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Capitalisme cannibale

Capitalisme cannibale

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Un capitalisme cannibale met les corps en pièces et la Terre à sac – croissance obsessionnelle des « profits » oblige… Sa pulsion d’illimitation se nourrit autant de la destruction de la nature et des personnes que de « l’absorption de toutes les réalités qui lui échappent »… Pour le sociologue Fabrice Colomb, « nous marchons les yeux bandés sur la pente du capitalisme cannibale en étant convaincus qu’il va résoudre les problèmes qu’il crée ». Celui-ci se goinfre des « fragments biologiques pour sa propre perpétuation », jusqu’à précipiter son auto-destruction.


Quel est donc ce « système » qui « produit » de la pauvreté partout, dilapide de l’énergie au-delà de toute mesure et fait le malheur du monde ? Plus précisément, il fait le malheur d’une multitude oppressée de petits perdants, au seul « profit » d’une infime poignée de « gros gagnants », embusqués au sommet de la chaîne alimentaire. Faute de mieux, on appelle ce « système » le « capitalisme », fût-il désormais sans capitaux. Le principe d’illimitation est son fondement même : tout peut et doit se transformer en marchandise, jusqu’aux corps vivants et aux esprits, jusqu’au plus intimes des émotions et des pensées…
Comment l’espèce présumée humaine et pensante a-t-elle pu s’en accommoder, jusqu’à accepter la marchandisation des corps, le remodelage du vivant et la destruction de son socle vital sans s’en inquiéter outre mesure ?

La « cage d’acier »
L’enseignant-chercheur Fabrice Colomb (université d’Evry-Paris-Saclay) analyse avec une lucidité tranchante le capitalisme en « système global – politique, familial, culturel, technique, scientifique – qui façonne le monde à sa propre image ».
Ce qui caractérise ce « système global », c’est sa « dimension totalisante : il vampirise les espaces qui fonctionnent sur d’autres logiques comme les relations amicales ou familiales - avec pour conséquence la perte de la souveraineté sur la production de nos existences ».
L’espèce présumée pensante est déchiquetée par un « capitalisme » carnassier, vorace et féroce qui n’en finit pas de vouloir « faire du toujours plus », de happer toujours plus d’énergie et de plus-value pour entretenir sa frénésie d’accumulation.
Après avoir accepté de vendre leur « force de travail », les surnuméraires qui ne parviennent pas à s’employer au service de ce système mettent leurs organes en vente pour tenter d’y survivre…
Fabrice Colomb souligne que « la mise à disposition des corps pour le marché » relève d’une logique combinée d’exploitation, de réification et d’aliénation formant une « sorte de cage d’acier qui emprisonne les possibilités de maîtriser nos propres conditions de subsistance ».
Ivan Illich (1926-2002) constatait : « Ce n’est qu’après avoir détruit la capacité de survie des gens qu’ils deviennent totalement et inconditionnellement soumis au pouvoir ».
La métaphore parfaite de ce système tient dans la main, c’est-à-dire dans ce gadget de destruction massive qu’il réussit à vendre même à ceux qui n’en ont nul besoin : « Quand nous tenons dans la main notre téléphone portable, nous détenons un concentré du capitalisme : destruction de l’environnement, exploitation de mineurs, conflits armés pour la maîtrise des terres, surveillance généralisée, propagande publicitaire, culte de l’immédiateté, entreprise massive de distraction. »
Faute d’être assuré d’un « développement durable », faute de « ressources » à extraire d’un socle vital qu’il n’en finit pas de détruire jusqu’à l’ultime néantisation après numérisation forcée, le « capitalisme » n’en persiste pas moins à imposer « quoiqu’il en coûte » sa frénésie d’illimitation mortifère par un système de fraude et d’arnaque à tous les étages de son château de cartes. Après d’être « dématérialisé » et défiscalisé, il nie plus rageusement que jamais toute contre-réalité vivable, fondée sur un consentement collectif.
Pour l’heure, il puise sa capacité à se régénérer dans la vampirisation du vivant comme de la plus irréductible des réalités, dans cette phase terminale où il joue son va-tout en aspirant les ultimes ressources résiduelles pour leur « mise en argent », en vente - ou en guerre, puisque celle-ci « rapporte »…

Vivre avec le monde ou contre lui ?
Les médecine hippocratique et populaire de l’époque féodale sont toutes deux « animées par une logique de correspondance par laquelle le monde résonne dans la personne » : il s’agissait avant tout de ne pas nuire et de vivre avec ce monde plutôt que contre lui en rêvant d’en devenir « le seigneur et maître ».
Pendant la période de transition vers le capitalisme, les communs disparaissent au profit de la privatisation des sols, puis l’enclosure des terres accompagne celle des corps et des savoirs dans une même logique de dépossession. L’activité économique s’aligne sur la propriété privée et non sur des « modalités d’organisation coutumière ».
La connaissance passe par la raison instrumentale et une rationalisation mathématique du sensible. Les horloges mécaniques, apparues au XIVe siècle, accompagnent cette mise en données mathématiques et imposent leur synchronisation, impulsant « les conditions de visibilité de l’évaluation monétaire des marchandises et d’échanges marchands fiables et réguliers ».
Transformer la réalité en objets observables, quantifiables et marchandisables permet de « mettre entre parenthèses la question de la réalité de ces choses »…
Des « professionnels » de la « science moderne » monopolisent la constitution des savoirs, discréditent ceux qui ne servent pas ses intérêts. Tout comme elles ont privatisé les terres, les « élites » mettent en place une « enclosure des savoirs »
Le capitalisme opère à partir du XVIe siècle une « rupture anthropologique entre le corps-cosmos et le corps-stock ». Cette rupture autorise la réduction du corps à un « réservoir de pièces échangeables ».
La philosophie cartésienne assujettit les corps et le monde à des logiques mécanistes. Science moderne, philosophie cartésienne, Etat absolutiste et capitalisme naissant contribuent alors « à faire du corps une chose ».
L’Etat absolutiste réprime la culture populaire et met en place une entreprise d’acculturation des masses avec production d’un ennemi intérieur : les sorcières – « un moyen pour les médecins de l’élite de discréditer les remèdes ancestraux » et d’éradiquer, avec celles qui les dispensent, « toute volonté de connaissance de la nature indépendante »…
Parallèlement, « l’enfermement des corps féminins dans les rôles de mère, de ménagère et d’épouse permet le développement du monde de la marchandise ». L’Etat de droit déploie une série d’instances telles que la justice, la police, l’armée ou la prison, qui « rendent possible la défense de la propriété privée et la protection du sujet juridique capitaliste ».

Bioéthique et « consentement éclairé »

Le XXe siècle aboutit à la bioéconomie c’est-à-dire la « valorisation économique du vivant par le biais des biotechnologies ».
L’extractivisme s’applique aux corps avec les biobanques qui « séparent de leur origine les éléments biologiques pour les transformer en marchandises ».
Fabrice Colomb rappelle que « la bioéthique emboîte le pas de la marchandisation en justifiant la mise en pièces et en vente du corps au nom du consentement éclairé ».
Le contrat de consentement « repose sur l’acceptation par le patient de la dépossession de sa liberté et de son corps au service de pratiques biomédicales et in fine du marché ». Ainsi « se joue une mascarade qui repose sur l’illusion de liberté, servant en définitive les intérêts de l’industrie médicale ». S’agit-il d’obtenir « l’adhésion du patient à sa propre mise en morceaux », fondée sur son irrépressible « besoin de protection » ?
Pour Fabrice Colomb, la bioéthique est « une entreprise de « blanchiment », un processus qui conduit à faire « avaler » le système dans son ensemble en se gardant bien d’interroger la technologisation du monde en tant que telle ».
L’enseignant-chercheur rappelle qu’il serait illusoire d’attendre de l’Etat « une action contre le marché et le déferlement techno-scientifique, ce serait comme attendre d’un fossoyeur qu’il ne creuse pas de tombes »…
La présumée souveraineté étatique, « au service de la pleine propriété privée », relève de cette « forme dominante d’organisation sociale », construite à partir du XVIe siècle sur une « même dynamique de monopolisation ».
Devenue « le vecteur le plus virulent de la technologisation de l’existence », l’entreprise médicale « technicisée et industrialisée au travers de procédures standardisées au détriment de pratiques plus personnalisées » nuit davantage à la santé qu’elle ne la sert…
Le cadre de notre « confort » illusoire la menace, comme les perturbateurs hormonaux issus de la pétrochimie, les « 6 P » comme « poisons » : pesticides, plastifiants (phtalates dans les plastiques mous ou bisphénos dans les plastiques durs), les perfluorés (antitaches, imperméabilisants), les produits pharmaceutiques, le parabène (conservateurs) et les polybromés (retardeurs de flammes) contribuent à dérègler l’équilibre physiologique et en particulier hormonal qui mène aux maladies chroniques – sans oublier l’exposition aux ondes électromagnétiques classées par l’OMS comme « possiblement cancérogènes ». Pourquoi persister à ne pas traiter ces causes à la racine au lieu d’entretenir un dispendieux « complexe biomédical » avec ses « managers de l’industrie chimico-pharmaceutique » ?
La « valeur refuge » ultime, n’est-elle pas « l’humain » ? Mais il est déclaré obsolète et surnuméraire, soumis au traçage d’ores et déjà appliqué à la marchandise et au bétail pour satisfaire aux exigences d’un totalitarisme marchand d’autant plus insatiable qu’il se dématérialise pour mieux prendre le vivant dans sa « toile » : « Le contrôle est électronique et les mouchards sont numériques. L’extraction de la plus-value exige de soumettre l’humain comme le non-humain, la biosphère accaparée par l’injonction du monde marchand. »
Ainsi, « chaque forme d’Etat est animée par une logique de dépossession et de monopolisation : détruire les communs, imposer la souveraineté étatique, concentrer les savoirs et accaparer la solidarité ». Cette « triple alliance structurelle » (Etat, science et capitalisme) empêche toute vie publique de s’exercer en capacité partagée de décider de tout ce qui nous concerne…
Aussi, inutile de « chercher une issue là où il n’y en a pas (l’Etat) » ou d’envisager une chimérique technosolution - le capitalisme biotechnologique réduit les corps qu’il dépèce à une « surface d’intervention technologique », tout à sa frénésie du « vivant-machine ».
Alors que le corps « donne la mesure de ce qui est possible », son « alignement sur l’inerte fait qu’il n’est plus la mesure du monde ».
Certes, des pistes de réflexion existent : intégrer expérience sensible et raison concrète incarnée, enlever le monopole de la connaissance aux mathématiques, accorder une place au sens commun, à l’expérience et à la subjectivité qui étaient le propre des artisans, paysans et guérisseuses d’antan…
Pour l’heure, « le déferlement technologique et marchand sans fin requiert la dévalorisation du corps et de l’expérience sensible ». Aussi est-il urgent de cesser de nuire et d’oppresser – d’entrer en vie, pour de vrai, dans ce tout relié à tout…
Pour prétendre changer le monde, il faudrait commencer par connaître sa base vitale, à savoir son corps, pour ne pas abdiquer cet impératif d’humanité élémentaire face à l’injustifiable « droit » de prédation que certains s’octroieraient arbitrairement par une fabrique du vivant nous faisant sortir de l’espèce humaine comme du plus dense de la vie. Un refus ou un acquiescement peuvent-ils faire basculer des mondes ?

Fabrice Colomb, Le capitalisme cannibale – la mise en pièces du corps, l’échappée, 288 pages, 19 euros


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