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Tour d'ivoire, de Patrice Jean

Tour d'ivoire, de Patrice Jean

Par  

« […] puisqu’aussi bien ne pas lire équivaut à n’être presque rien, qu’on se prétende de droite, de gauche ou sans opinion politique. »

Tout être souffrant de vivre au temps présent devrait prendre du Patrice Jean, à hautes doses. Son principe actif sait tuer les dernières traces d’espoir comme certains médocs les microbes.

Sans doute mieux que tout autre écrivain français contemporain, cet auteur nantais énumère, tel un bon docteur de famille, les signes et affres de nos maux, de notre damnation, et nous soulage. Comme son maître Flaubert, il se désespère des « marées de merdes qui battent les murs » de sa tour d’ivoire, monument fait de papier noirci en haut duquel il essaie de se hisser depuis une dizaine de romans, pour être enfin seul, tel un moine trappiste, observateur caché avide de silence.

Je m’allonge et prends position, petit bouquin en main (Éditions Litos), et je redécouvre, ivre de joie, ce bonheur adolescent, celui d’avoir en main l’échantillon d’un Nouveau Monde, miniature et potentiellement si grand, tiré des pensées d’un artiste aimé et apprécié. Dès les premières lignes, on est comme bercé, caressé dans la nuque par une main amie, aimante, aussi douce que celle qui savait prendre soin de nous avant l’âge de raison.

Il faudrait inventer un genre pour les commencements de romans, les isoler pour en faire des œuvres à part entière. Les bons auteurs savent nous consoler à l’aide de quelques adroits préliminaires ; les meilleurs nous font jouir en une page (je pense au Château, à L’idiot, à Le Rouge et le Noir, à La Conjuration des Imbéciles, etc.). Patrice Jean livre ici un de ses meilleurs débuts, vif et fluide, modeste et drôle, empreint de cette légèreté toujours profonde, délicatement ironique, un peu Marcel Aymesque, qui est sa marque de fabrique (son héros a d’ailleurs une idée de roman digne de l’auteur du Passe-Muraille). Son tour de force est ici de réussir à garder son rythme jusqu’au bout, sans s’essouffler, dans une inévitable descente aux enfers – n’est-ce pas ça, une vie ? – qui bien sûr finit bien.

Cet excellent roman, sorti en 2019, sans doute trop méchant, trop « sombre » pour les néo-lecteurs, ces néo-enfants terrifiés par le noir, positifs éveillés vertueux écovigilants, a logiquement eu moins de succès que son prédécesseur, L’homme surnuméraire. C’est pourtant, à mon avis, le meilleur texte de Patrice Jean, le plus lumineux par sa noirceur, le plus angélique par son pessimisme, le plus juste par sa cruauté. Après tout, en peignant les différents cercles infernaux, Dante ne cherchait-il pas à réconforter ses éternels locataires ? rassurer les futurs arrivants ?

Le narrateur de son histoire, Antoine Jourdan, incarne et synthétise tous les thèmes Jeanesques. Français moyen déclassé entre deux âges, anachronique à l’aise nulle part, forcément rongé de littérature (serait-ce la cause de ses malheurs ?) et co-auteur d’une très confidentielle revue (dont le titre est aussi celui du livre) dans laquelle il érige, épaulé par son complice et double maléfique Thomas, « Une forteresse d’où nous célébrions nos auteurs favoris, tout en déversant, sur quelques têtes de nœud, de l’huile bouillante et des tomates pourries, pour leur signifier l’estime qu’elles nous inspiraient. » Cette publication lui vaudra bien sûr des ennuis, car oser touiller et faire remonter à la surface certains grands auteurs paraît louche voire criminel aux yeux des kapos du moment, nouveaux démons du Bien, véritables pesticides à poésie, à génie.
Suite à un divorce qui le laisse sans ressources (c’est son ex-femme qui renflouait la revue), il doit quitter son appartement bourgeois du centre-ville pour emménager avec sa fille dans une cité HLM rouennaise où il rencontrera d’étonnants voisins, avant d’accepter un poste à mi-temps au rayon jeunesse d’une médiathèque, où il sera chargé d’organiser des expositions sur l’âne Trotro, ou des après-midi « théâtre pour les bouts de chou ».

« […] mon caractère plus orageux m’eût porté, si j’en avais eu le talent, à l’écriture d’un roman fascisant, où l’on aurait fusillé à tour de bras les thuriféraires du vivre-ensemble […]. On comprendra par cet aveu que mon appétence pour la littérature enfantine manquait un peu d’allant. »

Seul de son genre au sein de sa famille, canard boîteux méprisé, moqué, Antoine se heurte à un frère qui ne doute de rien et à qui tout réussit, ainsi qu’à un beau-frère pharmacien au style de César Birotteau qui exige que soit vendu un tableau du XVIIIe retrouvé dans le grenier de la demeure familiale, pour récolter de quoi rénover son commerce, ce à quoi notre héros se refuse, les personnages de la toile lui rappelant ses premiers émois quand l’œuvre était visible sur les murs de son enfance. Seul réconfort, sa fille Blandine, qu’il voit, non sans inquiétude, suivre son chemin :

« Que Blandine échappât au destin que je viens de dire, je m’en réjouissais, et pourtant je m’interrogeais, chaque jour, sur le sort d’une jeune fille si dissemblable, je ne me cachais pas le discrédit des lettres et de la pensée, je connaissais l’incongruité, en notre temps, des délicatesses surannées, en sorte que ce prénom, Blandine, sainte et martyre, ressemblait à un mauvais présage, une plaisanterie de mauvais goût, tant ma fille, pensais-je, ne trouverait que bassesse et vulgarité, partout […]. À quoi bon psalmodier le bréviaire de l’exigence spirituelle dans un monde livré au néant de la matière, sous le soleil de la marchandise victorieuse, à l’ombre du divertissement ricaneur […]. »

Tout au long du roman, notre héros essaiera de lutter, résister, refuser les propositions éhontées de cette société qu’il abhorre, mais il se révèlera moins désintéressé que son ami Thomas, moins pur esprit (donc plus réel). Quand, pris au piège, il osera à nouveau espérer, c’est-à-dire perdre sa foi, il sera damné, et devra revenir au point de départ, là où seul réside le présent, vide et absolu.

Comme ces êtres rares qui commettent le bien sans y prêter attention (souvent d’ailleurs contre notre gré), Patrice Jean fait de l’humour sans bruit, sans annonces, sans cymbales, « d’un registre parodique si discret que seuls quelques lecteurs en discerneraient les traces ». C’est vraiment ce qui m’étonne le plus à chaque nouvelle lecture de ses œuvres : son génie de drôlerie, artistement dissimulé, exprès, derrière le très joué sérieux de l’auteur (prof de lettres) au style impeccable et fourmillant de raffinements discrets.

« Il ne quittait la ferme qu’une fois par an, pour visiter à Rouen son cousin, à l’occasion des fêtes de Pâques. À la mort de celui-ci prit fin son goût pour les voyages. »

Son hilarante et si juste théorie des « papattes » et des « su-sucs » vaut à elle seule un prix littéraire :

« Thomas développait une théorie, ou semi-théorie, qu’il appelait “les donneurs de papattes”, il y était attaché au point d’avoir publié dix ans plus tôt dans Tour d’Ivoire un long texte où il exposait son analyse. Selon lui, de même qu’un chien (ou un chien-chien), pour que son maître lui donne un susucre lève la papatte, le progressiste contemporain, lui, pour obtenir un compliment ou une gratitication narcissique, lève la papatte, fait le beau, affiche sa révolte contre les injustices, n’a pas de mots assez durs pour combattre tous les replis frileux, tous les racismes, tous les abus, son cœur saigne, en continu, face à la marche du monde – et hop ! un su-suc ! Entre Thomas et moi, “su-suc” ou “papatte” fonctionnait comme un code secret – partout, des papattes se levaient, au café, à la médiathèque, dans la salle des profs, en famille, dans les métros, dans la rue, dans le bus, à la télévision, à la radio, des papattes de tous les âges, de toutes les professions, de toutes les classes sociales, chaque jour, chaque minute, des papattes se donnaient, s’offraient, en l’espoir de récolter des su-sucs, des centaines, des milliers de su-sucs ! Quand on avait commencé à repérer le phénomène, on le voyait partout, comme si l’humanité n’avait pas d’autre mission que donner une papatte et de bouffer du su-suc. »

Certains mioches ressemblent à des vieillards. On perçoit derrière leurs traits pas si poupins la sèche esquisse en pomme ridée, desséchée, comme un calque, une empreinte suairesque de ce qu’ils deviendront quand le temps les aura oubliés. Pour d’autres, comme Patrice Jean, le masque d’enfance persiste, s’installe, trop ancien pour être délogé. Brille dans leurs yeux d’éternels nouveau-nés cet appétit pour la beauté, la vérité, la légèreté. « Il a gardé une âme d’enfant », nous assure le cliché ; ne devrait-on pas plutôt dire : « Cet enfant s’est forgé une âme adulte » ?

On rit beaucoup dans les romans de Patrice Jean, mais bande-t-on un peu ? Comme dans ceux de son confrère Michel Houellebecq, le sexe y est souvent un peu triste, mâtiné de regrets, souvent gâché par des femmes rarement à la hauteur de leurs attributs charnels, cruelles comme des sorcières, futiles comme des adolescents.
Mais Jean ne s’y attarde pas autant que l’auteur de Plateforme, qui lui s’y attelle en légiste, quasi-entomologiste. Les personnages (masculins) Jeanesques ressentent encore du désir, mais c’est presque une infirmité, une souffrance, comme un membre fantôme qui gratte encore malgré l’amputation, sorte de vieux clocher naturel qui leur raisonne tout l’intérieur, malgré eux, en les rattachant de force au monde humain, quand ils voudraient s’en éloigner pour disparaître et rejoindre des terres vierges, australes, où la main de l’homme n’aurait jamais porté aucun coup fatal, sortes de paradis sans souffrances pour aspirants morts.
Jean ose prétendre (« en 2023 ! ») que les jeunes corps sont les plus miraculeux, mais il sait aussi admettre l’excitante obscénité (moins « hygiénique ») des corps alourdis par les ans. Je ne peux m’empêcher de penser à son inoubliable scène dans L’homme surnuméraire, quand le héros Serge le Chénadec se retrouve à Sarlat dans une chambre d’hôtel avec la femme de ménage de ses parents. J’ai maintenant en tête ce nouveau passage de Tour d’ivoire, aussi marquant que celui des œufs de Pâques dans son Louis le magnifique :

« Quand Hélène et moi quittâmes la salle de danse, sous la bénédiction nuptiale des parents et des amis, l’air entendu qui, toute la journée avait dessiné un sourire délicatement licencieux sur tous les visages, cet air entendu, donc, escorta, une ultime fois notre départ, comme si la cérémonie tout entière, sermon du curé et échange des bagues, pièces montées et pleurs de ma belle-mère, n’avait d’autre but que ça : Hélène et moi, à poil dans un lit, en train de nous lécher les parties génitales. »

Véritable cri, plainte contre la fuite des époques, ce livre offensif incarne à lui seul toute la métaphysique de son auteur, son intuition de l’inutilité de toute chose, bons et mauvais sentiments, même de l’Art. En bon moraliste, il nous enseigne la défaite, et la consolation offerte par quelques petits bonheurs, comme ceux de l’honneur.

« C’était l’un des leitmotivs de Thomas : quiconque n’est pas tenté par la tour d’ivoire prouve de ce fait sa misérable parenté avec la pacotille et la saleté. Nous n’avions pas le choix, l’époque obligeait à se protéger dans des retraites, loin de la « canaille ».


Patrice Jean
Tour d’ivoire
https://www.ruefromentin.fr/catalogue/tour-divoire/
https://www.editionslitos.fr/product/128988/tour-d-ivoire/


Brasillach, Les Sept Couleurs, entre roman et conte de fée
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L’homme surnuméraire
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Luis Ocaña – Le Tour du grand pardon de Bertrand Lucq
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