habileté fascinante reste un péché contre nature : car dans la nature, seuls les êtres vivants produisent des fruits, et non la matière inerte.
« Dieu paye au centuple les personnes qui consacrent leur or à des bienfaits. (…) Vois-tu quelle bonté ? L’usurier le plus éhonté prend mille peines pour doubler son argent ; et Dieu, de son plein gré, donne le centuple à quiconque ne pressure pas son frère. (…) Pourquoi, outre que tu te rends coupable, te consumes-tu en soucis ? Calculant les jours, comptant les mois, songeant au capital, rêvant des intérêts (…) l’usurier épie les affaires de son débiteur… » (idem).
Grégoire évoque de même la prière par excellence du chrétien : « Et remettez-nous nos dettes comme nous les remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent. Comment donc prieras-tu, toi, l’usurier ? (…) Si tu donnes une aumône, n’est-elle pas le fruit de tes rapines cruelles, n’est-elle pas grosse des malheurs, des larmes, des soupirs d’autrui ? Il semblerait au pauvre qu’il (l’usurier) va goûter à la chair de ses frères… S’il n’y avait pas un tel nombre d’usuriers, il n’y aurait pas un tel nombre de pauvres. Dissous ta confrérie (…) Partout on accuse les usuriers, et rien ne peut guérir cette plaie, ni la loi, ni les prophètes, ni les évangélistes ». (idem).
Ces usuriers se présentent donc comme des parasites qui gangrènent la vie sociale, malgré une terminologie qui se veut respectable. « Quand on leur reproche la mort du débiteur (…), ils n’ont même pas honte de ce qu’ils ont fait, leur âme n’en est pas émue (…) : c’est la faute de nos mœurs, si ce malheureux, cet insensé, né sous une mauvaise étoile… (…) Car nos usuriers sont philosophes, et ils se font disciples de astrologues d’Egypte, quand il leur faut justifier leurs actions abominables et leurs meurtres ». (idem).
Jean Chrysostome condamnera de même la pratique de l’usure : car le prêt à intérêt récolte sans travailler sur le dos des besogneux. C’est donc une logique de rente. Il réclame ainsi la restitution au moins des intérêts usuraires : « Je parle du crime de l’usure. Il est autorisé, vous récriez-vous, par les législations humaines : oui, elles absorbent le publicain et l’usurier. Mais la loi de Dieu, elle les condamne l’un et l’autre, et c’est à son tribunal que nous serons jugés, si nous ne mettons pas un terme à l’oppression des pauvres, si nous persistons à abuser de leurs pressantes nécessités, pour grossir nos revenus par de honteuses spéculations » (Homélie sur la Genèse, Quatrième Homélie).
Pour Chrysostome, la richesse reste légitime si elle vise le partage dans la modération :
« Même s’il s’agit de l’héritage que tu tiens de tes parents, tu n’es que le gérant de ce que tu as. Tout appartient à Dieu (…) Toi, ô riche, tu as reçu bien plus que tous les autres, non pour que tu dépenses à ton goût, mais pour que tu sois un bon gérant pour les autres ». (Sur Lazare, Hom., 2, 5).
V Les Pères latins
Ambroise de Milan (340-397) va fonder son analyse de l’usure sur l’Ecriture, et particulièrement le livre de Tobie. « Tout prêt où l’on cherche de l’usure est mauvais. C’est un prêt exécrable de donner son argent à usure contre la défense de la loi. Donnez quand vous le pouvez. Faites profiter les autres de ce qui ne vous sert pas… ».
« Jusqu’où, riches, étendez-vous vos folles envies ? Seriez-vous seuls à habiter la terre ? Pourquoi rejetez-vous celui qui partage votre nature ? Et revendiquez-vous la possession de cette nature ? La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres. Pourquoi vous arrogez-vous à vous seuls, riches, le droit de propriété ? La nature ne connaît pas les riches, elle qui nous enfante tous pauvres… » (Homélie sur Naboth le pauvre).
Pour Ambroise donc, l’usure est contraire à la loi naturelle : il est contraire à la nature de faire tort à autrui pour se procurer divers avantages. Ces pratiques ne peuvent plaire qu’à des personnes vicieuses et de basse condition morale. Ambroise ne verse donc pas dans un surnaturalisme fidéiste et fonde sa condamnation morale de ces intrigues mathématisées sur la loi morale naturelle.
Jérôme de Stridon (347-420), maître d’exégèse et grand connaisseur de l’Ecriture, prendra un exemple concret :
« Par exemple, on prêtera en hiver dix boisseaux de grain, et on en recevra quinze dans le temps de la moisson, qui est une moitié de plus que ce qu’on avait prêt : de sorte que ceux qui n’en exigent qu’un quart se croient les plus justes du monde. Et voici comment ils ont accoutumé de raisonner : le boisseau que j’ai donné en a produit dix à celui qui l’a reçu : n’est-il donc pas plus juste que je reprenne pour moi un demi-boisseau de plus sur celui qui, par ma libéralité, a profité de neuf boisseaux et demi ?
Mais ne vous y trompez pas, lui répond l’Apôtre : on ne se moque point de Dieu impunément ; car je demanderai volontiers à cet usurier si charitable s’il a prêté à un riche ou à un pauvre ? Si c’est à un riche, j’ai à lui dire qu’il ne devait pas lui prêter ; et si c’est à une personne qui était dans le besoin, je lui demanderai pourquoi il a donc exigé au-delà de ce qu’il avait prêté » (Cité par Pamphile Akplogan, p. 109-110)
Son expertise de l’Ecriture l’amène à résumer admirablement les relations entre l’Ancien et le Nouveau Testament : « Voyez le progrès de la loi : au commencement, elle ne défend l’usure qu’à l’égard des frères ; le prophète la défend à l’égard de tous les hommes, et l’Evangile, donnant le dernier accroissement à la vertu, nous commande de prêter même à ceux dont on n’espère pas recevoir ». (Commentaire sur Ezéchiel, chapitre 18). Ainsi, pour saint Jérôme, tout profit qui s’additionne au capital de départ « doit être appelé usure et surabondance » (idem)
Pour sa part, Augustin d’Hippone (354-430) insiste sur la contingence des biens terrestres :
« Que le riche se sache pèlerin, en route : que sa fortune lui apparaisse comme une hôtellerie… » (Sermon 14). « Tu me pressures, tu l’étouffes, même quand tu n’exiges que ton dû… » Sermon 239).
Conclusion : l’universalité du précepte évangélique
Alors que la loi mosaïque défendait l’usure intra-communautaire, mais l’autorisait avec des non-juifs, l’Evangile du Christ à l’égard de tous les hommes. « Le caractère nationaliste israélien est ainsi bousculé au profit d’un universalisme fraternel » (Akplogan, p. 114).
La logique revendiquée dans le christianisme est celle du partage inconditionnel. Saint Ambroise n’hésitera pas à préciser qu’en donnant aux pauvres, le riche opère une légitime restitution : « Ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent mais du bien que tu lui rends, car c’est un bien commun donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches » (A.-G. Hamman, Riches et Pauvres dans l’Eglise ancienne, cité par Akplogan, p. 115).
Il faut savoir que la doctrine sociale de l’Eglise[3] récapitule cet enseignement des Pères sans le vider de sa substance. Ses principes fondamentaux sont : la dignité de la personne humaine, quelle que soit son ethnie, la solidarité envers tous et la subsidiarité qui relativise la hiérarchie politique. L’usure est clairement condamnée dans le catholicisme.
Notes
[1] Tertullien rejoint le mouvement hérétique montaniste à la fin de sa vie. Il est, ainsi, avec Origène, un des auteurs constamment étudié avec les Pères de l'Église sans en être un à proprement parler.
[2] 85-160 : Marcion propose une théologie qui accentue l’opposition Ancien et Nouveau Testament. Mais surtout il enseigne que Jésus n'est pas le Messie annoncé par les Ecritures et n’est pas né de la Vierge Marie : il serait selon Marcion apparu à la quinzième année du règne de Tibère sans avoir connu ni naissance ni croissance humaines…
[3] Compendium de la Doctrine Sociale de l’Eglise (par exemple au n° 329)