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Poétique et prophétie discrète de la Légende : l’art de Goudji

Poétique et prophétie discrète de la Légende : l’art de Goudji

Par  

« Tout homme est une histoire sacrée. » Et :« Tous les pays qui n'ont pas de légende/ Seront condamnés à mourir de froid… » Patrice de La Tour du Pin.

C’est à Nice, il y a déjà longtemps, sous un ciel couleur de galet plombé et comme pincé dans la danse de nuages mous portés par un air mal noté de mer égarée, celle-ci plissée et comme gelée elle aussi, un entre-deux du jour où le sel pointait si peu sous le nez, que j’ai pu le découvrir. C’est finalement si peu de dire qu’il m’a coupé le souffle avant de me le rendre. En me laissant les yeux écarquillés, en plein soleil curieux, et comme si j'étais soudain un être neuf, baignant dans l’émerveillement le plus tonique qui soit. Cet homme-là, qui faisait songer à mille légendes anciennes en les retrouvant, en les travaillant, en les accueillant et en les provoquant à partir du cuivre d’abord, avant de s’affronter à diverses matières vives et riches, et à tant de manières de dompter noblement et d’ajuster la pierre, la lumière et l’or et les ombres, cet esprit princier a eu humainement deux naissances. (Qui est-ce ? Un peu de patience) … L’une porte le timbre sévère de l’an 1941, dans la lointaine Géorgie. C’était au temps de Staline ; l’autre, survenue en 1974, qui fut beaucoup plus libre et comme délivrée des glaces, des menaces et du givre des idées mortes et de mort, est datable de la France – désormais assez lointaine de nous aussi, d’ailleurs – de Georges Pompidou. Ce vivant inspiré, c’est Goudji. Ce créateur à la grande énergie physique a échappé à la politique, il s’est échappé des guerres mondiales ou froides pour bâtir, je crois, ce qu’il me semble convenable et correct, exact et décent d’appeler une poétique de la Légende.

On a peut-être trop peu de patience en France, de nos jours pâlis ou lourds, pour savoir profiter du charme fruité et des couleurs et des jeux des lumières intenses ou fines des légendes. Ainsi, lit-on encore pour ce prix des légendes des poètes tels que Saint-John Perse ou Patrice de La Tour du Pin? On peut craindre que non. C’est pourtant dans cet élan de curiosité, dans cette poésie ancrée et ancienne, dans cette vie permanente et racinée, dans cette lumière insulaire à la fois violente et brusque dans ses adoucissements les plus rapides qu’il faut regarder et placer l’œuvre minérale et dorée de Goudji, le magicien tranquille, qui sait ce que signifie à vif – et ce qu’approfondit la noblesse du travail bien fait.

Je suis convaincu que les seules richesses d’un homme et que les seules formes de la pleine vérité d’un être (de ce qui en est la réalité ou la densité non pas brutalement palpable mais la quête effleurée, pudique et marquée par la douceur et le respect) ne tiennent que par la réalité inscrite dans la curiosité de son regard et dans la pureté, rugueuse ou souple, prudente ou attendrie, attentive ou convaincue, dans la présence réelle et belle et naïve, dans l'innocence enfin de ses gestes.

En somme, Goudji, lorsqu’il conçoit, sculpte, affine, et déclare la vie accomplie d’un objet offre un univers et un monde à contempler. Accomplie, ou débutante, seulement. En tous les cas : visible autant qu’esquissant probablement et sérieusement, gravement et en beauté certaine : l’invisible. Bien des croisements, bien des destins, bien des mots se mélangent avec ardeur une joie active dans la part matérielle et spirituelle de paix, mais il ne s’agit pas d’une sorte de désordre des langues et du langage ; rien d’une tour de Babel contemporaine, chez Goudji.

Avec sa vivacité géorgienne, qui est dansante et grave dans le mouvement fixé, comme cloisonné et saisi, monté en pierre ou en or, allumé dans l’éclat d’argent, ennobli dans le silence retrouvé et par les bruits de l’ordre, de la patience de chaque geste, avec la rigueur d’atelier d’un orfèvre et d’un maître-ouvrier, d’un sage ironique et qui jette de la lumière partout autour de lui, et par ses œuvres précises et passionnées, avec son sens de la magie et de la rhétorique et de la puissance grecque et arménienne, à quoi Goudji invite-t-il ? A ne pas hésiter devant le monde. A être mélancolique, mais dans la lumière ; à ne point céder au poids décourageant des tragédies. A toujours avancer. A échapper aux Turcs permanents, aux Barbares constants, à la violence des temps immémoriaux et comme à réchapper aussi à toutes les horreurs trop coupantes, courantes et si durables, à trouver un refuge de foi, de charité, de solidité et de Beauté.

Dans nos temps sans merci aucune, dans notre cruelle époque d’indifférences cinglantes, Goudji reste une référence d’habileté, de fier artisan soucieux, offrant image du vrai, nécessité du calme et de la franchise, et puis aussi : affirmant une conviction de la grandeur, d’un sourire teinté de gravité : il continue doucement à changer nos perspectives, à affirmer de la noblesse et la confiance dans la Beauté. Dans la grandeur de l’Homme, grandeur du monde, grandeur des paysages. Et aussi à dire l’évidence, je crois, de la noblesse du Ciel.

Il y a chez ce créateur immense et chez cet homme modeste quelque chose que de loin j’admire, et qui est plus qu’une impression, puisqu’elle a été à chaque fois confirmée quand j’ai pu voir une œuvre de lui, qu’elle soit toute incarnée dans la douceur ou comme soulevée par une force qui remplit d’étonnement. Et de plaisir et de joie. De joie surprenante, surnaturelle, presque : bernanosienne… Cette étrangeté à définir, cette chose permanente, c’est une forme de grâce et de fougue qui nous plonge aussi dans la rigueur de l’objet, mais sans qu’il y perde d’innocence et de vertu, qui nous invite et nous écarquille sans fièvre absurde, avec élégance et éloquence secrète dans une rigidité acquise ou retaillée. C’est une féérie légendaire et joyeuse, mais c’est aussi la vérité profonde d’un enthousiasme, le fruit et la chaleur d’une action voulue, et qui est passée depuis la main patiente et presque de pianiste austère jusque dans les blocs variés, jusque dans les équilibres trouvés enfin de la matière travaillée, et c’est une grâce qui équivaut à la plus belle des histoires, dont la vérité dépasse la légende mais demeure poétique et absolue : quand Goudji crée et sculpte, quand il fixe son regard puis ses mains habiles entre la matière noble qu’il remue et active puis arrête et le monde qu’il habite encore et si heureusement, ce n’est pas seulement du concret qu’il donne. Ce n’est pas une matérialité froide qu’il réalise et qu’il dégage par ses talents pour lui offrir forme.

Ce qu’il accomplit, c’est la fable éternelle du monde renouvelé, c’est l’étonnement des apôtres : sa flamme me convainc que l’épisode du don des langues, des langues de feu donnant vie et faisant bientôt voyager l’Évangile par les actes des hommes choisis, c’est bien une réalité vécue, intemporelle, durable. Et dont nous avons toujours besoin. A sa façon étrange et passionnée, mesurée, précise et valeureuse, Goudji, c’est un sculpteur de la charité, c’est le décorateur de l’Espérance. C’est un apôtre ou un disciple à double naissance. Mais qui a un seul, grand, beau, riche et lumineux message ! Celui d’une parole donnée, statufiée ou gravée, dans une orfèvrerie chaleureuse qui palpite et qui réchauffe la vie que nous traversons. C’est quelque chose de fabuleux que d’avoir une telle forme de création à contempler – et qui offre tant de lumière et de flamme pour franchir la grisaille, pour vaincre les nuées. La création de chaque objet par Goudji, c’est la réaffirmation d’un principe de ferveur et de vie : tout ce qui porte commencement et durée s’appelle le Verbe, et rien ne l’arrête jamais.

Tout l’art de Goudji me semble inscrire et protéger le Verbe mais aussi le visage iconique de tout être vivant dans la pierre, porter vie, ferveur et souci de la belle vérité dans toute la matière qu’il dompte, fait brusquement chanter et fait vibrer, dans tout ce qu’il enlumine ; et il me semble qu’il accomplit cela avec évidence mais sans abus aucun d’autorité. « Heureux les Pacifiques ! » serait assurément sa devise, à graver sur son médaillon.

C’est, décidément, je le sais depuis longtemps, un véritable et paisible enchanteur du Sacré et un net éclaireur du monde. Un prophète poétique et presque secret, discret et serein de la Légende. Une philosophie libre et nullement trompeuse, hors de la caverne. En poète, aussi bien : comme Baudelaire qui nous prévenait avec clarté de notre plus vif et grave besoin : « Que toute modernité soit digne de devenir antiquité. » Avec grâce, charme, joie et plénitude de la Beauté recréée parfois difficilement dans ce temps que nous traversons tous… En passagers refusant d'être des victimes. Le courage dans l'art reste une urgence autant qu'une force et un souci. Une forme de confiance, un plongeon souriant et un élan éternel. L’art et le courage, deux actes de foi. Voilà tout…


Lionel Borla, artiste peintre
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