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Miserere

Miserere

Par  

« Je suis écrivain ; si vous voulez, je peux vous immortaliser. Mais si vous ne voulez pas, on en reste là. » Les deux nanas me regardent. Même correctement alcoolisées, malgré les oreilles et le ventre assourdis de basses, mon message est parvenu à destination car il est on ne peut plus puissant. Il est surtout inédit. Elles me fixent, hilares. Ben oui, c'est vrai, c'est la première fois qu'un mec, dans une boîte, leur fait une proposition aussi spectaculaire. Ce sera peut-être aussi la dernière, je n'en sais rien. Le genre « à prendre ou à laisser ». Les deux, manifestement, laissent, incrédules et blasées par tant de voies sans issue du coït social. Oui, des mecs, il y en a plein, comme tous les samedis soirs. D'ailleurs, trois ou quatre jeunes gars, gentils braillards bien défoncés parmi tant d'autres dans ce caveau, me proposent un verre de vodka. C'est gentil, merci, mais j'ai déjà ma binouze, fais-je en montrant mon verre. Non non, allez, juste un verre, y a pas de problème. Ok, va pour un verre. Tchin, prost et compagnie, sirène de fin de pont-intermède, re-crescendo de la rythmique, la boîte gueule comme un seul être heureux d'aller mourir pour la transe. Formidable, yes. Je bois à petites lampées, pour gérer le flux d'alcool. Tout à l'heure, il faudrait idéalement que je me dandinasse et transpirasse un peu pour brûler tout ça un peu plus vite. Je rentrerai aussi à pied à ma base secrète, ça aidera. Mais nous n'y sommes pas encore, et je retourne vers les filles. Je les ai repérées depuis un petit bout de temps. En fait, elles ne sont pas deux mais cinq. Ou en tout cas, j'en compte cinq que je trouve assez intéressantes. Elles sont venues sans leurs copains (à supposer qu'elles en aient). L'une d'elles, blonde à cheveux courts, est bien schlass. Je sens qu'elle est prête à se taper un peu n'importe quoi du moment qu'il y a du son, de l'alcool, que ça bouge et que les contacts sur le corps seront multiples, doux et chauds. Je ne peux m'empêcher de penser au danger potentiel dans lequel elle se met sans s'en apercevoir. Je lui propose de l'immortaliser. Sa copine, brune à cheveux longs, très jolie avec une pointe de charme exotique, tient plus solidement sur ses jambes et, quelques minutes plus tard, elle nous prend en photo. Le premier essai est raté: je tire ma gueule d'enterrement. « Mais si, tu peux sourire ! » On refait. Cette fois, ça passe mieux. Je réponds « bof » lorsqu'elle me dit que j'ai de jolis yeux. Les go-go dancers ont investi le bar, un type se confond en excuses auprès de moi parce qu'il n'a pas vu qu'il essayait de me piquer une de « mes » nanas. Je lui réponds qu'il n'y a pas de souci, qu'il ne doit surtout pas s'inquiéter. Il reste du choix, si j'ose dire. L'autre me remercie en me baisant la main, puis s'éloigne. « Ma » cinquième titine, blonde aussi, mais à cheveux plus longs, me gratifie d'un doigt d'honneur rigolard. Ma proposition de l'immortaliser ne l'intéresse guère. Elle s'en va rouler des pelles à un jeune type, quelques mètres plus loin. Mais les deux autres, ma petite photographe et sa copine bourrée, elles accrochent mieux. Je n'ai pas trop envie qu'il leur arrive des merdes, surtout la blonde qui ne se rend plus bien compte du réel. Je vais au bar, demande par gestes de quoi écrire. Revenu avec un calepin et un stylo, je leur écris mes coordonnées : adresse, blog, liens. Je leur ai expliqué que j'écris des nouvelles. La blonde me sort : « T'écris des nouvelles dans le journal ? Les potins ? » « Non, des nouvelles, des short stories, des histoires courtes. » « Aaahh… » Une fois que j'ai couché (hum) tout ça, j'arrache la feuille et la file à la petite brune, qui le lit avec sa copine et l'empoche. On va bien voir si ça donne quelque chose. Je finis par prendre congé car je ne veux pas imposer davantage ma présence, de plus il doit bien être maintenant sur les trois ou quatre heures. J'aimerais rentrer. Les copines veulent que je leur fasse la bise. Evidemment, je ne me fais pas prier mais j'évite toute main sur les nibards ou les fesses. J'ai bien constaté que la grande confrérie des petits jeunes cramés à la vodka, danseurs et dragueurs inlassables, ne connaît pas forcément le succès. Très festifs et sympathiques, ça oui, mais ils n'attirent pas toujours le chaland, loin de là. « Salut Paul », « salut Paul ». Bisous, sourires. Je remonte du caveau. Près de la sortie, je fais un crochet par les cagoinsses. Le sol est gluant d'un amalgame d'urine et d'alcool virés au noir. Je marche prudemment, libère ma vessie. Un gars que je ne connais pas s’étonne : « T'es venu tout seul ?! Mais t'es fou ! » « Oui, je suis fou, mais je le sais, alors ça ne gêne pas vraiment… » Je récupère mon pull, mon écharpe et ma veste. Deux types dans la rue, sortis de la boîte, commencent à se prendre la tête. Exact, je suis fou mais à ma manière, qui n'est pas la leur. Pour parachever l'expression de ma déviance, il faut peut-être qu'au cours de ma prochaine soirée clubbing, j'en profite pour réciter mentalement un Rosaire complet, au milieu des spotlights, des culs, des seins, des vodkas, des bières, des hurlements.

Mais qui sait si je ne l'ai pas déjà fait, en réalité ?

(moi, je sais)


Saint Pétersbourg
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Une bien mauvaise nouvelle
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Coup de gomme
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