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Luis Ocaña – Le Tour du grand pardon de Bertrand Lucq

Luis Ocaña – Le Tour du grand pardon de Bertrand Lucq

Par  

La force de l’humilité

 

 « Combien de royaumes nous ignorent ! », écrit Pascal. Combien de demeures humaines nous restent à jamais inconnues ! Il nous est pourtant donné parfois d’entrer dans l’une d’elles, dont nous n’avions qu’aperçu la façade, de loin. Mais si nous ignorions tout de la vie qu’elle renferme, elle nous ignorait infiniment plus encore. Ce n’est donc qu’avec la timide reconnaissance d’un visiteur étranger que l’on s’y laisse introduire, quand l’occasion s’en présente. Cinquante ans après la victoire arrachée à l’histoire du cyclisme par le coureur hispano-montois Luis Ocaña au Tour de France de 1973, l’avocat mugronais Bertrand Lucq lui rend un hommage énergique et très documenté, dans lequel l’exactitude des faits côtoie le pittoresque et l’émotion.

Quelques repères historiques sont sans doute nécessaires. La première édition du Tour de France remonte à l’année 1903. C’est à partir de 1930 que les coureurs concourent en équipes nationales (principalement : Allemagne, Belgique, France, Espagne et Italie) ; et, le Tour épousant les évolutions économiques de l’après-guerre, des équipes de marques (Peugeot, Bic, Kas…) sont constituées à la fin des années 60, dont certaines mêlent alors plusieurs nationalités parmi la dizaine de coureurs qui les composent chacune. C’est le cas de l’équipe d’Ocaña (Bic), qui compte, en 73, un Portugais, un Danois et un Néerlandais. Par ailleurs, dès les années 50 l’itinéraire ne cesse d’être réinventé – rupture avec la tradition du « chemin de ronde » parcouru par les coureurs jusqu’alors –, et déborde assez vite les frontières de l’Hexagone. C’est ainsi que le Tour de 73 prend son départ aux Pays-Bas, traverse la Belgique jusqu’à Roubaix, avant de descendre à Reims, Nancy et Mulhouse, puis jusqu’à Nice en traversant les Alpes, de longer la Méditerranée puis les Pyrénées jusqu’à Pau, pour remonter enfin vers Paris, en passant par Bordeaux, Le Puy de Dôme et Bourges. Dès ses débuts, le Tour de France jouit d’une visibilité considérable, et pour cause : son fondateur, Henri Desgrange, est un journaliste sportif spécialisé dans le cyclisme, qu’il pratique ; mais le Tour a par la suite été couvert par des reporters de renom, tels Albert Londres ou, dans un autre genre, Antoine Blondin : le traitement audiovisuel de l’événement n’a pas supplanté la chose écrite, tant le Tour de France semble réclamer d’être fixé par l’écriture – seul medium qui puisse en exprimer l’épaisseur épique, dramatique, historique.

Outre la performance physique évidente, la visibilité du Tour est aussi celle des mille paysages traversés par les coureurs, mais c’est encore le spectacle des rivalités, des stratégies d’équipe, et surtout du combat intérieur de chaque coureur, dans lequel des ressources insoupçonnées entrent en jeu. Telle est l’approche intégrale, pour ainsi dire, qui sied à l’événement ; et c’est résolument celle qu’adopte Bertrand Lucq dans son récit. Le coureur court avec tout son être, et plus particulièrement sa mémoire. L’auteur parsème ainsi le récit chronologique du Tour de développements relatifs à ses éditions antérieures et aux anecdotes qui s’y rapportent, soigneusement distingués par la typographie. C’est donc un récit stratigraphique : Ocaña court avec sa mémoire, comme si les causes de sa victoire finale devaient être cherchées jusqu’à sa modeste jeunesse d’espagnol immigré, durant laquelle, dès l’âge de 14 ans, il se rendait à vélo, chaque jour, par de longs et âpres chemins, à son atelier de menuiserie d’Aire sur l’Adour – une bonne quinzaine de kilomètres sépare le foyer familial gersois de l’atelier. « Le petit Luis muscle son cœur » (p.10). Le président du club de Mont-de-Marsan, Pierre Cescutti qui l’y intègre en 63, ne se trompe pas : « j’ai vite deviné que le gamin avait un gros moteur », moins pour son souffle, semble-t-il, que pour sa fougue et sa volonté. Bertrand Lucq le compare volontiers à Don Quichotte…

Mais il est clair que le titre du récit fait plus directement référence au Tour de 71, que le coureur montois n’a pu remporter contre son meilleur ennemi, le Belge Eddy Merckx, à cause d’une chute fatale au col de Menté, au sud de Saint-Gaudens, dans les Pyrénées. « Luis souffrit sa passion sous un ciel de ténèbres » (p.14). Une plaque y scelle encore l’accident :

« Lundi 12 juillet 1971

Tragédie dans le Tour de France

Sur cette route transformée en torrent de boue par un orage d’apocalypse,

Luis OCAÑA, maillot jaune, abandonnait tous ses espoirs contre ce rocher. »

Eddy Merckx, bénéficiaire malgré lui de cette grave chute, refusa par principe de porter le maillot jaune qui lui revenait logiquement. La loyauté dépasse quelquefois la logique ordinaire. Bertrand Lucq aurait pu appeler le Tour de 73 une revanche contre la fatalité… Il a préféré ce titre inspiré : « le Tour du grand pardon ».

Comme les crevaisons, les chutes font partie du Tour. Elles sont quelquefois consternantes, quand elles sont dues aux motards accompagnant les pelotons, ou à quelque supporter trop enthousiaste… Le plus souvent, ce sont les éléments, la vitesse, les carambolages. Et, sauf si la gravité de la chute empêche le coureur de se relever, il réenfourche son vélo avec une détermination stoïque, transcendant ses plaies et contusions – ainsi, Ocaña lui-même, en Alsace, en juillet 69 : « escorté par ses équipiers, il se lance dans une course effrénée, pathétique, alors que son sang coule sur le cadre de sa machine », avant d’abandonner, vaincu par ses propres limites (pp.35-36). Les abandons ne sont d’ailleurs pas rares, durant le Tour. Arriver à Paris, c’est une victoire en soi. Comment ne pas être touché par le portrait de Jean-Claude Blocher, le « titi parisien » qui, sans briller par le chronométrage, persiste envers et contre tout, pour décrocher le droit de continuer, et ne pas décevoir sa femme et à sa concierge (p.74) ? Il sera l’avant-dernier à franchir la dernière ligne d’arrivée, le 22 juillet 1973.

De là cette psychologie du Tour qui consiste à réserver les sprints et les « attaques » aux seuls moments jugés décisifs, si possible en surprenant tout le monde… Bien qu’ils soient assidûment suivis par leurs directeurs sportifs, les coureurs d’alors n’ont pas d’oreillette – ce qui rend les anticipations de la route bien plus approximatives et les initiatives plus téméraires et intempestives, au risque d’erreurs qu’il faut ensuite assumer. « Tout se paie sur le Tour », dit Ocaña à la fin de l’étape Roubaix-Reims, avec une sagesse toute tragique (p.33). C’est un coureur de son époque, sous ce rapport, excellant par son intempestivité même : « Voilà l’une de ses expressions favorites : faire sauter la baraque ! Luis Ocaña se plaît à semer la confusion au sein du peloton », écrit l’auteur pour rendre compte de l’esprit du coureur à 160 km de Reims (p.30). « Je courais avec une fougue d’amateur », confesse Ocaña lui-même (épigraphe).

Le lecteur ignorant tout du Tour, et plus encore d’Ocaña, ne peut manquer de percevoir cette rage de vaincre, et surtout de se vaincre. S’agit-il d’orgueil ? Un tel penchant est souvent puni par le Tour. Peut-être y eut-il de la présomption chez Ocaña en 69, quand il affirmait dès le départ du Tour son ambition de « terrasser ‘le cannibale’ » Eddy Merckx (p.38). Mais, lorsqu’un journaliste l’interroge à son lit d’hôpital, après sa chute du col de Menté en 71, Ocaña résume, d’une voix désarmante aux doux accents hispano-landais, son état d’esprit véritable : « Orgueil, non… C’est mon métier. » Non faiblesse d’orgueil, mais force d’humilité ! De l’orgueil, il y en eut certainement durant le Tour de 73, chez l’Espagnol José Manuel Fuente, lançant à Ocaña d’insolentes bravades au moyen de la Presse. Mais ce dernier ne se laisse pas aller à ce genre de bassesse – les invectives publiques de Fuente n’en agissent pas moins sur son esprit comme des coups de cravache : « je ne veux pas qu’il gagne la moindre étape » (p.85).

Ocaña cultive un respect remarquable pour ses concurrents les plus sérieux, qui lui fait même regretter l’absence du redoutable Eddy Merckx au Tour de 73. Il sait que c’est à ses adversaires qu’il doit ses exploits ; l’adversité lui est un combustible. Le spectre d’Eddy Merckx plane au-dessus de sa conscience, mais il ne manque pas de rivaux bien réels. Les pages de ce trépidant récit s’accompagnent de portraits au crayon dus à Antonin Lucq, fils de l’auteur, autodidacte aussi talentueux que modeste : Thévenet, Fuente, Merckx. L’illustration ornant la couverture est évidemment celle du héros de l’épopée, Luis Ocaña, en pleine ascension, absorbé par la route et par des pensées dans lesquelles, derrière la performance extérieure, le livre de Bertrand Lucq nous fait entrer.

 

Bertrand Lucq, Luis Ocaña – Le Tour du grand pardon, éd. Passiflore, 2023, 129


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