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Les super-héros et la mort

Les super-héros et la mort

Par  
Propos recueillis par Maximilien Friche

Héros et Thanatos, essai d’Aurélien Lemant, chez Fage éd.

« Ainsi les super-héros ne coupent-ils ni au processus alchimique de naissance-mort-transmutation ni à la doctrine du Karma, et leurs familles ne sont pas plus dispensées de l'épreuve du deuil que nous le sommes. Les super-héros et super-héroïnes sont les ajustements plastiques, artistiques, pour notre modernité, avec les techniques et moyens de diffusion disponibles, de nos mythologies antérieures. »

MF : Très cher Aurélien, s’il fallait une image pour vous représenter je prendrais un superman à genoux devant la poétesse, lunettes noires de Dantec sur le nez. Synthèse impossible ? Synthèse disjonctive ? Aujourd’hui il faut que le poète me parle des super-héros et de leur rapport à la mort. Après avoir lu toute la philo que Baptiste Rappin tira de Ken le survivant, je peux recevoir toutes les leçons métaphysiques qu’Aurélien tire de Spider-Man ou Wonder Woman. Aurélien, je sais que ma première question ne va pas vous plaire, mais voilà… pourquoi aller piocher dans ce que j’appelle la sous-culture, ce que nous pouvons aisément trouver dans la mythologie ?

AL : Non seulement la question ne me plaît pas, mon cher Maximilien, mais elle me met en colère ! Ainsi, nous n’aurions pas besoin d’écouter les Beatles parce que nous avons entendu Haendel ? Pourquoi lire Friche ou Lemant, puisque nous avons la Bible ? Je ne vois toujours pas, mes lunettes noires de Dantec sur le nez, la différence qualitative qu’il peut y avoir en termes d’usage entre sous-cultures, cultures de niche, contre-cultures, pop culture et culture académique, étant donné que c’est l’usager qui est le seul exact différentiel. C’est lui, c’est elle, le lecteur, la chercheuse, qui crée la différence. Par son usage précisément. Si vous lisez la Torah en français par exemple, vous passez à côté du message, et surtout de l’outil. Vous ne manquez pas tout, mais vous surfez sur l’essentiel, vous n’en percevez que des bribes, des résumés, amputés et orientés. C’est une cruelle redécouverte à chaque fois qu’on y pense, cette ignorance presque totale du sens authentique de la lettre, n’est-ce pas ? Il m’apparaît depuis longtemps que les cultures populaires sont conscientes de cette amputation, et que leur rôle est, à travers les comics, le rock’n’roll ou le tarot de Marseille parmi cent mille expressions artistiques, de déclencher le signal, provoquer l’intuition, ranimer les traditions, provoquer la notion de ce manque. Inciter à lire pour chercher, parfois trouver, la piste qui conduit chacun à sa propre quête de la Connaissance et de l’Amour, qui ne font et ne sont qu’un, et mènent à la source. Les super-héros, avec autant d’efficacité que de discrétion – efficacité par leur forme et leur format, discrétion dans leur ésotérisme – sont les héritiers et les messagers de la source. En clair, je ne vais donc pas m’arrêter de lire Spider-Man et d’en proposer la lecture aux écoliers comme aux retraités. Spider-Man qui en outre a le double mérite de recoller les mythologies et folklores de diverses populations, les croyances de diverses époques, et de les réactiver face à cette nouvelle donnée que ne craint aucun symbole : le présent.

MF : La mort apparait comme l’acte de naissance des super-héros dans votre essai. Comme s’il y avait un lien de causalité entre la mort et leur destin hors norme. Elle semble également être un lieu de pèlerinage, où ils viennent se ressourcer, c’est-à-dire redonner du sens à leur vocation. Pouvez-vous expliquer ça ?

AL : Dès l’origine, mon éditeur Nicolas Delestre, en me passant commande de Héros et Thanatos, est parti sur l’idée que Superman, Batman ou Spider-Man, ces « supersonnages », comme je les appelle, sont nés à l’héroïsme via un trauma lié à la mort de leurs parents. En effet, Superman est l’enfant rescapé de toute une planète et de sa civilisation, atomisées par l’explosion d’un soleil, c’est un bébé envoyé sur Terre, où ses capacités physiques sont plus que décuplées grâce à la réaction de ses cellules aliens à notre environnement. L’identité héroïque « Superman » jaillit du désir de cet extraterrestre de protéger la planète qui l’a recueilli comme un des siens malgré son ascendance et sa provenance exogènes. Batman assiste au brutal assassinat de ses père et mère en pleine rue alors qu’il n’a que 8 ans. C’est autant pour les venger que pour empêcher d’autres innocents de subir ce terrible sort que surgit ce justicier costumé, qui n’a même pas de super-pouvoir à proprement parler. Idem pour Spider-Man, qui aurait pu prévenir l’homicide de son oncle et père de substitution (ses parents sont également décédés, quoique dans un accident d’avion), et choisit après coup de dédier sa vie et ses facultés surnaturelles au combat contre le crime pour se pardonner à lui-même d’avoir laissé faire. J’ai donc arpenté, pour tenter de les éclairer, les motivations traumatiques et parfois morbides des super-héros en étudiant tous les rapports qu’ils pouvaient avoir à la Camarde (disparitions d’amis, d’un mari ou d’une fiancée, d’un pupille, d’une ethnie, et ainsi de suite jusqu’à l’Holocauste) mais pas sous le seul angle de la psychosociologie. Symbolique, ésotérisme, occultisme, voire – donc politique au bout du compte même si nous invoquons ici la politique de la fosse et du ciel – m’ont servi de lanternes tout au long du périple, pour tâcher d’analyser la relation qu’entretient chaque super-héros à la mort, donc à la survie. La sienne, celle d’un proche, d’une population ou d’une culture. Dans Héros et Thanatos, avec Captain Marvel j’aborde ainsi la numérologie du nombre 13 et de l’Arcane sans nom du tarot, avec son squelette et sa faux, Spider-Man me donne la possibilité de réfléchir son « supersonnage » dans la perspective du vaudou haïtien, Captain America m’entraîne dans la tradition maçonnique, Darkseid et son équation d’anti-vie me permettent de revenir sur les recherches occultes demandées par Hitler au NSDAP et de citer George Steiner, Iron Man nous emmène visiter la Rome antique et ses rites funéraires puis l’Egypte ancienne et son Livre des morts, etcetera. Le pèlerinage auquel vous faites référence est autant le mien le temps de la rédaction de cet essai, que celui auquel nous invitent les héros dans leurs aventures. C’est un recueillement face à toutes nos approches humaines de la mort et de son après.

MF : Peut-on dire que la mort est la raison d’être des super-héros ? Qu’elle est presque le véritable ennemi à abattre ?

AL : Les super-héros sont souvent des transhumains, donc des humains augmentés, mais ils ne sont pas forcément des transhumanistes. Ils veulent moins abolir la mort – phénomène naturel et irréversible qui assure le renouvellement de la vie et la naissance de nouveaux-venus – que rendre évitable une mort inique, violente, injustement douloureuse ou prématurée. C’est pourquoi ils interviennent dès qu’ils le peuvent pour sauver un individu, une collectivité, une société, que ce soit du meurtre ou de l’accident, du cataclysme ou de l’attentat. En ce sens, ils sont des médecins de l’âme. C’est ainsi moins la mort que le mal qui est la raison d’être des super-héros. Le mal est contraire à la morale en même temps qu’il la soulève et la rend nécessaire, tandis que la mort se tient au-delà de ces questions. Le super-héros est très concret, il se bat dans l’ici et maintenant, pas dans un au-delà, et encore moins dans un « par-delà le bien et le mal » nietzschéen.

MF : Les super-héros, par définition ont des superpouvoirs qui sont pour la plupart incorporés à leur être et non accessoires. Ils sont symbolisés par leur costume, collés sur eux comme une deuxième peau. Renoncer à cette seconde peau reviendrait à les écorcher vif. C’est leur croix ? Leur costume ne finit-il pas par les priver de corps ? Derrière tout ce carnaval y a-t-il encore un être ?

AL : L’être, chez un super-héros, c’est la figure socio-professionnelle qui réapparaît dès que le masque est retiré : Clark Kent, Diana Prince, Matt Murdoch et consorts. Le super-héros est une fonction méta-sociale et métapolitique qui table sur l’agir, plus du tout sur l’être ou l’avoir. Plus exactement, être autre chose devient plus important que la comédie du moi. « Être quelqu’un » est de toute façon moins essentiel que « faire quelque chose » pour les autres, ou avec les autres. Sinon, les super-héros ne se cacheraient pas derrière un masque et un pseudonyme. La plupart de ces personnages sont des quidams dans le civil (Bob Parr des Indestructibles), ou des bonshommes peu considérés (Peter Parker), voire critiqués (Bruce Wayne).

MF : Les super-héros ont donc revêtu l’homme nouveau, ils ont une espèce de corps glorieux d’avant la parousie. S’ils ressuscitent au gré des facéties des auteurs, mourront à nouveau, comme Lazare… Est-ce une douleur supplémentaire de se savoir mortel quand on est tout-puissant ? Jean d’Ormesson disait : « La naissance est le lieu de l'inégalité. L'égalité prend sa revanche avec l'approche de la mort ». Comment nos super-héros vivent-ils cet égalitarisme dans la mort ?

AL : Comme nous. Dans l’angoisse comme le soldat ou le pompier, dans la souffrance comme le veuf ou l’orpheline, avec résignation comme le condamné et sagesse comme le vieillard. Un super-héros, une super-héroïne, c’est moi avec une cape et un nom de guerre. Leur humanité nous apparaît tout entière dans l’idée que leur toute-puissance, absolue ou relative, ne change rien à cette donnée : ils mourront, c’est ainsi. Or, c’est bien parce qu’ils mourront qu’ils doivent vivre le mieux possible, c’est-à-dire, puisque ce sont des gens avant d’être des héros, agir au maximum de leur potentialité pour pouvoir dire de chaque moment, comme le préconise Nietzsche, que ce moment est le meilleur. Une vie sans regret, c’est une mort réussie.  C’est là l’un des seuls liens tangibles avec le concept nietzschéen du surhomme.

MF : Toutes les histoires de super-héros montrent une coévolution du bien et du mal. Plus le super-héros est fort, plus ses ennemis sont forts. On pourrait même croire que la présence du super-héros engendre celle des méchants. Cela préfigure évidemment une sorte de combat céleste entre anges et démons. Les super-héros peuvent-ils être tentés de mourir pour achever ce combat qui convoque trop de forces du mal ?

AL : Vous évoquez ici la question inéluctable du suicide. Agir en héros est suicidaire. Mais certainement pas par mépris de la vie, au contraire, puisque le super-héros tient généralement pour crucial le salut d’autrui et ne se maintient en vie lui-même et donc en activité que pour continuer à protéger ce tiers. Le super-héros va donc plutôt avoir recours au sacrifice, ce qui lui permet d’emporter son ennemi dans sa propre chute ou de secourir quelqu’un de promis à la mort. C’est le cas de Supergirl, qui sauve in extremis son cousin Superman du vilain ultime, et y laisse sa peau. Le surhomme est-il pour autant responsable de l’apparition de son double maléfique ? Il peut jouer un rôle dans cette apparition, ce qui semble être le cas de Batman qui, en s’offrant comme une réponse à la maffia et à la délinquance, suscite après lui l’arrivée d’innombrables antagonistes pourvus de spécificités paranormales ou d’arsenaux léthaux, comme pour égaler l’homme-chauve-souris puis le dépasser dans une surenchère mimétique, à laquelle Batman ne peut que tenter de répondre en retour à grand renfort de technologie, stratégie, coéquipiers et compagnie, dans une course sans fin. Comme le héros se rend là où l’appelle le monstre (dans la gueule du loup), le monstre se nourrit de cet afflux d’énergie généré par la survenue du héros, sa présence radieuse. Le héros de bande dessinée préexiste presque toujours à son ennemi juré (je vous donne à titre indicatif un contre-exemple ancré dans notre réalité : Captain America, inventé pour affronter sur le papier Adolf Hitler et les nazis). Mais le héros ne préexiste pas à cet autre état de fait : il y a toujours eu un mal, quelle qu’en soit la genèse, qui était déjà là avant ce héros et l’a suscité ou encouragé, même de manière préventive. Quand se manifestent un dictateur, un esclavagiste, un gourou, un maniaque, un terroriste, donc des (super-)vilains, nous sommes dans l’obligation d’agir. Et comme l’immense majorité d’entre nous attend de voir ce qui va se passer et laisse à un tiers le soin de commettre le premier mouvement de résistance avant d’éventuellement enfin se décider, il faut que quelqu’un s’élève. Ce peut être fatal, mais le sacrifice est le lot des héroïnes et des héros, puisque chacun de leurs actes, hérités de rituels millénaires érigés en arts de guérir ou de combattre, est un geste sacré, que la bande dessinée reproduit comme des runes ou des mudras, dans un grand yoga imprimé. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des super-héros ne tuent jamais personne, même les pires salauds. Ne pas mourir tout de suite, tel est le mot de passe héroïque.


Super-héros : questions de vies ou de morts
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