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Eloge de la folie

Eloge de la folie

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« Quant aux sages, Héraclite et Démocrite, ils combattaient la colère, l'un en pleurant, l'autre en riant. » Stobée, Florilège, III, XX, 53.

« A qui me reprocherait de mordre, je répondrais qu’il a toujours été permis de plaisanter sur les travers de son époque, pourvu qu’on n’allât pas jusqu’à l’excès. J’admire vraiment la délicatesse des oreilles de ce temps, on dirait qu’elles ne peuvent plus supporter qu’un langage surchargé de solennelles flatteries. La religion même semble comprise à l’envers, quand on voit des gens moins choqués des outrages contre Dieu, que de la moindre plaisanterie sur un pape ou un prince, surtout lorsque leur intérêt est en jeu » (Erasme, Eloge la Folie, chapitre I).

En ce début du XVIème siècle règne une atmosphère tendue dans la vie sociale européenne. Des conflits répétés enveniment les relations entre les gouvernements et les peuples, entre ces gouvernements et l’Eglise et entre cette Eglise et les populations.

Et comme les hommes ne changent pas, les motifs de ces tensions restent économiques et tournent autour de l’argent. Les Etats sont endettés et taxent outrageusement leurs citoyens. Il faut savoir qu’à cette époque, tout le monde est d’une certaine façon précarisé, car la vie elle-même reste fragile. Par ailleurs, la hiérarchie ecclésiastique est décadente : en vivant dans l’opulence à la face du peuple, elle discrédite le message chrétien. Les Papes présentent d’étranges comportements peu appropriés à leur état. Les soucis de Jules II, père de trois enfants, restent l’expansion territoriale des états pontificaux… Ce même Pape sera à l’origine de l’extension du trafic des indulgences pour financer ses guerres douteuses.

Quel était le calcul ainsi proposé ? Le croyant pouvait « acheter du temps » pour écourter son purgatoire. Le successeur de Jules II, Léon X, ira jusqu’à créer une « indulgence plénière » : autrement dit la possibilité d’acheter son entrée immédiate au Paradis…Tout ceci s’accompagne de tractations avec les banques naissantes.

Dans ces circonstances, les Humanistes, bien qu’étant pour la plupart issus de la noblesse ou de la bourgeoisie mais sans pour autant les idéaliser,  sont résolument tournés vers une certaine forme de « liberté des enfants de Dieu ». Thomas More et Erasme font partie de ce mouvement de libération. Les logiques étatiques et ecclésiastiques s’enferment pour garder le contrôle afin de maintenir l’ordre établi, gage de leurs privilèges. Il n’y a pas de message gnostique crypté dans leur message : c’est une reconstruction délirante des traditionnalistes, incapables de circonstancier leurs analyses (Etienne Couvert a-t-il jamais lu ces auteur ?).

Un nouvel outil peut servir aux réformes nécessaires : l’imprimerie. Peut-être l’équivalent de notre internet contemporain, toute proportion gardée, mais qui permet alors un partage bien plus rapide des opinions. Avant l’imprimerie, les structures étatiques, bien que modestes, mais surtout l’Eglise et ses réseaux, détenaient le monopole de l’interprétation. Ces institutions perdent alors leur contrôle intellectuel. Les clercs scolastiques voient leur pouvoir de transmission altéré, d’où leurs attaques contre la personne d’Erasme, en quelque sorte le leader du mouvement humaniste.

Que reproche-t-on en somme à cet Erasme ? Sa liberté d’esprit. Son indépendance de conscience, qualités insupportables pour des gens qui, toute leur vie, n’ont fait que reproduire des éléments de langage sans intelligence. Pour des gens qui n’ont jamais été vraiment libres. Erasme dénonce les incohérences romaines : d’avoir transformé le message spirituel du Christ en calculs terrestres, bref de trahir la substance de la Révélation. Il dénonce les usurpateurs qui occupent indument des postes à responsabilité qu’ils transforment en instrument de domination.

Sa traduction du Nouveau Testament heurte les clercs alors que le texte de la Vulgate avait été comme « divinisé » et rendu intouchable par le corps ecclésiastique qui se veut l’exclusif médiateur entre Dieu et les personnes. Attitude qui sans doute précipitera l’Europe dans la Réforme.

Comme nous l’avons dit, et pour bien comprendre la situation d’Erasme, il faut la situer dans les relations de pouvoir des institutions établies. A cette époque, les verrouillages s’effectuent par des hommes d’Eglise, la plupart du temps, « autorités scientifiques » du moment. Mais voyons avec la défense de Thomas More, comment un jeune carriériste, Martin Von Dorp, prêtre et théologien en titre de Louvain, va tenter de détruire la réputation d’Erasme dans toute l’Europe. Suite aux corrections de la Vulgate proposées par Erasme, le jeune homme s’écrie : « Il n’est pas vraisemblable que l’Eglise universelle se soit trompée pendant des siècles ! ».

Dans sa Lettre à Dorp, More corrige les excès dialectiques du jeune prodige qui oppose de façon contradictoire théologiens et grammairiens alors que ces deux disciplines se complètent l’une l’autre  (pp. 54-55). Celui qui n’est pas encore Chancelier souhaite par la même occasion défendre les compétences théologiques d’Erasme (docteur depuis 1506). More en profite également pour donner une leçon de philologie à Dorp : le terme grammaticus, loin d’être une infamie dans l’histoire de la connaissance, signifie versé dans toutes les branches du savoir « à moins  de prendre le mot dans son sens le plus matériel, et de l’appliquer à tout écolier qui a appris les lettres de l’alphabet » (p. 55). Dorp touche là, il est vrai, un travers bien connu du monde cultivé : certains s’imaginent, dit-il, connaître toutes les disciplines parce qu’ils comprennent le sens des mots et la structure des phrases.

More acquiesce - ces maîtres sont bien éloignés de la véritable science, mais pas moins que ces théologiens « qui, eux, ignorent même le sens des mots et la structure des phrases » (pp. 55-56). Le sens des mots, c’est la définition donnée par induction, mode de procéder naturel décrit par Aristote. En cela, More est bien aristotélicien : il refuse la toute puissance de l’argument d’autorité dans les interrogations philosophiques. Le défenseur d’Erasme rappelle que le maître de Rotterdam n’est ni un grammairien nominaliste ni un de ces théologiens qui « une fois sortis du labyrinthe compliqué de leurs menues questions, ne connaissent strictement rien » (p. 56).

Dans l’Eloge de la Folie, ce qui insupporte les scolastiques installés dans leurs postes de pouvoir, c’est la liberté de ton. Dorp dénonce : « Il y a du fiel, dans les boutades de folie, et ses sarcasmes jettent le discrédit sur la religion elle-même ». Il est interdit de rire…

Alors qu’il est étiqueté « hérétique » (œuvre interdite de lecture, mise à l’Index en 1557 et classée hérétique au Concile de Trente), il répond : « Nous avons voulu avertir et non mordre ; être utile et non offenser ; réformer les mœurs et non scandaliser ».

Érasme évoque aussi La République de Platon, plus particulièrement un passage du livre VII connu dans l’histoire de la philosophie comme l'allégorie de la caverne, pour manifester l’aveuglement de la majorité des hommes et leur conformisme irréformable.

« Trouvez-vous une différence entre ceux qui, dans la caverne de Platon, regardent les ombres et les images des objets, ne désirant rien de plus et s’y plaisant à merveille, et le sage qui est sorti de la caverne et qui voit les choses comme elles sont ? » (Eloge de la Folie, XLV).

Et pourtant, tout validés qu’ils soient, les scolastiques de l’époque sont bien des intellectuels, surdiplômés,  mais qui ont perdu leur intelligence. Mais il ne faudrait pas oublier que derrière le muret, au fond de cette caverne-prison, des manipulateurs organisent ce qu’on appelle aujourd’hui le storytelling : faire en sorte que les prisonniers errent dans la paille des mots, sans jamais rejoindre le grain des choses.

« …tout cela sans rien affirmer, sans me poser en dogmatiste. » (Erasme, Lettres, Liv. XIV).


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