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Sortir du recyclage, prendre la marge (2/3)

Sortir du recyclage, prendre la marge (2/3)

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Recyclage d’un World in progress


Dans l’épisode précédent, nous nous sommes attachés à prendre conscience que notre monde était sorti de l’Histoire. Cette post Histoire étant manifestée par la dissolution du mal dans le bien, la disparition des héros et le gavage de consommateurs ayant reçu la paix. Et pourtant, même hors de l’Histoire, il continue de se passer des choses. Il se passe même sans arrêt quelque chose. L’actualité nous assaille de toutes parts dans un rythme effréné provoquant même l’addiction chez l’homme vivant. Après avoir voulu enrichir le travail des ouvriers, voilà que l'on a intéressé les ploucs à l'avenir d’un monde qui n’en a plus. Après avoir rendu l'ouvrier complice de sa transformation en matière-première, après avoir obtenu son consentement, voilà que l'on permet à chacun de rentrer dans le virtuel, de devenir organe pensé par le système qui le nourrit. Cela parait paradoxal de s’intéresser à l’actualité au moment même où l’Histoire semble finie. Cela correspond simplement au glissement du rôle d’acteur vers celui de spectateur. Et chacun essaye de se convaincre qu’il s’agit de spectacle vivant. Chacun garant et gardien de l’illusion pour prolonger le confort. Car rien n’est plus désagréable que la prise de conscience de la mort de l’Histoire. Si tout le monde joue le jeu et s’intéresse à l’actualisation permanente du monde, c’est gagné. A n’orienter sa conscience que vers l’actualité, le factuel à incidence collective, l’âme perd irrémédiablement de sa substance. Si Mauvaise Nouvelle avait des S, si c’était au pluriel que c’était écrit, ce ne serait que le journal de 20h. MN refuse de jouer le jeu, MN est avant tout un lieu, le désir d’un lieu.

Finalement, cette agitation autour de l’actualité, cette impression d’être spectateur de changements en cours, est assez comparable au spectacle donné par les mouvements d’un cadavre relié à des électrodes. Quand le monde est sorti de l’Histoire, les médecins qui branchent les électrodes sont ces modernes nostalgiques d’eux-mêmes, de ce qu’ils ne seront jamais, adorateurs du progrès. Ce que nous apprenons n’est rien d’autre que la capacité de notre monde à se recycler en permanence, de se recomposer sur la base d’éléments déjà vécus, faire du neuf avec du vieux, raccommoder les plats sans volume à nous servir. Tous complices, puisque si nous sommes pensés par un cadavre, il n’y a aucune raison pour être nous-mêmes vivants. Dès lors, le recyclage est un spectacle où chacun prend sa part spontanément pour s’accrocher désespérément à une vie dont il n’est plus détenteur. Ils nous font entrer en recyclage global. L’actualité devient dans son ensemble un immense marronnier, pour reprendre le jargon des journaleux qui ressortent à chaque saison le débat sur le changement horaire, le festival de Cannes et Roland Garros bien sûr, mais également le conflit israélo-palestinien, la volonté des Américains d’intervenir militairement dans un coin du globe pour garantir quelques entrées d’argent, l’Afrique qui meurt, la Chine qui explose, l’Europe en crise économique, etc. La fin du monde nous obligeait à espérer l’éternité. Le recyclage nous permet d’accéder dès maintenant à la perpétuité. Petites ambitions d’un monde épuré de ses héros.

Il est relativement facile d’illustrer à quel point le recyclage est la logique que l’on retrouve dans toutes les sphères de la société planétaire. Le recyclage politique est évident, et particulièrement en France de Hollande. Régulièrement, on a pris l’habitude de réveiller l’esprit révolutionnaire, de le réactualiser, et de récupérer des éléments afin de ré-accommoder et resservir les mêmes plats, avec la même fougue toute fraîche. Jamais le sentiment d’être revenu sous certains aspects en 1793 n’a été aussi fort à l’époque post-moderne. Peillon se prend pour Robespierre, et Valls pour Fouché, (et moi, je me prends encore pour moi.) Si ce n’est par la vanité de certains politiques élus par la tourbe française, on pourrait retrouver cette réactualisation tantôt au conseil de l’Europe, tantôt à l’ONU, tantôt au Maghreb en quête d’une paix de consommateurs. Le conflit israélo-palestinien, ou plus exactement sa tentative de résolution dans le fameux processus de paix, serait bien sûr la tête de gondole du recyclage politique. Déjà vu. Revu, jamais corrigé. Le recyclage, une fois sorti de l’Histoire, nous empêche toute prise de distance vis-à-vis de l’actualité. La dépendance que nous avons vis-à-vis de ce qui se passe dans un monde qui s’agite comme une marionnette électrisée, nous ôte la possibilité d’analyser l’événement pour le dépasser. On reste figé, le nez dessus. L’exemple de la Révolution Française est assez pathologique, cette incapacité à faire un inventaire de l’événement, à reconnaître ce que tous les historiens ont révélé sur la façon qu’a eu cet événement de concentrer en miniature toutes les horreurs d’un humanisme du XXème siècle à l’efficacité exterminatoire jamais égalée.

Inutile de s’attaquer en profondeur au recyclage dans l’économie. Extrêmement lassant au regard du nombre de planètes que l’on est sensé consommer chaque année, avec le poids de la culpabilité sur les épaules. Si certains sont intéressés par les épluchures de patates, pas de problème, je donne gratuitement, sauf si cela contribue à l’extinction d’une race de rat bien sûr. Le recyclage économique fonctionne comme le culturel, il est un instrument visant à consolider la consommation, la rendre plus certaine. Le jeu de flèches vertes sur un paquet de céréales invite à continuer son geste d’achat avec juste un peu plus de fierté.

Dans le domaine culturel, le recyclage est encore plus évident et pathétique. Regardons la rentrée littéraire 2013 et ces petits nouveaux qui ressortent une ènième fois de plus toujours le même livre : Amélie Nothomb, Jean d’Ormesson, Eric-Emmanuel Schmidt. Il faut courir les acheter, ce sont des produits sûr, on est certain d’y lire ce que l’on a déjà lu. Même les premiers romans des petits nouveaux auteurs se ressemblent étrangement chaque année. C’est juste que le livre imite sans plus se cacher les sorties musicales, et cinématographiques. C’est de la variété à la place de la culture tout comme on trouve de l’actualité à la place du fil de l’Histoire. Le plus triste bien sûr, c’est le recyclage de l’artiste lui-même. On a dit que la sortie de l’Histoire s’accompagnait de la disparition des héros, il n’est dès lors pas étonnant qu’aucun artiste ne cherche à prendre des risques en ne re-livrant pas toujours la même chose. Puisque ceux qui ne créent pas finissent toujours par offrir un remake aux consommateurs, autant se plagier soi même. La logique de la mode, l’être même de la mode est devenu le standard de toute création, de tout agir. Rien d’étonnant que les éditeurs se disputent les auteurs comme des joueurs de foot d’un grand mercato germanopratin. Dans un monde du recyclage, on institue que tout est pénurie. Et on met la pensée et la beauté au même rang que le pétrole qui s’épuise un peu plus chaque année.

Ce monde en recyclage, ce monde en remake perpétuel, dans l’après Histoire, ressemble à ce que les artistes contemporains ont appelé, par flemme de finir un jour un job, Work in progress. Comme ces magasins qui refont peau neuve tous les trois ans afin d’appâter les consommateurs, notre monde fait du neuf avec du vieux pour nous convaincre d’y demeurer. Notre World in progress est en fin de compte un monde qui tourne sur lui-même, se bouffe la queue. Et comme disait Muray : « Quand tout est terminé, il faut bien s’enfiler ». Aujourd’hui on s’enfile tout seul dans un ultime et pathétique théâtre de la dissolution de l’individu, dans un tout qui pensera pour lui, en lui ayant conféré les sensations de la liberté. Si nous recyclons le politique, le culturel, et tout bien, ce n’est pas pour sauver une ou deux planètes, c’est dans le but de partager ce qui est censé et doit devenir rare : le fruit de la création humaine. Amis consommateurs, nous sommes donc dans l’œil du cyclone, en tourbillon affolé avec la peur d’en sortir étant donné la vitesse du grand tout en mouvement. Et ce l’on nous murmure aux oreilles semble être finalement un commandement relooké : Tu adoreras la matière comme toi même.

Face à ce constat, la volonté de résister, de sortir du tourbillon est manifeste de l’aventurier de la pensée. La résistance n’est pas exempte de piège. Le prochain épisode sera consacré à ce pêché de réactionnaire qu’est le refus de participer, en attendant notre épilogue comme appel à prendre la marge.

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