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Kebab

Kebab

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Ça se passe encore au sortir du kebab. Ce qui, d'ailleurs, ne signifie pas nécessairement que je mange un kebab. L'important est de rester dehors encore un peu de temps, de retarder au maximum le moment où il faudra que j'insère la clef dans la serrure avant de me vautrer avec un confortable désespoir dans mon bordel ambiant. Les contacts humains ? Oui, un peu. Les pizzas offrent la meilleure conversation, je trouve. Les baklavas sont un peu timides mais si on les incite un peu, en douceur, ils finissent par être très convenables aussi. Les iskenders sont plus coriaces mais c'est logique, quand on regarde bien. Éventuellement, il y a aussi la serveuse, jeune et sympathique. Il faut bien comprendre une chose, c'est que lorsque je ressors, quelles qu'aient pu être les matières ingurgitées, je me trouve dans un état tiers. L'état second est naturel, chez moi. Le tiers est supérieur. Le suicide et l'extase par la bouffe, sans alcool s'il vous plaît. Encore que, l'extase, il ne faut peut-être pas exagérer, je ne lévite pas du kebab jusqu'à l'arrêt de tram. Mais des pensées étranges me traversent souvent la tête. Parfois, ce sont aussi les objets, les gens qui, comment dire, s'offrent presque à moi sans le savoir. Il faut marcher sur le trottoir en évitant les merdes, nombreuses à partir d'une certaine heure. Cela requiert un minimum de concentration, que je possède. J'alterne les descentes dans les kebabs de cette rue, c'est un roulement entre trois enseignes donc mon déplacement, quand je ressors, est plus ou moins long. Les tauliers le savent, de toute façon ils se connaissent tous, ils sont tous cousins. Je passe aussi devant des banques que j'ai envie d'incendier. Je me verrais bien commettre un bon gros destroy avec les zonards du coin. Après, on irait s'allumer la gueule au bar russe du quartier. Complètement torchés, on se ferait recruter par les représentants locaux de Vladimir, on partirait la nuit même en Russie, à bord d'avions privés, pour faire des stages de formation au pays. On continuerait de boire, on vomirait partout mais tout le monde rigolerait. Puis on se poserait à Moscou, on serait immédiatement transférés dans des suites réservées (hôtel de charme, évidemment), on continuerait de boire, on aurait des putes gratuites, c'est offert par la maison, on continuerait de boire mais attention, le matin à huit heures tout le monde serait sobre pour la messe. Après l'orgasme, l'hésychasme.

Je ne m'arrête pas au bar russe, je ne sais même pas s'il s'y trouve des recruteurs ou autres honorables correspondants, cela m'indiffère parfaitement et je poursuis mon chemin. Je passe devant la Polonaise et ses deux gros chiens blancs. Je l'appelle comme ça parce qu'elle aussi, elle vient de l'est, du moins c'est ce que je suppose. Accent assez marqué lorsqu'elle me remercie. Je lui donne souvent une petite pièce en passant, je ne m'attarde pas. Je ne fais pas ça pour les remerciements. Moi, ma réputation est finie, de toute façon. Pas la peine de me remercier. Je suppose en outre que je ne suis pas entièrement charitable, à travers ce geste, c'est une nana relativement jeune, âge indéfinissable, je dirais dans les trente, trente-cinq ans, plutôt pas vilaine. Alors évidemment, c'est suffisant. Elle le sait sans doute, beaucoup de gars, un peu à la ramasse comme elle (comme moi ?), lui tournent souvent autour. Mais ses deux gros clébards (avec quel argent les nourrit-elle ?) lui sont très attachés. Cela sécurise. Pour l'instant, ils ne m'ont jamais montré leurs crocs car j'approche toujours lentement, ma voix n'est pas trop forte lorsque je dis « bonjour » ou « bonsoir » à la fille. Je contrôle également mes radiations hormonales par la récitation silencieuse d'une prière alors que je suis en approche finale avant de me baisser vers le carré de carton posé sur le sol et qu'ensuite je m'éloigne. Je traverse une intersection, puis le pont. Les berges de l'Ill accueillent-elles aussi leur lot de turpitudes ? Je sais que des clochards y survivent (y sous-vivent) lorsqu'il ne pleut pas (c'est-à-dire : lorsque les berges ne sont pas inondées). De l'autre côté du pont, je prends le petit virage serré et je me retrouve à l'arrêt de tram Alt Winmärik (Vieux marché aux vins). Il n'y a personne, ni d'un côté ni de l'autre.

Comme je viens de manger, je ne m'assois pas sur le banc (pas confortable, d'ailleurs) afin de ne pas comprimer indûment les chairs. J'ai les fesses posées sur une espèce de barre horizontale (horizontale, pas verticale, hein), je me tiens dans l'angle de l'abri, à trente centimètres d'une affiche qui ne m'intéresse pas. Je regarde dans le vide, puis dans le plein, puis à nouveau dans le vide. Soudain, une espèce de greluche débarque dans mon champ de vision. Le genre pouffiasse hybridée lycéenne/cas soc'. Je ne sais pas bien, mais c'est le style vulgaire qui me fait immédiatement regretter la vieille France. Admettons que je ne lui mette pas d'entrée de jeu deux tartes dans la gueule, je suis disposé à certaines concessions car je digère. Je pourrais me contenter de lui dire, dans un monde au moins partiellement reconstitué, d'aller tout de suite se démaquiller, de changer de fringues et de passer quelque chose d'un peu moins moulant ; je ne veux pas de derche visible, je ne veux pas de nibards aux trois quarts exhibés. Petite garce inculte. En toute logique, certains, à la lecture de ces lignes, ne pourront se garder de leur séance de psychanalyse sauvage. Sunderland ne baise pas, c'est un refoulé, en réalité les culs, les nibards, ça le travaille énormément. Si c'était le cas je n'en parlerais pas, justement. L'inconscient ne se voise pas comme ça. Connards. La pouffette, là, vous allez la psychanalyser aussi, tant que vous y êtes ? Pas besoin, elle se porte très bien. Quand elle s'emmerde, elle prend son gode-phone, se visionne quelques minutes d'une fellation en attendant son tram. Non, c'est vrai, j'invente. Pour savoir qu'il s'agit d'un énième pornaque destiné à soulager le sentiment d'ennui de notre civilisation de crevards, il faudrait que je me colle tout près d'elle. Pas mon style. Et pas besoin car en réalité, elle écoute de la musique. Une espèce de r&b de merde, du quasi-pornaque dans certains cas (quand on regarde les navrants scopitones qui les accompagnent), le talent de la Motown canal historique en moins. A une époque, je tentais d'expliquer, aux gens que cela pouvait concerner, la différence entre la soul music, le r&b véritables et ce qu'on fait passer pour tel de nos jours. Au bout d'un certain temps, j'ai dit stop, j'ai vu que ça ne servait à rien dans la mesure où, à la base, la plupart des cerveaux à qui l'on s'adresse n'ont pas le fonds culturel, linguistique minimal pour traiter les abstractions. Donc l'autre écoute sa daube sonore. Et pas discrètement. Elle n'a même pas l'air d'y prêter beaucoup d'attention, en fait. Une jeune vache indifférente, qu'une technologie pénètre à répétition. Seulement, elle me fait un tout petit peu suer car je ne vois pas pour quelle raison je devrais subir les engouements musicaux de mes concitoyens. Quand on a assez de fric pour s'envoyer des montagnes de pizzas, ou nourrir des chenils entiers, ou s'acheter des montagnes de hauts et se faire sodomiser les oreilles par son iPhone, on peut aussi acheter des écouteurs. Le prochain tram arrive dans trois minutes.

Je me livre donc à une expérience. La fille est assez proche de moi, sous cet abri. Moi, je fais l'indifférent, je regarde droit devant sans rien dire et soudain, après quelques contractions appropriées, je lâche un rot digne d'un album de death metal. Et un deuxième. Elle ne peut pas ne pas l'avoir entendu car, pour commencer, elle change de titre en moyenne toutes les quinze secondes, parce qu'en bonne lycéenne de la Putrification nationale, elle est incapable d'aller jusqu'au bout d'une œuvre, même une merde. Cela implique donc de petites plages de silence. Autant de fenêtres de tir, de mon point de vue. Sauf qu'elle ne réagit pas. A-t-elle l’habitude ? Vit-elle dans un environnement coutumier des éructations non annoncées, non justifiées ? Au moins, pendant ce temps-là, j'en profite pour faire avancer ma digestion. Mais le délicat équilibre des humeurs internes, de la pression secrète des entrailles vient d'être légèrement modifié, suffisamment toutefois pour que se présente l'inévitable suite du programme. Je le sens venir très vite et il va être incandescent, celui-là.

Je lâche une caisse. Je dis bien une caisse, pas une louise astrale. Je tourne très légèrement la tête pour remettre la fille dans mon champ de vision. Pas davantage de réactions, cependant. Je suis intérieurement consterné ; j'espérais une mine dégoûtée, des insultes qui m'auraient permis de rire. Je lâche une deuxième caisse car je peux me le permettre. Elle m'aurait dit quelque chose, je lui aurais gentiment répondu la phrase que je tiens prête en ces circonstances : « Là où il va, il aura plus de place que là d'où il vient. » Mes lecteurs assidus, s'il s'en trouve, connaissent déjà. Il n'empêche que je ne lui sors pas ma phrase, que cette dinde est totalement murée dans sa misère culturelle. Par-dessus le marché (le vieux marché aux vins), elle s'engouffre dans le même tram que moi. Je ne vais pas rester à côté, ça suffit. Je marche vers l'arrière, ça pue des pieds et les gens ont des airs de défunts vaguement galvanisés. Tout le monde regarde dehors, ou le bout de ses chaussures ; ça, c'est pour ne pas croiser les yeux d'un autre passager et, conséquemment, prendre le risque d'un coup de couteau dans la gorge (Je sais : « la France n'est pas un coupe-gorge. » Mais oublions ce mensonge). J'entends de loin le vomi rythmique de l'autre. Elle n'a pas baissé le volume, personne ne fait la moindre remarque, pas même le chauffeur du tram qui, logiquement, capte par le biais de sa sono. Moi aussi, j'ai les yeux vers le dehors. Je descendrai avant le terminus. Une fois dans mon squat, je me viderai la vessie, me mettrai à l'aise, descendrai des bières. Et j'irai peut-être voir sur eBay ce qu'ils proposent comme Kalachnikovs.


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